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– Tu sais, on n'a pas le temps de penser à ces choses-là.
Plectrude n'eut pas le courage de se lancer dans ses explications sur la barrière qui séparait les plus de quarante kilos des moins de quarante kilos, mais elle en sentait plus que jamais la réalité. Qu'est-ce qu'elle s'en fichait, de ces ridicules flirts scolaires! Cette pauvre Roselyne lui faisait d'autant plus pitié qu'elle portait désormais un soutien-gorge.
– Tu veux que je te le montre?
– Quoi?
– Mon soutif. Tu n'arrêtes pas de le zieuter pendant que je te parle.
Roselyne souleva son tee-shirt. Plectrude hurla d'horreur.
En son for intérieur, la petite, qui avait appris à danser contre ses professeurs, apprit aussi à vivre contre sa famille. Elle ne lui disait rien mais elle observait les siens avec consternation: «Comme ils sont affalés! Comme ils sont soumis aux lois de la pesanteur! La vie, ce doit être plus et mieux que ça.»
Elle trouvait que leur existence, à l'inverse de la sienne, n'avait aucune tenue. Et elle avait honte pour eux. Parfois, elle se demandait si elle n'était pas une orpheline qu'ils avaient adoptée.
– Je t'assure qu'elle m'inquiète. Elle est très maigre, dit Denis.
– Oui, et alors? C'est une danseuse, répondit Clémence.
– Les danseuses ne sont pas toujours aussi maigres qu'elle.
– Elle a treize ans. A cet âge, c'est normal.
Rassuré par cet argument, Denis put trouver le sommeil. La capacité d'auto-aveuglement des parents est immense: partant d'un constat exact – la fréquence de la maigreur chez les adolescents -, ils gommaient les circonstances. Leur fille était très fine par nature, certes: sa maigreur actuelle n'en était pas naturelle pour autant.
Les fêtes passèrent. Plectrude retourna à l'école, pour son plus grand soulagement.
– J'ai parfois l'impression d'avoir perdu une enfant, dit Denis.
– Tu es égoïste, protesta Clémence. Elle est heureuse.
Elle se trompait doublement. D'abord, la fillette n'était pas heureuse. Ensuite, l'égoïsme de son mari n'était rien comparé au sien: elle eût tellement voulu être ballerine et, grâce à Plectrude, elle assouvissait cette ambition par procuration. Peu lui importait de sacrifier la santé de son enfant à cet idéal. Si on le lui avait dit, elle eût ouvert de grands yeux et se fut exclamée:
– Je ne veux que le bonheur de ma fille!
Et c'eût été de sa part franchise absolue. Les parents ne savent pas ce que leur sincérité cache.
Ce que Plectrude vivait à l'école des rats ne s'appelait pas le bonheur: il faut à ce dernier un minimum de sentiment de sécurité. La fillette n'en avait pas l'ombre, en quoi elle avait raison: à son stade, elle ne jouait plus avec sa santé, puisqu'elle jouait sa santé. Elle le savait.
Ce que Plectrude vivait à l'école des rats s'appelait l'ivresse: cette extase se nourrissait d'une dose énorme d'oubli. Oubli des privations, de la souffrance physique, du danger, de la peur. Moyennant ces amnésies volontaires, elle pouvait se jeter dans la danse et y connaître la folle illusion, la transe de l'envol.
Elle était en train de devenir l'une des meilleures élèves. Certes, elle n'était pas la plus maigre, mais elle était sans conteste la plus gracieuse: elle possédait cette merveilleuse aisance du mouvement qui est la plus suprême injustice de la nature, car la grâce est donnée ou refusée à la naissance sans qu'aucun effort ultérieur ne puisse pallier son manque.
Et puis, ce qui ne gâtait rien, c'est qu'elle était la plus jolie. Même à trente-cinq kilos, elle ne ressemblait pas à ces cadavres dont les professeurs louaient la maigreur: elle avait ses yeux de danseuse qui illuminaient son visage de leur beauté fantastique. Et les maîtres savaient, sans pour autant en parler à leurs élèves, que la joliesse compte énormément dans le choix des danseuses étoiles; à cet égard, Plec-trude était de loin la mieux lotie.
C'était sa santé qui la tracassait en secret. Elle n'en parlait à personne mais, la nuit, elle avait si mal aux jambes qu'elle devait s'empêcher de crier. Sans avoir aucune notion de médecine, elle en soupçonnait la raison: elle avait supprimé jusqu'à la moindre trace de produits laitiers dans son alimentation. En effet, elle avait remarqué qu'il lui suffisait de quelques cuillerées de yaourt maigre pour se sentir «gonflée» (encore eût-il fallu voir ce qu'elle appelait «gonflée»).
Or, le yaourt maigre était le seul laitage admis dans l'établissement. S'en passer revenait à éliminer tout apport en calcium, lequel était censé cimenter l'adolescence. Si fous que fussent les adultes de l'école, aucun ne recommandait de se priver de yaourt, et même les élèves les plus décharnées en mangeaient. Plectrude bannit cet aliment.
Cette carence entraîna très vite d'atroces douleurs dans les jambes, pour peu que la petite restât immobile quelques heures, ce qui était le cas la nuit. Pour éliminer cette souffrance, il fallait se lever et bouger. Mais le moment où les jambes se remettaient en mouvement était un supplice digne d'une séance de torture: Plectrude devait mordre un chiffon pour ne pas hurler. Elle avait à chaque fois l'impression que les os de ses mollets et de ses cuisses allaient se rompre.
Elle comprit que la décalcification était la cause de ce tourment. Pourtant, elle ne put se décider à reprendre de ce maudit yaourt. Sans le savoir, elle était victime de la machine intérieure de l'anorexie, qui considère chaque privation comme irréversible, sauf à ressentir une culpabilité insoutenable.
Elle perdit encore deux kilos, ce qui la confirma dans l'idée que le yaourt maigre était «lourd». Lors des vacances de Pâques, son père lui dit qu'elle était devenue un squelette et que c'était horrible, mais sa mère rabroua aussitôt Denis et s'extasia sur la beauté de sa fille. Clémence était le seul membre de sa famille que Plectrude voyait encore avec plaisir: «Elle au moins, elle me comprend.» Ses sœurs et même Roselyne la regardaient comme une étrangère. Elle ne faisait plus partie de leur groupe: ils ne se sentaient rien de commun avec cet assemblage d'ossements.
Depuis qu'elle était descendue plus bas que trente-cinq kilos, la danseuse éprouvait encore moins de sentiments. Elle ne souffrit donc pas de cette exclusion.
Plectrude admirait sa vie: elle se sentait comme l'héroïne unique d'une lutte contre la pesanteur. Elle l'affrontait par le jeûne et par la danse.
Le Graal était l'envol et, de tous les chevaliers, Plectrude était la plus proche de l'atteindre. Que lui importaient les douleurs nocturnes en regard de l'immensité de sa quête?
Les mois, les années s'écoulèrent. La danseuse s'intégra à son école comme une carmélite à son ordre. En dehors de l'établissement, point de salut.
Elle était l'étoile montante. On parlait d'elle en haut lieu: elle le savait.
Elle atteignit l'âge de quinze ans. Elle mesurait toujours un mètre cinquante-cinq et n'avait donc pas même grandi d'un demi-centimètre depuis son entrée à l'école des rats. Son poids: trente-deux kilos.
Il lui semblait parfois qu'elle n'avait jamais eu de vie avant. Elle espérait que son existence ne changerait jamais. L'admiration d'autrui, réelle ou fantasmée, lui suffisait comme rapport affectif.
Elle savait aussi que sa mère l'aimait follement. Mine de rien, la conscience de cet amour lui servait de colonne vertébrale. Un jour, elle parla de ses problèmes de jambes à Clémence; celle-ci se contenta de lui dire:
– Que tu es courageuse!
Plectrude savoura le compliment. Pourtant, en son for intérieur, elle eut l'impression que sa mère eût dû lui dire quelque chose de très différent. Elle ne savait pas quoi.
Ce qui devait arriver arriva. Un matin de novembre, comme Plectrude venait de se lever en mordant son chiffon pour ne pas hurler de douleur, elle s'effondra: elle entendit un craquement dans sa cuisse.
Elle ne pouvait plus bouger. Elle appela à l'aide. On l'hospitalisa.
Un docteur qui ne l'avait pas encore vue examina ses radios.
– Quel âge a cette femme?
– Quinze ans.
– Quoi?! Elle a l'ossature d'une ménopau-sée de soixante ans!
On l'interrogea. Elle dévoila le pot aux rosés: elle ne prenait plus aucun produit laitier depuis deux années – à l'âge où le corps en a des besoins démentiels.
– Vous êtes anorexique?
– Non, voyons! s'insurgea-t-elle de bonne
foi.
– Vous trouvez que c'est normal de peser trente kilos à votre âge?