38852.fb2 Le pendule de Foucault - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 50

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Chevalier des Planisphères, Prince du Zodiaque, Sublime Philosophe Hermétique, Suprême Commandeur des Astres, Sublime Pontife d'Isis, Prince de la Colline Sacrée, Philosophe de Samothrace, Titan du Caucase, Enfant de la Lyre d'Or, Chevalier du Vrai Phénix, Chevalier du Sphinx, Sublime Sage du Labyrinthe, Prince Brahmane, Mystique Gardien du Sanctuaire, Grand Architecte de la Tour Mystérieuse, Sublime Prince de la Courtine Sacrée, Interprète des Hiéroglyphes, Docteur Orphique, Gardien des Trois Feux, Gardien du Nom Incommunicable, Sublime Œdipe des Grands Secrets, Pasteur Aimé de l'Oasis des Mystères, Docteur du Feu Sacré, Chevalier du Triangle Lumineux.

Grades du Rite Antique et Primitif de Memphis-Misraïm.

Manuzio était une maison d'édition par ACA.

Un ACA, dans le jargon Manuzio, était – mais pourquoi est-ce que j'utilise l'imparfait? les ACA existent encore, là-bas tout continue comme si de rien n'était, c'est moi qui désormais projette tout dans un passé terriblement antérieur, car ce qui est arrivé l'autre soir a marqué comme une déchirure dans le temps, dans la nef de Saint-Martin-des-Champs l'ordre des siècles a été bouleversé... ou peut-être est-ce parce que tout d'un coup, depuis l'autre soir, j'ai vieilli de plusieurs décennies, ou que la crainte qu'Eux me rejoignent me fait parler comme si désormais j'établissais la chronique d'un empire écroulé, allongé dans le balneum, les veines coupées, en attendant de me noyer dans mon sang...

Un ACA est un Auteur à Compte d'Auteur et Manuzio est une de ces entreprises que, dans les pays anglo-saxons, on appelle « vanity press ». Chiffre d'affaires très élevé, dépenses de gestion nulles. Garamond, madame Grazia, le comptable dit aussi directeur administratif dans le cagibi du fond, et Luciano, l'expéditionnaire mutilé, dans le vaste magasin du sous-sol.

« Je n'ai jamais compris comment Luciano réussit à empaqueter les livres avec un seul bras, m'avait dit Belbo, je crois qu'il s'aide de ses dents. D'ailleurs, il n'empaquette pas grand-chose : les expéditionnaires des maisons d'édition normales expédient des livres aux libraires alors que Luciano n'expédie des livres qu'aux auteurs. Les éditions Manuzio ne s'intéressent pas aux lecteurs... L'important, dit monsieur Garamond, c'est que les auteurs ne nous trahissent pas, sans lecteurs on peut survivre. »

Belbo admirait monsieur Garamond. Il le voyait investi d'une force qui lui avait été refusée à lui.

Le système Manuzio était très simple. Peu d'annonces dans les quotidiens locaux, les revues professionnelles, les publications littéraires de province, surtout celles qui ne durent que quelques numéros. Des espaces publicitaires de moyenne grandeur, avec photo de l'auteur et deux ou trois lignes incisives : « une très haute voix de notre poésie », ou bien « la nouvelle gageure romanesque de l'auteur de Floriana et ses sœurs ».

« C'est alors que le filet est tendu, expliquait Belbo, et les ACA y tombent par grappes, si dans un filet on peut tomber par grappes, mais la métaphore incongrue est typique des auteurs de Manuzio et j'en ai pris la coquetterie, excusez-moi.

– Et puis ?

– Prenez le cas de De Gubernatis. Dans un mois, tandis que déjà notre retraité macère dans l'anxiété, un coup de fil de monsieur Garamond l'invite à dîner avec quelques écrivains. Rendez-vous dans un restaurant russe, très fermé, sans enseigne à l'extérieur : on appuie sur une sonnette et on dit son nom à un judas. Intérieur luxueux, lumières diffuses, musiques slaves. Garamond serre la main au chef, tutoie les serveurs et renvoie les bouteilles parce que l'année ne le convainc pas, ou bien il dit excuse-moi mon cher, mais ce n'est pas là le varénikis qu'on mange en Lituanie. De Gubernatis est présenté au commissaire X, tous les services aéroportuaires sous son contrôle, mais surtout l'inventeur, l'apôtre du Cosmorant, le langage pour la paix universelle, dont on discute à l'Unesco. Puis le professeur Y, fort tempérament de narrateur, prix Petruzzellis della Gattina 1980, mais aussi un astre de la science médicale. Combien d'années a enseigné le professeur ? Autres temps, alors oui, les études étaient une chose sérieuse. Et notre exquise poétesse, l'aimable Odolinda Mezzofanti Sassabetti, l'auteur de Chastes palpitations, que vous avez dû lire, bien sûr. »

Belbo me confia qu'il s'était longtemps demandé pourquoi tous les ACA de sexe féminin signaient avec deux patronymes, Lauretta Solimeni Calcanti, Dora Ardenzi Fiamma, Carolina Pastorelli Cefalù. Pourquoi les femmes écrivains importantes ont un seul patronyme sauf Ivy Compton-Burnett, et certaines pas même un patronyme, comme Colette, et une ACA s'appelle Odolinda Mezzofanti Sassabetti ? Parce qu'un véritable écrivain écrit par amour de son œuvre, et peu lui importe d'être connu sous un pseudonyme, voir Nerval, tandis qu'un ACA veut être reconnu par ses voisins, par les habitants de son quartier, et du quartier où il habitait avant. A l'homme, son nom suffit ; pas à la femme parce qu'il y a ceux qui la connaissent sous son nom de jeune fille et ceux qui la connaissent en tant que femme mariée. C'est pour cela qu'elle utilise deux noms.

« Bref, soirée dense d'expériences intellectuelles. De Gubernatis aura l'impression de boire un cocktail de LSD. Il écoutera les cancans des commensaux, l'anecdote savoureuse sur le grand poète notoirement impuissant, et qui même comme poète ne vaut pas grand-chose, il jettera des regards brillants d'émotion sur la nouvelle édition de l'Encyclopédie des Italiens Illustres que Garamond fera apparaître à l'improviste, en montrant la page au commissaire (vous avez vu, mon cher, vous aussi vous êtes entré dans le Panthéon, oh, pure justice). »

Belbo m'avait montré l'encyclopédie. « Il y a une heure, je vous ai secoué les puces : mais personne n'est innocent. L'encyclopédie, c'est notre exclusivité, à Diotallevi et moi. Je vous jure cependant que ce n'est pas pour arrondir notre salaire. C'est une des choses les plus amusantes au monde, et chaque année il faut préparer la nouvelle édition mise à jour. La structure est plus ou moins de ce type : un article se réfère à un écrivain célèbre, un article à un ACA, et le problème est de bien calibrer l'ordre alphabétique, et de ne pas gaspiller de l'espace pour les écrivains célèbres. Voyez par exemple la lettre L. »

LAMPEDUSA, Giuseppe Tomasi di (1896-1957). Écrivain sicilien. Il a vécu longtemps ignoré et devint célèbre après sa mort pour son roman Le guépard.

LAMPUSTRI, Adeodato (1919- ). Écrivain, éducateur, combattant (une médaille de bronze en Afrique Orientale), penseur, romancier et poète. Sa figure se dresse comme celle d'un géant dans la littérature italienne de notre siècle. Lampustri s'est révélé dès 1959 avec le premier volume d'une trilogie de grande envergure, Les frères Carmassi, histoire dessinée avec réalisme cru et haut souffle poétique d'une famille de pêcheurs de Lucanie. A cette œuvre, qui fut distinguée en 1960 par le prix Petruzzellis della Gattina, s'ajoutèrent dans les années suivantes Les congédiés bien remerciés et La panthère aux yeux sans cils, qui peut-être davantage que la première œuvre donnent la mesure de la vigueur épique, de l'étincelante imagination plastique, du souffle lyrique de cet incomparable artiste. Diligent fonctionnaire ministériel, Lampustri est estimé dans son milieu comme une personne d'une impeccable intégrité, père et époux exemplaire, très subtil orateur.

« De Gubernatis, expliqua Belbo, en viendra à désirer avoir sa place dans l'encyclopédie. Il l'avait toujours dit, que la cote des très célèbres était truquée, une conspiration de critiques complaisants. Mais surtout il comprendra qu'il est entré dans une famille d'écrivains qui sont en même temps directeurs d'institutions publiques, cadres supérieurs dans une banque, aristocrates, magistrats. D'un seul coup, il aura élargi le cercle de ses connaissances, et, s'il doit demander un service, il saura maintenant à qui s'adresser. Monsieur Garamond a le pouvoir de faire sortir De Gubernatis de sa province, de le projeter au sommet. Vers la fin du dîner, Garamond lui dira à l'oreille de passer le lendemain matin chez lui.

– Et le lendemain matin il vient.

– Vous pouvez en jurer. Il passera une nuit sans sommeil en rêvant la grandeur de Adeodato Lampustri.

– Et puis ?

– Puis, le lendemain matin, Garamond lui dira : hier soir je n'ai pas osé en parler pour ne pas humilier les autres, quelle chose sublime, je ne vous dis pas les rapports de lecture enthousiastes, je dirai plus, positifs, mais moi-même en personne j'ai passé une nuit sur vos pages. Livre pour prix littéraire. Grandiose, grandiose. Il reviendra à son bureau, frappera de la paume sur le manuscrit – maintenant froissé, usé par le regard amoureux d'au moins quatre lecteurs – froisser les manuscrits est la tâche de madame Grazia – et il fixera l'ACA d'un air perplexe. Alors que faisons-nous ? Alors que faisons-nous ? demandera De Gubernatis. Et Garamond dira que sur la valeur de l'œuvre il n'y a pas à discuter une seconde, mais qu'il est clair que c'est une chose en avance sur notre temps, et quant aux exemplaires on n'ira pas au-delà des deux mille, deux mille cinq au maximum. Pour De Gubernatis, deux mille exemplaires suffiraient à couvrir toutes les personnes qu'il connaît, l'ACA ne pense pas en termes planétaires, ou bien sa planète est faite de visages connus, de camarades d'école, de directeurs de banque, de collègues enseignants du même collège, de colonels à la retraite. Toutes personnes que l'ACA veut faire entrer dans son monde poétique, y compris ceux qui ne voudraient pas, comme le charcutier ou le préfet... Devant le risque que Garamond se rétracte, après que tout le monde chez lui, dans son gros bourg, au bureau, sait qu'il a présenté son manuscrit à un grand éditeur de Milan, De Gubernatis alignera des chiffres. Il pourrait vider son compte en banque, faire un emprunt à son employeur, demander un prêt, vendre ses rares bons du Trésor, Paris vaut bien une messe. Il offre timidement de participer aux frais. Garamond se montrera troublé, ce n'est pas l'usage chez Manuzio, et puis allez – affaire conclue, vous m'avez convaincu, au fond Proust et Joyce ont dû se plier à la dure nécessité, les coûts sont de tant, nous en imprimons deux mille exemplaires pour le moment, mais le contrat sera pour un maximum de dix mille. Calculez que deux cents exemplaires vous reviennent, en hommage, pour les envoyer à qui vous voulez, deux cents sont pour le service de presse parce que nous voulons faire un battage digne de l'Angélique des Golon, et nous en distribuons mille six cents dans les librairies. Et sur ces exemplaires, vous le comprenez, aucun droit pour vous, mais si le livre marche, nous réimprimons et là vous avez le douze pour cent. »

Par la suite, j'avais vu le contrat type que De Gubernatis, désormais en plein trip poétique, devait signer sans même le lire, tandis que l'administrateur se plaindrait que monsieur Garamond avait mis trop bas la barre des frais. Dix pages de clauses en corps 8, traductions étrangères, droits annexes, adaptations pour le théâtre, la radio et le cinéma, éditions pour les aveugles, en braille, cession du résumé au Reader's Digest, garanties en cas de procès en diffamation, droit de l'auteur d'approuver les changements de conseillers d'édition, compétence du tribunal de Milan en cas de litige... L'ACA devait arriver épuisé, l'œil maintenant perdu dans des rêves de gloire, aux clauses délétères, où il est dit que le livre est tiré au maximum à dix mille sans que soit mentionnée une quantité minimum, que la somme à payer n'est pas liée aux exemplaires tirés, dont il n'a été qu'oralement question, et surtout que dans un an l'éditeur a le droit d'envoyer au pilon les invendus, à moins que l'auteur ne les reprenne à la moitié du prix de couverture. Signature.

Le lancement devait être satrapique. Communiqué de presse de dix pages, avec biographie et essai critique. Aucune pudeur, aussi bien dans les rédactions des journaux on le jetterait au panier. Impression effective : mille exemplaires en feuillets volants dont seulement trois cent cinquante reliés. Deux cents à l'auteur, une cinquantaine à des librairies secondaires et réunies en consortium, cinquante aux revues de province, une trentaine aux journaux pour conjurer le mauvais sort, au cas où il leur resterait une ligne dans la rubrique des livres reçus. Leur exemplaire, ils l'enverraient en cadeau aux hôpitaux ou aux prisons – et on comprend pourquoi les premiers ne guérissent pas et les secondes ne rachètent pas.

Dans le courant de l'été arriverait le prix Petruzzellis della Gattina, créature de Garamond. Coût total : gîte et couvert pour le jury, deux jours, et Nike de Samothrace en vermeil. Télégrammes de félicitations des auteurs Manuzio.

Viendrait enfin l'heure de vérité, un an et demi après. Garamond lui écrirait : Mon cher ami, je l'avais prévu, vous êtes sorti avec cinquante ans d'avance. Des recensions, vous avez vu, à la pelle, prix et applaudissements de la critique, ça va sans dire. Mais fort peu d'exemplaires vendus, le public n'est pas prêt. Nous sommes contraints de désencombrer le magasin, selon les termes du contrat (ci-inclus). Ou au pilon, ou vous les achetez à la moitié du prix de couverture, comme vous en avez le privilège.

De Gubernatis devient fou de douleur, ses parents le consolent, les gens ne te comprennent pas, pour sûr si tu faisais partie de leur clan, si tu refilais des dessous-de-table, à cette heure même le Corriere t'aurait fait un article, tout ça c'est une mafia, faut résister. Des exemplaires en hommage, il n'en reste plus que cinq, et il y a encore tant de personnes importantes à enrichir spirituellement, tu ne peux permettre que ton œuvre aille au pilon pour faire du papier hygiénique, voyons combien on peut gratter, ce sont des sous bien dépensés, on ne vit qu'une fois, disons qu'on peut en acheter cinq cents exemplaires et pour le reste sic transit gloria mundi.

Chez Manuzio 650 exemplaires sont restés, en feuillets volants ; monsieur Garamond en relie 500 et les envoie contre remboursement. Bilan : l'auteur a payé généreusement les coûts de production de 2 000 exemplaires, les éditions Manuzio en ont imprimé 1000 et en ont relié 850, dont 500 ont été payés une seconde fois. Une cinquantaine d'auteurs par an, et les éditions Manuzio arrêtent toujours leur bilan avec de fortes sommes portées à l'actif.

Et sans remords : elles distribuent du bonheur.