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Il ouvrit son coffret. Dans un désordre indescriptible s'y trouvaient des faux cols, des caoutchoucs, des ustensiles de ménage, des insignes de diverses écoles techniques, même le chiffre de l'Impératrice Alexandra Feodorovna et la croix de la Légion d'honneur. Sur tous ces objets son hallucination lui montrait le sceau de l'Antéchrist, sous l'aspect d'un triangle ou de deux triangles croisés.
Alexandre CHAYLA, « Serge A. Nilus et les Protocoles », La Tribune juive, 14 mai 1921, p. 3.
« Voyez-vous, ajouta-t-il, je suis né à Moscou. Ce fut précisément en Russie, quand j'étais jeune, que parurent des documents secrets juifs où l'on disait en lettres claires et nettes que, pour assujettir les gouvernements, il faut travailler dans le sous-sol. Écoutez. » Il prit un petit carnet où il avait recopié à la main des citations : « " A cette époque, toutes les villes auront des chemins de fer métropolitains et des passages souterrains : c'est à partir d'eux que nous ferons sauter en l'air toutes les villes du monde. " Protocoles des Anciens Sages de Sion, document numéro neuf ! »
Il me vint à l'esprit que la collection de vertèbres, la boîte remplie d'yeux, les peaux qu'il tendait sur les armatures, tout cela venait d'un camp d'extermination. Mais non, j'avais affaire à un vieux nostalgique, qui traînait avec lui des vieux souvenirs de l'antisémitisme russe.
« Si je comprends bien, il existe un conventicule de juifs, pas tous, qui complote quelque chose. Mais pourquoi dans les souterrains ?
– Cela me semble évident ! Qui complote, s'il complote, complote dessous, pas à la lumière du jour. Tout le monde sait ça depuis la nuit des temps. La domination du monde signifie la domination de ce qui se trouve dessous. Des courants souterrains. »
Je me souvins d'une question d'Agliè dans son cabinet, et des druidesses dans le Piémont, qui évoquaient les courants telluriques.
« Pourquoi les Celtes creusaient-ils des sanctuaires dans le coeur de la terre, desservis par des galeries qui communiquaient avec un puits sacré ? continuait Salon. Le puits s'enfonçait dans des couches radioactives, c'est connu. Comment est construite Glanstonbury ? Et il ne s'agit pas peut-être de l'île d'Avalon, d'où prend son origine le mythe du Graal ? Et qui invente le Graal, si ce n'est un Juif ? »
De nouveau le Graal, bonté divine. Mais quel Graal, il n'y a qu'un seul Graal, c'est ma Chose, en contact avec les couches radioactives de l'utérus de Lia, et qui peut-être à présent navigue, heureuse, vers la bouche du puits, peut-être s'apprête à sortir et moi je reste là au milieu de ces hibous empaillés, cent morts et un qui fait semblant d'être vivant.
« Toutes les cathédrales sont construites là où les Celtes avaient leurs menhirs. Pourquoi plantaient-ils des pierres dans le sol, avec tout ce que cela leur coûtait de peine ?
– Et pourquoi les Égyptiens se fatiguaient-ils tant à élever leurs pyramides ?
– Justement. Antennes, thermomètres, sondes, des aiguilles comme celles des médecins chinois, plantés où le corps réagit, dans les points nodaux. Au centre de la terre, il y a un noyau de fusion, quelque chose de semblable au soleil, et même un véritable soleil autour duquel tourne quelque chose, sur des trajectoires différentes. Des orbites de courants telluriques. Les Celtes savaient où ils étaient et comment les dominer. Et Dante, et Dante ? Qu'est-ce qu'il veut nous raconter avec l'histoire de sa descente dans les profondeurs ? Vous me comprenez, cher ami ? »
Ça ne me plaisait pas d'être son cher ami, mais je continuais à l'écouter. Giulio Giulia, mon Rebis planté comme Lucifer au centre du ventre de Lia, mais lui elle, la Chose se retournerait, se projetterait vers le haut, d'une façon ou d'une autre sortirait. La Chose est faite pour sortir des entrailles, pour se dévoiler dans son secret limpide, pas pour y entrer tête basse et y chercher un secret visqueux.
Salon poursuivait, désormais perdu dans un monologue qu'il paraissait répéter par coeur : « Vous savez ce que sont les leys anglais ? Survolez l'Angleterre en avion et vous verrez que tous les sites sacrés sont unis par des lignes droites, une grille de lignes qui s'entrecroisent sur tout le territoire, encore visibles parce qu'elles ont suggéré le tracé des routes successives...
– S'il y avait des sites sacrés, ils étaient reliés par des routes, et ces routes on aura cherché à les faire le plus droites possible...
– Oui ? Et pourquoi le long de ces lignes migrent les oiseaux ? Pourquoi marquent-elles les trajets suivis par les soucoupes volantes ? C'est un secret qui a été perdu après l'invasion romaine, mais il en est qui le connaissent encore...
– Les juifs, suggérai-je.
– Eux aussi, ils creusent. Le premier principe alchimique est VITRIOL : Visita Interiora Terrae, Rectificando Invenies Occultum Lapidem. »
Lapis exillis. Ma Pierre qui était en train de sortir lentement de son exil, du doux amnésique hypnotique exil dans le vase vaste de Lia, sans chercher d'autres profondeurs, ma Pierre belle et blanche qui veut la surface... Je voulais courir à la maison, auprès de Lia, attendre avec elle l'apparition de la Chose, heure après heure, le triomphe de la surface reconquise. Dans l'antre de Salon, il y avait l'odeur de renfermé des souterrains, les souterrains sont l'origine à abandonner, pas le but à atteindre. Et toutefois je suivais Salon; et me tourbillonnaient dans la tête de nouvelles idées pleines de malice pour le Plan. Alors que j'attendais l'unique Vérité de ce monde sublunaire, mon front se creusait de rides pour échafauder de nouveaux mensonges. Aveugle ainsi que les animaux du sous-sol.
Je me secouai. Il fallait que je sorte du tunnel. « Il faut que je parte, dis-je. A l'occasion vous me conseillerez des livres sur ce sujet.
– Bah, tout ce qu'on a écrit sur ces histoires est faux, faux comme l'âme de Judas. Ce que je sais, je l'ai appris de mon père...
– Géologue ?
– Oh ! non, riait Salon, non, vraiment pas. Mon père – il n'y a pas de quoi avoir honte, de l'eau a coulé sous les ponts – travaillait dans l'Okhrana. Directement sous les ordres du Chef, le légendaire Račkovskij. »
Okhrana, Okhrana, quelque chose comme le KGB, n'était-ce pas la police secrète tsariste ? Et Rackovskij, qui était-il ? Qui avait un nom semblable ? Bon Dieu, le mystérieux visiteur du colonel, le comte Rakosky... Non, allons allons, je me laissais surprendre par les coïncidences. Je n'empaillais pas des animaux morts, moi, j'engendrais des animaux vivants.