38852.fb2
– 42 –
Mais sachez que nous sommes tous d'accord, quoi que nous disions.
Turba Philosophorum.
Quand Bramanti fut sorti, Belbo observa qu'il aurait dû ôter son bouchon. Monsieur Garamond ne connaissait pas l'expression et Belbo s'essaya à quelques respectueuses paraphrases, mais sans succès.
« En tout cas, dit Garamond, ne faisons pas les difficiles. Ce monsieur n'avait pas dit plus de cinq mots et je savais déjà que ce n'était pas un client pour nous. Lui. Mais ceux dont il parlait, si, auteurs et lecteurs. Ce Bramanti est arrivé à conforter des réflexions que j'étais justement en train de faire depuis quelques jours. Voici, messieurs. » Et, théâtralement, il tira trois livres de son tiroir.
« Voici trois volumes sortis ces dernières années, et tous avec succès. Le premier est en anglais et je ne l'ai pas lu, mais l'auteur est un critique illustre. Et qu'est-ce qu'il a écrit ? Regardez le sous-titre, un roman gnostique. Et maintenant, regardez celui-ci : apparemment un roman à trame criminelle, un best-seller. Et de quoi parle-t-il ? D'une église gnostique aux environs de Turin. Vous, vous savez qui sont ces gnostiques... » Il nous arrêta d'un signe de la main : « Peu importe, il me suffit de savoir qu'ils sont une chose démoniaque... Je sais, je sais, je vais peut-être trop vite, mais je ne veux pas parler comme vous, je veux parler comme ce Bramanti. En ce moment, je suis éditeur et non pas professeur de gnoséologie comparée ou de ce que vous voulez. Qu'est-ce que j'ai vu de lucide, de prometteur, d'attirant, je dirai plus, de curieux, dans les propos de Bramanti? Cette extraordinaire capacité à tout rassembler ; lui il n'a pas dit gnostiques, mais vous avez vu qu'il aurait pu le dire, entre géomancie, gérovital et radhames au mercure. Et pourquoi j'insiste? Parce qu'ici j'ai un autre livre, d'une journaliste célèbre : elle raconte des choses incroyables qui se passent à Turin, je dis bien Turin, la ville de l'automobile : jeteuses de sorts, messes noires, évocations du diable, et tout ça pour des gens qui paient, pas pour les tarentulées du Sud. Casaubon, Belbo m'a dit que vous venez du Brésil et que vous avez assisté à des rites sataniques de ces sauvages de là-bas... D'accord, vous me direz après exactement ce qu'ils étaient, mais c'est du pareil au même. Le Brésil est ici, messieurs. Je suis entré l'autre jour en personne dans cette librairie, comment elle s'appelle, n'importe, c'était une librairie qui, il y a six ou sept ans, vendait des textes anarchistes, révolutionnaires, tupamaros, terroristes, je dirai plus, marxistes... Eh bien ? Comment elle s'est recyclée ? Avec les choses dont parlait Bramanti. C'est vrai, nous sommes aujourd'hui à une époque de confusion et si vous entrez dans une librairie catholique, où naguère il n'y avait que le catéchisme, vous trouvez même à présent la revalorisation de Luther, mais du moins ils ne vendraient pas un livre où l'on dise que la religion n'est qu'une vaste filouterie. En revanche, dans ces librairies dont moi je parle, on vend l'auteur qui y croit et celui qui en dit pis que pendre, pourvu qu'ils touchent à un sujet, comment dire...
– Hermétique, suggéra Diotallevi.
– Voilà, je crois que c'est le mot juste. J'ai vu au moins dix livres sur Hermès. Et moi je veux vous parler d'un Projet Hermès. Où, messieurs, il faudra ramer.
– Avec le rameau d'or, dit Belbo.
– Pas exactement, dit Garamond, sans saisir la citation, mais c'est un filon d'or. Je me suis rendu compte que ces gens-là avalent tout, pourvu que ce soit hermétique, comme vous disiez, pourvu que ça dise le contraire de ce qu'ils ont trouvé dans leurs livres d'école. Et je crois que c'est aussi un devoir culturel : je ne suis pas un bienfaiteur par vocation, mais en ces temps si obscurs, offrir à quelqu'un une foi, un soupirail sur le surnaturel... Les éditions Garamond ont encore et toujours une mission scientifique... »
Belbo se raidit. « Il m'avait semblé que vous songiez à Manuzio.
– A toutes les deux. Écoutez-moi. J'ai farfouillé dans cette librairie, et puis je me suis rendu dans une autre, très sérieuse, qui avait pourtant son bon petit rayon de sciences occultes. Sur ces sujets, il y a des études de niveau universitaire, qui côtoient des livres écrits par des gens comme ce Bramanti-là. Maintenant, raisonnons : ce Bramanti-là n'a peut-être jamais rencontré les auteurs universitaires, mais il les a lus, et il les a lus comme s'ils étaient ses égaux. Ce sont des gens qui pensent que tout ce que vous leur dites se réfère à leur problème, comme l'histoire du chat que les deux conjoints se disputaient pour leur divorce et lui pensait qu'ils discutaient des abattis pour son déjeuner. Vous l'avez vu vous aussi, Belbo, vous avez balancé l'histoire de la chose templière, et lui, tout de suite : okay, les Templiers aussi, et la Kabbale et le loto et le marc de café. Ils sont omnivores. Omnivores. Vous avez vu la tête de Bramanti : un rongeur. Un public immense, partagé en deux grandes catégories, je les vois déjà défiler devant mes yeux et ils sont légion. In primis ceux qui en écrivent, et la maison Manuzio est ici, bras ouverts. Il suffit de les attirer en ouvrant une collection qui se fasse remarquer, qui pourrait s'intituler, voyons...
– La Tabula Smaragdina, dit Diotallevi.
– Quoi ? Non, trop difficile, à moi, par exemple, ça ne dit rien, il faut quelque chose qui rappelle quelque chose d'autre...
– Isis Dévoilée, dis-je.
– Isis Dévoilée ! Ça sonne bien, bravo Casaubon, il y a du Toutankhamon là-dedans, du scarabée des pyramides. Isis Dévoilée, avec une couverture légèrement ensorcelante, mais pas trop. Et poursuivons. Ensuite, il y a la deuxième troupe, ceux qui achètent. Bien, mes amis, vous me dites que Manuzio n'est pas intéressée par ceux qui achètent. C'est le médecin qui en a décidé ? Cette fois nous vendons les Manuzio, messieurs, ce sera un saut qualitatif! Restent enfin les études de niveau scientifique, et là les éditions Garamond entrent en scène. A côté des études historiques et des autres collections universitaires, nous nous trouvons un conseiller sérieux et publions trois ou quatre livres par an, dans une collection sérieuse, rigoureuse, avec un titre explicite mais pas pittoresque...
– Hermetica, dit Diotallevi.
– Excellent. Classique, digne. Vous allez me demander pourquoi dépenser du fric avec Garamond quand nous pouvons en gagner avec Manuzio. Mais la collection sérieuse sert d'appeau, attire des personnes sensées qui feront d'autres propositions, indiqueront des pistes, et puis elle attire les autres, les Bramanti, qui seront déviés sur Manuzio. Le Projet Hermès me paraît un projet parfait, une opération propre, rentable, qui renforce le flux idéal entre les deux maisons... Messieurs, au travail. Visitez des librairies, établissez des bibliographies, demandez des catalogues, voyez ce qui se fait dans les autres pays... Et puis qui sait combien de gens se sont succédé devant vous, qui portaient des trésors d'un certain type, et vous les avez liquidés parce que ça ne nous servait pas. Et j'y tiens, Casaubon, dans l'histoire des métaux aussi mettons un peu d'alchimie. L'or est un métal, je veux l'espérer. Les commentaires à plus tard, vous savez que je suis ouvert aux critiques, suggestions, contestations, comme il est d'usage entre personnes de culture. Le projet devient exécutoire à partir de cet instant. Madame Grazia, faites entrer ce monsieur qui patiente depuis deux heures, on ne traite pas ainsi un Auteur ! » dit-il en nous ouvrant la porte et en cherchant à se faire entendre jusque dans la salle d'attente.