38860.fb2 Le sabotage amoureux - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 14

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Et tous les diplomates de Pékin se ruaient sur leurs équations gouvernementales à vingt inconnues et indiquaient: «Le 11 septembre 1974, le ministre de l'Industrie est Machin…»

Le puzzle politique pouvait se compléter peu à peu, mois après mois, mais toujours avec une immense marge d'incertitude, car la composition du gouvernement était l'instabilité même. Et deux mois plus tard, sans que l'on ait été averti de quoi que ce fût, on tombait sur un communiqué officiel disant: «Suite aux déclarations du camarade ministre de l'Industrie, Truc…»

Et tout était à recommencer.

Les plus mystiques se consolaient avec des considérations qui les faisaient rêver:

– A Pékin, nous aurons compris la nature de ce que les Anciens appelaient deus absconditus.

Les autres allaient jouer au bridge.

Je ne me souciais pas de ces choses-là.

Il y avait plus grave.

Il y avait ce Fabrice, dont le prestige augmentait à vue d'œil, et auquel Elena paraissait de moins en moins insensible.

Je ne me posais pas la question de savoir ce que ce garçon avait de plus que moi. Je savais ce qu'il avait de plus que moi.

Et c'était ce qui me laissait perplexe: se pouvait-il qu'Elena ne jugeât pas cet objet ridicule? Se pouvait-il qu'elle lui trouvât du charme? Tout inclinait à le croire.

A l'âge de quatorze ans, j'allais changer d'opinion sur ce point, à mon grand étonnement.

Mais à sept ans, cette inclination me semblait inconcevable.

J'en conclus avec effroi que ma bien-aimée avait perdu la raison.

Je tentai le tout pour le tout. Prenant à part la petite Italienne, je lui glissai à l'oreille de quelle infirmité souffrait Fabrice.

Elle me regarda avec une hilarité contenue – et il était clair que c'était moi, et non l'objet en question, qui la lui inspirais.

Je compris qu'Elena était irrécupérable.

Je passai la nuit à pleurer, non parce que je ne possédais pas cet engin, mais parce que ma bien-aimée avait mauvais goût.

A l'école, un professeur téméraire conçut le projet de nous faire faire autre chose que des petits avions en papier.

Il réunit les trois petites classes et je me retrouvai donc avec Elena et sa cour.

– Les enfants, j'ai une idée: nous allons tous ensemble écrire une histoire.

D'emblée, cette proposition suscita ma plus grande méfiance. Mais je fus la seule à réagir de la sorte: les autres exultaient.

– Que ceux qui savent écrire écrivent chacun une histoire. Après, nous choisirons ensemble la plus belle et nous en ferons un grand livre avec des dessins.

«Grotesque», pensai-je.

Ce projet devait donner envie aux innombrables analphabètes des petites classes d'apprendre à écrire. Tant qu'à perdre son temps, autant choisir une histoire qui me plût.

Je me plongeai dans un récit torride.

Une très belle princesse russe (pourquoi russe? je me le demande encore) était enterrée toute nue dans une montagne de neige. Elle avait de très longs cheveux noirs et des yeux profonds, qui allaient bien avec son genre de souffrance. Car le froid lui faisait endurer des douleurs abominables. Seule sa tête dépassait de la neige et elle voyait qu'il n'y avait personne pour la sauver. Longue description de ses pleurs et de ses tourments. Je jubilais. Alors arrivait une autre princesse, dea ex machina, qui la tirait de là et entreprenait de réchauffer le corps congelé. Je défaillais de volupté à raconter comment elle s'y prenait.

Je rendis ma copie avec un visage hagard. Pour des raisons mystérieuses, elle sombra dans un oubli immédiat. L'instituteur ne la mentionna même pas.

Il raconta pourtant toutes les autres, dans lesquelles il était question de petits cochons, de dalmatiens, de nez qui s'allongeait quand on mentait – bref, des scénarios qui avaient un air de déjà-vu.

A ma grande honte, j'avoue avoir oublié le récit d'Elena.

Mais je n'ai pas oublié quel élève l'a emporté, et par quelle démagogie il y parvint.

En comparaison, une campagne électorale roumaine figurerait un modèle d'honnêteté.

Fabrice – car c'était lui, évidemment – avait commis une affaire de bienfaisance. Ça se passait en Afrique. Un petit Noir voyait sa famille mourir de faim et partait à la recherche de nourriture. Il allait à la ville et devenait très riche. Dix ans plus tard il retournait au village, comblait les siens de vivres et de cadeaux et créait un hôpital.

Voici comment le professeur avait présenté ce récit édifiant:

– J'ai gardé pour la fin l'histoire de notre ami Fabrice. Je ne sais pas ce que vous en penserez, mais moi, c'est celle que je préfère.

Et il avait lu la copie, qui fut saluée par des manifestations d'enthousiasme du dernier kitsch.

– Eh bien je crois que nous sommes d'accord, les enfants.

Je ne saurais dire à quel point cette manœuvre m'écœura.

D'abord, j'avais trouvé la saga de Fabrice niaise et bêtasse.

«Mais c'est humanitaire!» m'étais-je exclamée à part moi en l'entendant lire, avec autant de consternation qu'on eût pu dire: «Mais c'est de la propagande!»

Ensuite, le soutien spontané de cet adulte m'apparut d'emblée comme une garantie de médiocrité.

Impression que confirma l'odieuse manipulation idéologique qui s'ensuivit.

Le reste était à l'avenant: vote par acclamation et non par scrutin, triomphe de l'à-peu-près dans les estimations, etc.

Enfin, le clou: le visage du vainqueur qui vint sur l'estrade saluer les électeurs et exposer son projet avec plus de détails.

Son sourire calme et content! Sa voix crétine pour expliciter sa jolie histoire de courageux affamés!

Et surtout les cris de joie unanimes de cette bande de petits imbéciles!

La seule à ne pas piailler fut Elena, mais l'air de fierté avec lequel elle regardait le héros du jour ne valait guère mieux.

En vérité, que mon récit eût été escamoté m'effleurait à peine. Je n'avais d'ambitions que guerrières et amoureuses. Ecrire, je trouvais que c'était bon pour les autres.

En revanche, que l'infâme bonasserie de ce petit ridicule récoltât un tel engouement me donna envie de vomir.

Qu'une énorme part de jalousie et de mauvaise foi se mêlât à mon indignation ne contredit pas le fond de l'affaire: j’étais dégoûtée que l'on portât aux nues une histoire où les bons sentiments tenaient lieu d'imagination.