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– Tu trouves?
– Oui. Et puis ça lui va bien.
– Je ne suis pas d'accord. Elle a l'air d'une fée. Moi, je l'aurais appelée Aurore.
– C'est trop tard. Les petites l'ont déjà adoptée sous son vrai prénom. Et je t'assure que ça lui va bien: ça fait princesse gothique.
– Pauvre gosse! A l'école, ça sera lourd à porter.
– Pas pour elle. Elle a assez de personnalité pour ça.
Plectrude prononça son premier mot à l'âge normal et ce fut: «Maman!»
Clémence s'extasia. Hilare, Denis lui fit observer que le premier mot de chacun de ses enfants – et d'ailleurs de tous les enfants du monde – était Maman.
– Ce n'est pas pareil, dit Clémence.
Pendant très longtemps, «maman» fut le seul mot de Plectrude. Comme le cordon ombilical, ce mot lui était un lien suffisant avec le monde. D'emblée, elle l'avait voisé à la perfection, avec sa voyelle nasale à la fin, d'une voix sûre, au lieu du «mamamama» de la plupart des bébés.
Elle le prononçait rarement mais, quand elle le prononçait, c'était avec une clarté solennelle qui forçait l'attention. On eût juré qu'elle choisissait son moment pour ménager ses effets.
Clémence avait six ans quand Lucette était née: elle se souvenait très bien de sa sœur à la naissance, à un an, à deux ans, etc. Aucune confusion n'était possible:
– Lucette était ordinaire. Elle pleurait beaucoup, elle était tour à tour adorable et insupportable. Elle n'avait rien d'exceptionnel. Plec-trude ne lui ressemble en rien: elle est silencieuse, sérieuse, réfléchie. On sent combien elle est intelligente.
Denis se moquait gentiment de sa femme:
– Cesse de parler d'elle comme du messie. C'est une charmante petite, voilà tout.
Il la hissait à bout de bras au-dessus de sa tête en s'attendrissant.
Beaucoup plus tard, Plectrude dit: «Papa.»
Le lendemain, par pure diplomatie, elle dit: «Nicole» et «Béatrice».
Son élocution était impeccable.
Elle mettait à parler la même parcimonie philosophique qu'elle mettait à manger. Chaque nouveau mot lui demandait autant de concentration et de méditation que les nouveaux aliments qui apparaissaient dans son assiette.
Quand elle voyait un légume inconnu au sein de sa purée, elle le désignait à Clémence.
– Ça? demandait-elle.
– Ça, c'est du poireau. Poi-reau. Essaie, c'est très bon.
Plectrude passait d'abord une demi-heure à contempler le morceau de poireau dans sa cuiller. Elle le portait à son nez pour en évaluer le parfum, puis elle l'observait encore et encore.
– C'est froid, maintenant! disait Denis avec humeur.
Elle n'en avait cure. Quand elle estimait que son examen était fini, elle prenait l'aliment en bouche et le goûtait longuement. Elle n'émettait pas de jugement: elle recommençait l'expérience avec un deuxième morceau, puis un troisième. Le plus étonnant était qu'elle procédait ainsi même quand son verdict ultime, après quatre tentatives, était:
– Je déteste.
Normalement, quand un enfant a horreur d'un aliment, il le sait dès qu'il l'a effleuré avec sa langue. Plectrude, elle, voulait être sûre de ses goûts.
Pour les mots, c'était pareil; elle conservait en elle les nouveautés verbales et les examinait sous leurs coutures innombrables avant de les ressortir, le plus souvent hors de propos, à la surprise générale:
– Girafe!
Pourquoi disait-elle «girafe» alors qu'on était en train de se préparer pour la promenade? On la soupçonnait de ne pas comprendre ce qu'elle clamait. Or, elle comprenait. C'était seulement que sa réflexion était indépendante des contingences extérieures. Soudain, au moment d'enfiler son manteau, l'esprit de Plectrude avait achevé de digérer l'immensité du cou et des pattes de la girafe: il fallait donc qu'elle prononce son nom, histoire d'avertir les gens du surgissement de la girafe dans son univers intérieur.
– As-tu remarqué combien sa voix est jolie? disait Clémence.
– Tu as déjà entendu un enfant qui n'avait pas une voix mignonne? remarquait Denis.
– Justement! Elle a une voix jolie, pas une voix mignonne, répliquait-elle.
En septembre, on la mit à l'école maternelle.
– Elle aura trois ans dans un mois. C'est un peu tôt, peut-être.
Là ne fut pas le problème.
Après quelques jours, la maîtresse avertit Clémence qu'elle ne pouvait pas garder Plectrude.
– Elle est encore trop petite, n'est-ce pas?
– Non, madame. J'ai des enfants plus petits qu'elle en classe.
– Alors?
– C'est à cause de son regard.
– Quoi?
– Elle fait pleurer les autres enfants rien qu'en les regardant fixement. Et je dois dire que je les comprends: quand c'est moi qu'elle regarde, je suis mal à l'aise.
Clémence, folle de fierté, annonça aux gens que sa fille avait été renvoyée de l'école maternelle à cause de ses yeux. Personne n'avait jamais entendu une pareille histoire.
Déjà, les gens marmonnaient:
– Vous avez connu des enfants qui s'étaient fait renvoyer de l'école maternelle, vous?
– Et pour leurs yeux, en plus!
– C'est vrai qu'elle regarde bizarrement, cette gosse!