38860.fb2 Le sabotage amoureux - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 13

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– Pauvre!

– Pourquoi? demanda-t-il, éberlué.

– Ça doit être désagréable.

– Non, assura-t-il.

– Mais si; la preuve, quand on vous tape là…

– Oui, seulement, c'est pratique.

– Ah?

– On fait pipi debout.

– Et alors?

– C'est mieux.

– Tu trouves?

– Ecoute, pour pisser dans les yaourts des Allemands, il faut être un garçon.

Cet argument me plongea dans une profonde réflexion. Je ne doutais pas qu'il existât une échappatoire, mais laquelle? Je devais la trouver quelque temps plus tard.

L'élite de l'humanité était les petites filles. L'humanité existait pour qu'elles existent.

Les femmes et les ridicules étaient des infirmes. Leurs corps présentaient des erreurs dont l'aspect ne pouvait inspirer autre chose que le rire.

Seules les petites filles étaient parfaites. Rien ne saillait de leurs corps, ni appendice grotesque, ni protubérances risibles. Elles étaient conçues à merveille, profilées pour ne présenter aucune résistance à la vie.

Elles n'avaient pas d'utilité matérielle mais elles étaient plus nécessaires que n'importe qui, car elles étaient la beauté de l'humanité – la vraie beauté, celle qui est pure aisance d'exister, celle où rien ne gêne, où le corps n'est que bonheur des pieds à la tête. Il faut avoir été une petite fille pour savoir combien il peut être exquis d'avoir un corps.

Que devrait être le corps? Un objet de pur plaisir et de pure liesse.

Dès que le corps présente quelque chose de gênant – dès que le corps encombre -, c'est fichu.

Je m'aperçois à l'instant qu'à l'adjectif lisse ne correspond aucun substantif. Pas étonnant: le vocabulaire du bonheur et du plaisir a toujours été le plus pauvre, et ce dans toutes les langues.

Qu'il me soit permis de créer le mot «lisseté» pour donner une idée, aux encombrés de toute nature, de ce que peut être un corps heureux.

Platon qualifie le corps d'écran, de prison, et je lui donne cent fois raison, sauf pour les petites filles. Si Platon avait été une petite fille un jour, il aurait su que le corps peut être exactement le contraire – l'outil de toutes les libertés, le tremplin des vertiges les plus délicieux, la marelle de l'âme, le saute-mouton des idées, écrin de virtuosité et de vitesse, seule fenêtre du pauvre cerveau. Mais Platon n'a jamais même évoqué les petites filles, quantité négligeable de la Cité Idéale.

Bien sûr, toutes les petites filles ne sont pas jolies. Mais même les laides petites filles font plaisir à voir.

Et quand une petite fille est jolie, et quand une petite fille est belle, le plus grand poète d'Italie lui consacre toute son œuvre, un immense logicien anglais perd la raison pour elle, un écrivain russe fuit son pays pour donner son nom à un roman dangereux, etc. Car les petites filles rendent fou.

Jusqu'à l'âge de quatorze ans, j'aimais bien les femmes, j'aimais bien les ridicules, mais je pensais qu'être amoureux d'autre chose que d'une petite fille n'avait aucun sens.

Aussi, quand je vis Elena accorder de l'attention à un ridicule, je fus scandalisée.

Je trouvais admissible qu'elle ne m'aimât pas.

Mais qu'elle me préférât un ridicule dépassait les limites de l'absurdité.

Etait-elle donc aveugle?

Elle avait pourtant un frère: elle ne pouvait ignorer l'infirmité des garçons. Et elle ne pouvait pas tomber amoureuse d'un infirme.

Aimer un infirme ne pouvait être qu'un acte de pitié. Et la pitié était étrangère à Elena.

Je ne comprenais pas.

L'aimait-elle vraiment? Impossible à savoir. Mais pour lui, elle daignait ne pas marcher d'un air absent, elle daignait s'arrêter pour l'écouter. Jamais je ne l'avais vue témoigner tant d'égards envers quelqu'un.

Le phénomène se répéta à de nombreuses récréations. C'était intolérable.

Qui diable était ce petit ridicule? Je ne le connaissais pas.

J'enquêtai. Il s'agissait d'un Français de six ans qui habitait Wai Jiao Ta Lu – c'était déjà ça: s'il avait habité le même ghetto que nous, c'eût été le comble. Mais il fréquentait Elena à l'école, soit six heures par jour. C'était infernal.

Il s'appelait Fabrice. Je n'avais jamais entendu ce prénom et je décrétai d'emblée qu'il n'y avait pas plus ridicule. Par un surcroît de ridicule, il avait de longs cheveux. C'était un ridicule extrêmement ridicule.

Hélas, je semblais être la seule à le penser. Fabrice paraissait le meneur de la classe des petits.

Ma bien-aimée avait choisi le pouvoir: j'avais honte pour elle.

Par un mécanisme étrange, je ne l'en aimais que plus fort.

Je ne comprenais vraiment pas pourquoi mon père avait l'air si tourmenté. Au Japon, il était jovial. A Pékin, c'était un autre homme.

Par exemple, depuis son arrivée, il multipliait les démarches pour que fût révélée la composition du gouvernement chinois.

Je me demandais si cette obsession était bien sérieuse.

A ses yeux en tout cas, elle l'était. Pas de chance: à chaque fois qu'il posait cette question, les autorités chinoises répondaient que c'était un secret. Il s'insurgeait le plus poliment possible:

– Mais dans aucun pays au monde on ne cache la composition du gouvernement!

Argument qui ne semblait pas émouvoir les autorités chinoises.

Ainsi, les diplomates postés à Pékin en étaient réduits à s'adresser à des ministres fictifs et innommés: exercice intéressant qui nécessitait un grand sens de l'abstraction et une admirable audace spéculative. On connaît la prière de Stendhal:

– Mon Dieu, si vous existez, ayez pitié de mon âme, si j'en ai une.

Entrer en communication avec le gouvernement chinois, c'était la même chose.

Mais le système en place était plus subtil que la théologie, en ceci qu'il ne cessait de dérouter par son incohérence; ainsi, nombre de communiqués officiels contenaient ce genre de phrase: «La nouvelle usine textile de la commune populaire de… vient d'être inaugurée par le camarade ministre de l'Industrie, Machin…»