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Nous sûmes cependant garder en mémoire les allusions secrètes à une période de 120 années que frère A..., le successeur de D. et dernier de la deuxième génération – qui vécut avec nombre d'entre nous – confia à nous, représentants de la troisième génération...
Fama Fraternitatis, in Allgemeine und general Reformation, Cassel, Wessel, 1614.
Je me précipitai pour lire en entier les deux manifestes des Rose-Croix, la Fama et la Confessio. Et je donnai un coup d'oeil aux Noces Chimiques de Christian Rosencreutz, de Johann Valentin Andreae, parce qu'Andreae était l'auteur présumé des manifestes.
Les deux manifestes avaient paru en Allemagne, entre 1614 et 1616. Une trentaine d'années après la rencontre de 1584 entre Français et Anglais, mais presque un siècle avant que les Français dussent faire la jonction avec les Allemands.
Je lus les manifestes avec le propos de ne pas croire à ce qu'ils disaient, mais de les voir en transparence, comme s'ils disaient autre chose. Je savais que pour leur faire dire autre chose, il fallait que je saute des passages, et que je considère certaines propositions comme plus importantes que d'autres. Mais c'était exactement ce que les diaboliques et leurs maîtres nous enseignaient. Si l'on évolue dans le temps subtil de la révélation, on ne doit pas suivre les chaînes minutieuses et obtuses de la logique et leurs monotones séquences. Par ailleurs, à les prendre à la lettre, les deux manifestes étaient une accumulation d'absurdités, d'énigmes, de contradictions.
Ils ne pouvaient donc pas dire ce qu'ils disaient en apparence, par conséquent ils n'étaient ni un appel à une profonde réforme spirituelle, ni l'histoire du pauvre Christian Rosencreutz. Ils étaient un message codé à lire en leur superposant une grille et une grille laisse libres certains espaces, en couvre d'autres. Comme le message chiffré de Provins, où comptaient seules les initiales. Moi je n'avais pas de grille, mais il suffisait d'en supposer une, et pour la supposer il fallait lire avec méfiance.
Que les manifestes aient parlé du Plan de Provins, c'était indubitable. Dans la tombe de C.R. (allégorie de la Grange-aux-Dîmes, la nuit du 23 juin 1344 !) avait été mis en réserve un trésor afin que le découvrît la postérité, un trésor « caché... pendant cent vingt ans ». Que ce trésor ne fût pas d'un genre pécuniaire, c'était tout aussi clair. Non seulement on polémiquait avec l'avidité ingénue des alchimistes, mais on disait ouvertement que ce qui avait été promis était un grand changement historique. Et si quelqu'un n'avait pas encore compris, le manifeste suivant répétait qu'on ne devait pas ignorer une offre qui concernait les miranda sextae aetatis (les merveilles du sixième et ultime rendez-vous !) et on réitérait : « Si seulement il avait plu à Dieu de porter jusqu'à nous la lumière de son sixième Candelabrum... si on pouvait lire tout dans un seul livre et si, le lisant, on comprenait et se rappelait ce qui a été... Comme ce serait plaisant si on pouvait transformer par le chant (du message lu à voix haute !) les roches (lapis exillis !) en perles et pierres précieuses... » Et on parlait encore d'arcanes secrets, et d'un gouvernement qui aurait dû être instauré en Europe, et d'un « grand oeuvre » à accomplir...
On disait que C.R. était allé en Espagne (ou au Portugal ?) et qu'il avait montré aux doctes de là-bas « où puiser aux vrais indicia des siècles futurs », mais en vain. Pourquoi en vain ? Parce qu'un groupe templier allemand, au début du XVIIe siècle, mettait sur la place publique un secret très jalousement gardé, comme s'il fallait sortir à découvert pour réagir à quelque blocage du processus de transmission ?
Personne ne pouvait nier que les manifestes tentaient de reconstituer les phases du Plan telles que les avait synthétisées Diotallevi. Le premier frère dont on signalait la mort, ou le fait qu'il était parvenu au« terme », était le frère I.O. qui mourait en Angleterre. Quelqu'un était donc arrivé triomphalement au premier rendez-vous. Et on mentionnait une deuxième et une troisième génération. Et jusque-là tout aurait dû être régulier : la deuxième génération, l'anglaise, rencontre la troisième génération, la française, en 1584, et des gens qui écrivent au début du XVIIe peuvent parler seulement de ce qui est arrivé aux trois premiers groupes. Dans les Noces chimiques, écrites par le jeune Andreae, et donc avant les manifestes (même si elles paraissent en 1616), on mentionnait trois temples majestueux, les trois lieux qui auraient déjà dû être connus.
Cependant, je me rendais compte que les deux manifestes parlaient, certes, dans les mêmes termes, mais comme s'il s'était produit quelque chose d'inquiétant.
Par exemple, pourquoi tant insister sur le fait que le temps était venu, qu'était venu le moment, bien que l'ennemi eût mis en œuvre toutes ses ruses pour que l'occasion ne se concrétisât pas ? Quelle occasion ? On disait que le but final de C.R. était Jérusalem, mais qu'il n'avait pas pu y arriver. Pourquoi ? On louait les Arabes parce que eux, ils échangeaient des messages, tandis qu'en Allemagne les doctes ne savaient pas s'aider les uns les autres. Et il était fait allusion à « un groupe plus grand qui veut accaparer toute la pâture pour soi ». Ici, non seulement on parlait de quelqu'un qui cherchait à renverser le Plan pour suivre un intérêt particulier, mais aussi d'un renversement effectif.
La Fama disait qu'au début quelqu'un avait élaboré une écriture magique (mais bien sûr ! le message de Provins) « encore que l'horloge divine enregistre toutes les minutes et que nous ayons peine à sonner les heures pleines ». Qui avait manqué aux battements de l'horloge divine, qui n'avait pas su arriver à un certain point au bon moment ? On faisait allusion à un noyau originaire de frères qui auraient pu révéler une philosophie secrète, mais ils avaient décidé de se disperser à travers le monde.
Les manifestes dénonçaient un malaise, une incertitude, un sentiment de désarroi. Les frères des premières générations avaient fait en sorte d'être remplacés chacun « par un successeur digne », mais « ils avaient décidé de tenir caché... le lieu de leur sépulture, ce qui explique que nous l'ignorions encore aujourd'hui ».
A quoi faisait-on allusion ? Qu'est-ce qu'on ignorait ? De quel « sépulcre » n'avait-on pas l'adresse ? Il était évident que les manifestes avaient été écrits parce qu'une certaine information avait été perdue, et on faisait appel à qui, par hasard, la connaîtrait, afin qu'il se manifestât.
La fin de la Fama est sans équivoque : « Nous demandons de nouveau à tous les doctes en Europe... de mesurer d'un esprit réfléchi la prière que nous leur adressons... de nous communiquer le résultat de leurs réflexions... Car, même si pour l'heure nous n'avons pas encore révélé nos noms... quiconque nous fera parvenir son propre nom pourra s'entretenir avec nous de vive voix, ou – s'il existait quelque empêchement – par écrit. »
Exactement ce que se proposait de faire le colonel en publiant son histoire. Contraindre quelqu'un à sortir du silence.
Il y avait eu un saut, une pause, une parenthèse, une incohérence. Dans le sépulcre de R.C. il n'y avait pas écrit seulement post 120 annos patebo, pour rappeler le rythme des rendez-vous, mais aussi Nequaquam vacuum. Non pas « le vide n'existe pas », mais bien « le vide ne devrait pas exister ». Et, en revanche, il s'était créé un vide qui devait être comblé !
Mais une fois encore je me demandais : pourquoi ces considérations étaient-elles faites en Allemagne où, tout au plus, la quatrième génération devait simplement attendre avec une sainte patience que vînt son tour ? Les Allemands ne pouvaient pas se désoler – en 1614 – d'un rendez-vous manqué à Marienburg, puisque le rendez-vous de Marienburg était prévu pour 1704 !
Seule une conclusion était possible : les Allemands protestaient que ne se fût pas produit le rendez-vous précédent !
Voilà la clef! Les Allemands de la quatrième génération déploraient que les Anglais de la deuxième génération eussent manqué les Français de la troisième génération ! Mais bien sûr. On pouvait repérer dans le texte des allégories d'une transparence franchement puérile : on ouvre le tombeau de C.R. et on y découvre les signatures des frères du premier et du deuxième cercle, mais pas du troisième ! Portugais et Anglais sont là, mais où sont les Français ?
En somme, les deux manifestes rose-croix faisaient allusion, si on savait les lire, au fait que les Anglais avaient manqué les Français. Et selon ce que nous avions établi de notre côté, les Anglais étaient les seuls à savoir où ils auraient pu trouver les Français, et les Français les seuls à savoir où trouver les Allemands. Mais même si, en 1704, les Français avaient déniché les Allemands, ils se seraient présentés sans les deux tiers de ce qu'ils devaient remettre.
Les Rose-Croix sortent à découvert, risquant ce qu'ils risquent, car c'est là l'unique façon de sauver le Plan.