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Les lâches meurent maintes fois avant de mourir.
SHAKESPEARE, Julius Caesar, II, 2
J'avais toujours perçu une contradiction entre le dévouement avec lequel Belbo travaillait sur ses respectables auteurs Garamond, cherchant à en tirer des livres dont il fût fier, et la piraterie avec laquelle non seulement il collaborait à circonvenir les pauvres types des éditions Manuzio, mais envoyait via Gualdi ceux qu'il jugeait imprésentables chez Garamond – comme je l'avais vu essayer de le faire avec le colonel Ardenti.
Je m'étais souvent demandé, en travaillant avec lui, pourquoi il acceptait cette situation. Pas pour de l'argent, je crois. Il connaissait suffisamment bien son métier pour trouver un travail mieux payé.
J'avais cru pendant longtemps qu'il le faisait parce qu'il pouvait ainsi parfaire ses études sur la bêtise humaine, et d'un observatoire exemplaire. Ce qu'il appelait stupidité, le paralogisme imprenable, l'insidieux délire déguisé en argumentation impeccable, le fascinait – et il ne faisait que le répéter. Mais c'était là aussi un masque. C'était Diotallevi qui s'y trouvait par jeu, peut-être dans l'espoir qu'un livre Manuzio, un jour, lui offrirait une combinaison inédite de la Torah. Et par jeu, par pur divertissement, et moquerie, et curiosité, je m'y étais trouvé moi, surtout après que Garamond avait lancé le Projet Hermès.
Pour Belbo, l'histoire était différente. Je ne m'en suis clairement rendu compte qu'après avoir fouillé dans ses files.
FILENAME : VENGEANCE TERRIBLE VENGEANCE
Elle arrive comme ça. Même s'il y a des gens au bureau, elle me saisit par le col de ma veste, tend son visage et me donne un baiser. Comme dans la chanson des années soixante : Anna qui pour donner un baiser se met sur la pointe des pieds. Elle le fait comme si elle jouait au flipper.
Elle le sait que ça me gêne. Mais elle m'exhibe.
Elle ne ment jamais.
– Je t'aime.
– On se voit dimanche ?
– Non, je passe le week-end avec un ami...
– Une amie, tu veux dire.
– Non, un ami, tu le connais, c'est celui qui était au bar avec moi l'autre semaine. J'ai promis, tu ne veux pas que je fasse marche arrière ?
– Ne fais pas marche arrière, mais ne viens pas me faire... Je t'en prie, je dois recevoir un auteur.
– Un génie à lancer ?
– Un misérable à détruire.
Un misérable à détruire.
J'étais venu te chercher chez Pilade. Tu n'y étais pas. Je t'ai longuement attendue, puis j'y suis allé tout seul, sinon j'aurais trouvé la galerie fermée. J'ai fait semblant de regarder les tableaux – aussi bien l'art est mort depuis les temps de Hölderlin, me dit-on. J'ai mis vingt minutes pour dénicher le restaurant, parce que les galeristes choisissent toujours ceux qui deviendront célèbres seulement le mois d'après.
Tu étais là, au milieu des têtes habituelles, et tu avais auprès de toi l'homme à la cicatrice. Tu n'as pas eu un instant de trouble. Tu m'as regardé avec complicité et – comment fais-tu, en même temps ? – une pointe de défi, comme pour dire : et alors ? L'intrus à la cicatrice m'a dévisagé comme un intrus. Les autres, au courant de tout, en attente. J'aurais dû trouver un prétexte pour chercher querelle. Je m'en serais bien tiré, même si c'était lui qui m'avait flanqué une raclée. Ils savaient tous que tu étais là avec lui pour me provoquer moi. Que j'eusse provoqué ou non, mon rôle était assigné. De toute façon, je me donnais en spectacle.
Spectacle pour spectacle, j'ai choisi la comédie légère, j'ai pris part avec amabilité à la conversation, en espérant que quelqu'un admire mon self-control.
L'unique à m'admirer, c'était moi.
On est lâche quand on se sent lâche.
Le vengeur masqué. Comme Clark Kent je prends soin des jeunes génies incompris et comme Superman je punis les vieux génies justement incompris. Je collabore à l'exploitation de ceux qui n'ont pas eu mon courage, et n'ont pas su se limiter au rôle de spectateur.
Possible ? Passer sa vie à punir ceux qui ne sauront jamais qu'ils ont été punis ? Tu as voulu devenir Homère ? Tiens, mendigot, et crois-y.
Je hais qui tente de me vendre une illusion de passion.