38852.fb2 Le pendule de Foucault - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 18

Le pendule de Foucault - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 18

– 9 –

Dans la main droite, elle serrait une trompette d'or.

Johann Valentin ANDREAE, Die Chymische Hochzeit des Christian Rosencreutz, Strassburg, Zetezner, 1616, 1.

Je trouve dans ce file la mention d'une trompette. Avant-hier, dans le périscope, je ne savais pas encore combien c'était important. Je n'avais qu'une référence, fort pâle et marginale.

Au cours des longs après-midi aux éditions Garamond, Belbo, accablé par un manuscrit, levait parfois les yeux des feuillets et cherchait à me distraire moi aussi, qui pouvais être en train de mettre en page sur la table d'en face de vieilles gravures de l'Exposition universelle, et il se laissait aller à quelque nouvelle évocation – prenant soin de faire tomber le rideau, à peine il soupçonnait que je le prenais trop au sérieux. Il évoquait son propre passé, mais seulement à titre d'exemplum, pour châtier une vanité quelconque. « Je me demande vers quelle fin nous allons, avait-il dit un jour.

– Vous parlez du déclin de l'Occident ?

– Il décline ? Après tout c'est son métier, qu'en dites-vous ? Non, je parlais de ces gens qui écrivent. Troisième manuscrit en une semaine, un sur le droit byzantin, un sur le Finis Austriae et le troisième sur les sonnets de Baffo. Ce sont des choses bien différentes, ne dirait-on pas ?

– On dirait.

– Bien, l'auriez-vous dit que dans tous les trois apparaissent à un certain point le Désir et l'Objet d'Amour ? C'est une mode. Je le comprends encore pour Baffo l'érotique, mais le droit byzantin...

– Jetez donc au panier.

– Mais non, ce sont des travaux déjà complètement financés par le CNR, et puis ils ne sont pas mal. Tout au plus j'appelle ces trois-là et je leur demande s'ils peuvent faire sauter ces lignes. Ils ont l'air malin eux aussi.

– Et quel peut être l'objet d'amour dans le droit byzantin ?

– Oh, il y a toujours moyen de le faire entrer. Naturellement si dans le droit byzantin il y avait un objet d'amour, ce n'est pas celui que dit le type. Ce n'est jamais celui-là.

– Celui-là lequel ?

– Celui qu'on croit. Une fois, je devais avoir cinq ou six ans, j'ai rêvé que j'avais une trompette. Dorée. Vous savez, un de ces rêves où l'on sent couler le miel dans ses veines, une sorte de pollution nocturne, comme peut en avoir un impubère. Je ne crois pas avoir jamais été aussi heureux que dans ce rêve. Jamais plus. Au réveil, naturellement je me suis aperçu qu'il n'y avait pas de trompette et je me suis mis à pleurer comme un veau. J'ai pleuré toute la journée. Vrai, ce monde de l'avant-guerre, ce devait être en 38, était un monde pauvre. Aujourd'hui, si j'avais un fils et que je le voyais aussi désespéré je lui dirais allons, je t'achète une trompette – il s'agissait d'un jouet, il ne devait pas coûter une fortune. Ça n'a même pas effleuré l'esprit de mes parents. Dépenser, à l'époque, était une chose sérieuse. Et c'était une chose sérieuse que d'éduquer les gamins à ne pas avoir tout ce qu'on veut. Je n'aime pas la soupe au chou, disais-je – et c'était vrai, mon Dieu, les choux dans la soupe me dégoûtaient. Ils ne disaient pas d'accord, pensez-vous, pour aujourd'hui tu sautes la soupe et tu ne prends que le plat de résistance (nous n'étions pas pauvres, nous avions entrée, plat principal et fruit). Nenni monsieur, on mange ce qu'il y a sur la table. Comme solution de compromis, grand-mère se mettait plutôt à enlever les petits choux de mon assiette, un par un, vermisseau par vermisseau, bavochure par bavochure, et il me fallait alors manger la soupe épurée, plus dégueulasse qu'avant, et c'était déjà une concession que mon père désapprouvait.

– Mais la trompette ? »

Il m'avait regardé, hésitant : « Pourquoi la trompette vous intéresse-t-elle tant ?

– Moi, non. C'est vous qui m'avez parlé de trompette à propos de l'objet d'amour qui à la fin n'est pas le bon...

– La trompette... Ce soir-là devaient arriver mon oncle et ma tante de ***, ils n'avaient pas d'enfant et j'étais leur neveu préféré. Ils me voient pleurer sur ce fantôme de trompette et disent qu'ils vont tout arranger, eux, le lendemain nous irions au Monoprix où il y avait tout un présentoir de jouets, une merveille, et j'y trouverais la trompette que je voulais. J'ai passé la nuit sans dormir, et j'ai piaffé toute la matinée suivante. L'après-midi nous allons au Monoprix, et il y avait au moins trois types de trompettes, ce devaient être des bricoles en fer-blanc mais qui à moi me semblaient des cuivres dignes d'une fosse d'orchestre. Il y avait un cornet militaire, un trombone à coulisse et une pseudo-trompette, parce qu'elle avait une embouchure et qu'elle était en or tout en étant munie des touches du saxophone. Je ne savais laquelle choisir et j'y ai mis peut-être trop de temps. Je les voulais toutes et j'ai donné l'impression de n'en vouloir aucune. Pendant ce temps je crois que mon oncle et ma tante avaient regardé les étiquettes des prix. Ils n'étaient pas radins, mais j'ai eu l'impression qu'ils trouvaient moins chère une clarinette en bakélite, toute noire, avec des clefs en argent. " Tu n'aimerais pas plutôt celle-ci ? " m'ont-ils demandé. Je l'ai essayée, elle bêlait de manière raisonnable, je faisais tout pour me convaincre qu'elle était très belle, mais en vérité je me prenais à penser que si mon oncle et ma tante voulaient que je choisisse la clarinette, c'était parce qu'elle coûtait moins cher, la trompette devait valoir les yeux de la tête et je ne pouvais pas leur imposer ce sacrifice. On m'avait toujours appris que quand on t'offre une chose qui te plaît tu dois aussitôt dire non merci, et pas qu'une fois, ne pas dire non merci et tendre tout de suite la main, mais attendre que le donateur insiste, qu'il dise je t'en prie. Alors seulement l'enfant bien élevé cède. Ainsi j'ai dit que je ne savais pas si je voulais la trompette, que peut-être la clarinette serait aussi bien, si eux préféraient. Et je les observais par en dessous, espérant qu'ils insisteraient. Ils n'ont pas insisté, Dieu ait leur âme. Ils furent très heureux de m'acheter la clarinette, vu – dirent-ils – que je la préférais. Il était trop tard pour revenir en arrière. J'ai eu ma clarinette. »

Il m'avait regardé avec soupçon : « Vous voulez savoir si j'ai encore rêvé à la trompette ?

– Non, dis-je, je veux savoir quel était l'objet d'amour.

– Ah, dit-il en se remettant à feuilleter le manuscrit, voyez-vous, vous aussi vous êtes obsédé par cet objet d'amour. Ces histoires on peut les manipuler comme on veut. Ma foi... Et si en fin de compte j'avais eu ma trompette? Aurais-je été vraiment heureux? Qu'en dites-vous, Casaubon ?

– Vous auriez sans doute rêvé à la clarinette.

– Non, avait-il conclu d'un ton sec. La clarinette, je l'ai seulement eue. Je ne crois pas en avoir jamais touché les clefs.

– Les clefs du songe ou les clefs du son ?

– Du son », dit-il en scandant les mots et, je ne sais pourquoi, j'eus l'impression d'être un petit plaisantin.