38860.fb2 Le sabotage amoureux - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 11

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Je me demande s'il y avait des enfants qui ne la regardaient pas. Elle inspirait l'admiration, le respect, le ravissement et la peur, parce qu'elle était la plus belle et parce qu'elle était toujours sereine, parce qu'elle ne faisait jamais les premiers pas dans les contacts humains, parce qu'il fallait venir au-devant d'elle pour entrer dans son monde, et parce que en fin de compte personne n'entrait dans son monde, qui devait être luxe hautain, calme hautain et volupté hautaine, et où, d'elle-même et d'elle seule, elle semblait se complaire à la perfection.

Personne ne la regardait autant que moi.

Depuis 1974, nombreux ont été les êtres que j'ai regardés longuement, avidement – au point de les déranger.

Mais Elena fut la première.

Et cela ne la dérangeait pas le moins du monde.

C'est elle qui m'a appris à regarder les gens. Parce qu'elle était belle, et parce qu'elle paraissait exiger d'être regardée très fort. Exigence à laquelle je satisfaisais avec un zèle rare.

A cause d'elle, mon efficacité militaire se mit à décliner. L'éclaireur éclairait moins. Avant elle, je passais tout mon temps libre à cheval, à repérer l'ennemi. A présent, il fallait aussi que nombre d'heures fussent consacrées à regarder Elena. Cette activité pouvait être pratiquée en selle ou à pied, mais toujours à distance respectueuse.

Qu'une telle attitude pût être maladroite ne me fût pas venu à l'esprit. Quand je la voyais, j'oubliais que j'existais. Cette amnésie autorisait les comportements les plus étranges.

C'était la nuit, au lit, que je me rappelais ma présence. Et là, je souffrais; j'aimais Elena et je sentais que cet amour appelait quelque chose. Je n'avais aucune idée de la nature de ce quelque chose. Je savais qu'il eût au moins fallu que la belle se souciât un peu de moi: c'était la première étape, indispensable. Mais je sentais qu'après il devrait y avoir un échange obscur et indéfinissable. Je me racontais des histoires – que d'aucuns qualifieraient de métaphores – pour approcher ce mystère: dans ces récits expérimentaux, la bien-aimée avait toujours horriblement froid. Le plus souvent, elle apparaissait couchée sur de la neige. Elle était très peu vêtue, voire nue, et elle pleurait de froid. La neige jouait un rôle considérable.

J'aimais qu'elle eût si froid, car il fallait la réchauffer. Mon imagination ne fut pas assez pertinente pour trouver la méthode idéale: en revanche, je me délectais à penser – à sentir – la chaleur qui envahissait lentement et exquisément le corps perclus, qui soulagerait ses morsures et la ferait soupirer d'un singulier plaisir.

Ces histoires me portaient à des états si beaux que je les crus surnaturelles. Le prestige de leur magie rejaillissait sur moi: j'étais forcément un médium. Je détenais des secrets prodigieux et si Elena pouvait s'en douter, elle m'aimerait. Encore fallait-il le lui apprendre. J'essayai. Ma tactique, d'une naïveté confondante, prouve à quel point j'avais la foi en ce surnaturel innommé.

Un matin, je vins au-devant d'elle. Elle portait une robe pourpre, sans manches, très serrée à la taille puis évasée comme une pivoine. Sa beauté et sa grâce m'emplirent le crâne de brouillard.

Je me rappelai cependant ce que je devais lui dire.

– Elena, j'ai un secret.

Elle daigna me regarder, l'air de penser qu'un fait divers était toujours bon à prendre.

– Un autre cheval? demanda-t-elle avec une ironie contenue.

– Non. Un vrai secret. Une chose que je suis la seule à connaître sur terre.

Je n'en doutais pas.

– C'est quoi?

Je me rendis compte – mais il était bien tard – que j'étais absolument incapable de l'exprimer. Que pouvais-je lui dire? Je ne pouvais quand même pas lui parler de la neige et des soupirs étranges.

C'était horrible. Pour une fois qu'elle me regardait, je ne trouvais rien à dire.

Je m'en tirai par un atermoiement spatial:

– Suis-moi.

Et je me mis à marcher dans une direction quelconque, avec un air déterminé qui cachait un désarroi panique.

Miracle: elle me suivit. Il est vrai que, de sa part, ce n'était pas une concession extraordinaire. Elle passait ses journées à marcher lentement à travers le ghetto. Aujourd'hui, elle se contentait de le faire en ma compagnie, à côté de moi, mais aussi distante que d'habitude.

Il était très difficile de marcher à une allure si traînante. J'avais l'impression de tourner un film au ralenti. Et ce malaise n'était rien comparé à ma terreur intérieure à l'idée que je n'avais rien, rien à lui montrer.

J'éprouvais cependant une émotion triomphale à la voir marcher à côté de moi. Je ne l'avais jamais vue marcher à côté de qui que ce fût. Ses cheveux étaient coiffés en une natte bien dégagée, de sorte que son profil ravissant m'apparaissait dans toute sa netteté.

Mais où diable allais-je la conduire? Il n'y avait aucun mystère au sein du ghetto, qu'elle connaissait aussi bien que moi.

Cet épisode a dû durer une demi-heure. Dans ma mémoire, il tient la place d'une semaine. Moi, marchant à une lenteur incroyable, tant pour ne pas distancer Elena que pour retarder l'humiliation inévitable – ce moment de honte où je lui montrerais un trou du sol ou une brique cassée, ou n'importe quelle sottise, et où j'oserais dire une énormité du style: «Oh! Quelqu'un l'a volé! Qui a pris mon coffret d'émeraudes?» La belle me rirait au nez. La déchéance béait de toute part.

Je m'étais rendue ridicule et pourtant je ne parvenais pas à me donner tort, car je savais, moi, que le secret existait et qu'il surpassait les coffrets d'émeraudes. Si seulement j'avais pu trouver les mots pour dire à Elena le sublime de ce mystère – de la neige, de la chaleur bizarre, des délices inconnues, des sourires insolites et des enchaînements encore plus inexplicables qui y succédaient.

Si j'avais pu ne fût-ce que lui laisser entrevoir ces prodiges, elle m'eût admirée, puis aimée, je n'en doutais pas. J'étais coupée d'elle par les mots. Et dire qu'il eût suffi de trouver la bonne formulation pour accéder au trésor, comme Ali Baba et «Sésame, ouvre-toi»! Mais le grand secret me dérobait son langage et je ne pouvais que ralentir, ralentir, espérant vaguement l'apparition miraculeuse d'un éléphant, d'un bateau ailé ou d'une centrale nucléaire qui ferait diversion.

La patience d'Elena attestait son peu de curiosité – comme si, par avance, elle avait décrété que mon secret serait décevant. Je l'en remerciais presque. De lenteur en lenteur, de parcours absurde en détour idiot, mon itinéraire nous conduisit aux portes du ghetto.

Une bouffée de désespoir et de colère faillit s'emparer de moi. J'étais sur le point de me jeter par terre en hurlant:

– Le secret n'est nulle part! Il n'y a pas moyen de le montrer, il n'y a même pas moyen d'en parler! Et pourtant il existe! Tu dois le croire parce que je le sens en moi et parce qu'il est mille fois plus beau que ce que tu pourrais imaginer! Et tu dois m'aimer parce que je suis la seule personne à avoir ça en moi. Ne laisse pas passer une chose aussi extraordinaire que moi!

Ce fut alors qu'Elena me sauva à son insu:

– C'est hors de San Li Tun, ton secret?

Je répondis oui pour répondre quelque chose, tout en sachant très bien que le boulevard de la Laideur Habitable ne recelait rien qui pût ressembler à un secret.

Ma bien-aimée s'arrêta sur place:

– Alors tant pis. Je n'ai pas le droit de sortir de San Li Tun.

– Ah? fis-je, l'air de rien, ne pouvant encore croire à ce salut de dernière seconde.

– Maman me l'a interdit. Elle dit que les Chinois sont dangereux.

Je faillis m'exclamer: «Vive le racisme!» mais je me contentai de conclure par ce qui s'imposait:

– C'est dommage! Si tu avais pu voir comme le secret est beau!

Mallarmé mourant n'avait pas dit autre chose.

Elena haussa les épaules et s'en alla à pas lents.

Je dois l'avouer: de ce jour, je conserve une reconnaissance éperdue et inépuisable pour le communisme chinois.

Deux chevaux quittèrent l'enceinte par la porte unique et toujours gardée. Boulevard de la Laideur Habitable, ils ne prirent pas la direction de la place du Grand Ventilateur. Ils s'élancèrent à rebours, vers la gauche. Ils quittaient la ville. Place du Grand Ventilateur, il y avait la Cité Inter dite. Elle était moins interdite que la campagne. Mais les deux chevaliers n'avaient pas l'âge des interdictions et ils ne furent pas arrêtés.

Le galop les mena loin sur la route des champs. La Cité des Ventilateurs était devenue imperceptible.

On connaît mal la tristesse du monde si l'on n'a pas vu les terres qui entourent Pékin. Il est difficile de concevoir que l'Empire le plus prestigieux de l'Histoire ait pu s'édifier sur une telle maigreur.

Le désert est une belle chose. Mais un désert déguisé en campagne est un spectacle pénible. Les moindres cultures avaient l'air exténué. Les rares humains y étaient invisibles, car ils bâtissaient leurs masures dans les trous du sol.