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Le critère était le poids: les produits devaient être légers à transporter, ce qui éliminait d'emblée tous les aliments en bocaux de verre. Ceux qui véhiculaient tant de nourriture étaient appelés les «réservoirs». Un vomisseur devait toujours être escorté d'au moins un réservoir. De belles amitiés pouvaient naître de ces relations complémentaires.
Pour les Allemands, il n'y avait pas de torture plus terrible. Les immersions dans l'arme secrète les faisaient souvent pleurer, mais avec dignité. Le dégueulis avait raison de leur honneur: ils hurlaient d'horreur dès que la substance les touchait, comme s'il s'était agi d'acide sulfurique. Un jour, l'un d'entre eux fut tellement dégoûté de cette aspersion qu'il vomit lui-même, pour notre plus grande joie.
Certes, la santé des vomisseurs se détraquait très vite. Mais ce sacerdoce leur valait tant de louanges de notre part qu'ils acceptaient le préjudice physique avec sérénité.
A mes yeux, leur prestige était sans égal. Je rêvais de faire partie de la cohorte. Hélas, je n'avais aucune disposition pour y être enrôlée. J'avais beau avaler l'horrible pierre philosophale, je n'obtenais pas le résultat escompté.
Or, il fallait absolument que je réussisse une action d'éclat. Sans cela, Elena ne voudrait jamais de moi.
Je m'y préparais en grand secret.
Entre-temps, à l'école, ma bien-aimée avait repris sa solitude ambulatoire.
Mais je savais désormais qu'elle n'était pas inaccessible. Aussi la collais-je à chaque récréation, inconsciente de la sottise d'une telle méthode.
Je marchais à côté d'elle en lui parlant. Elle semblait à peine m'entendre. Cela m'était presque égal: son extrême beauté m'empêchait de penser.
Car Elena était vraiment superbe. Sa grâce italienne, exquise de civilisation, d'élégance et d'esprit, se mêlait au sang amérindien de sa mère, avec tout le lyrisme sauvage des sacrifices humains et autres admirables barbaries que ma naïveté pittoresque y attache encore. Le regard de la belle distillait à la fois le curare et Raphaël: de quoi tomber raide mort en une seconde.
Et la petite fille le savait bien. Ce jour-là, dans la cour de l'école, je ne pus m'empêcher de lui dire ce grand classique qui, dans ma bouche, était un inédit d'une sincérité sans bornes:
– Tu es si belle que pour toi je ferais n'importe quoi.
– On me l'a déjà dit, observa-t-elle avec indifférence.
– Mais moi, c'est vrai, enchaînai-je, consciente du in cauda venenum que sous-entendait ma réponse, eu égard à la récente affaire Fabrice.
J'eus droit à un petit regard narquois qui semblait dire: «Tu crois que tu me blesses?»
Car il fallait en convenir: autant le Français avait souffert de la rupture, autant l'Italienne n'avait rien ressenti du tout, prouvant ainsi qu'elle n'avait jamais aimé son fiancé.
– Alors tu ferais n'importe quoi pour moi? reprit-elle d'un ton amusé.
– Oui! dis-je, espérant qu'elle m'ordonnerait le pire.
– Eh bien, je veux que tu fasses vingt fois le tour
de la cour en courant, sans t'arrêter.
A l'énoncé, l'épreuve me parut dérisoire. Je partis à l'instant. Je courais comme un bolide, folle de joie. Mon enthousiasme décrut dès le dixième tour. Il chuta davantage quand je constatai qu'Elena ne me regardait pas, et pour cause: un ridicule était venu lui parler.
Je remplis néanmoins mon contrat, trop loyale (trop sotte) pour mentir, puis je vins au-devant de la belle et du tiers.
– Voilà, dis-je.
– Quoi? daigna-t-elle demander.
– J'ai fait vingt fois le tour de la cour.
– Ah. J'avais oublié. Recommence, je ne t'ai pas vue.
Je repartis à l'instant. Je vis qu'elle ne me regardait pas davantage. Mais rien n'eût pu m'arrêter. Je découvrais que j'étais heureuse de courir: ma passion trouvait dans la vitesse des foulées une noble manière de s'exprimer et à défaut de récolter ce que j'espérais, j'éprouvais de grands élans de ferveur.
– Revoilà.
– Bien, dit-elle sans avoir l'air de me remarquer.
Encore vingt tours.
Ni elle ni le ridicule ne semblaient même me voir.
Je courais. Je me répétais avec un début d'extase que je courais par amour. Simultanément, je sentais l'asthme s'emparer de moi. Pire: je me rappelais avoir dit à Elena que j'étais asthmatique. Elle ne savait pas ce que c'était et je le lui avais expliqué; elle m'avait écoutée avec intérêt, pour une fois.
Elle m'avait donc donné cet ordre en pleine connaissance de cause.
Au terme des soixante tours, je revins à ma bien-aimée.
– Recommence.
– Tu te souviens de ce que je t'avais dit? demandai-je timidement.
– Quoi donc?
– L'asthme.
– Crois-tu que je te demanderais de courir si je ne m'en souvenais pas? répondit-elle avec une indifférence absolue.
Subjuguée, je repartis.
Etat second. Je courais. Une voix soliloquait dans ma tête: «Tu veux que je me sabote pour toi? C'est merveilleux. C'est digne de toi et digne de moi. Tu verras jusqu'où j'irai.»
Saboter était un verbe qui trouvait du répondant en moi. Je n'avais aucune notion d'étymologie mais dans «saboter», j'entendais sabot, et les sabots, c'étaient les pieds de mon cheval, c'étaient donc mes pieds véritables. Elena voulait que je me sabote pour elle: c'était vouloir que j'écrase mon être sous ce galop. Et je courais en pensant que le sol était mon corps et que je le piétinais pour obéir à la belle et que je le piétinerais jusqu'à son agonie. Je souriais à cette perspective magnifique et j'accélérais mon sabotage en passant à la vitesse supérieure.
Ma résistance m'étonnait. Le vélo intensif – l'équitation – m'avait donné un sacré souffle en dépit de l'asthme. Il n'empêchait que je sentais la crise monter. L'air arrivait de moins en moins, la douleur devenait inhumaine.
La petite Italienne n'avait pas un regard pour ma course, mais rien, rien en ce monde n'eût pu m'arrêter.
Elle avait pensé à cette épreuve parce qu'elle me savait asthmatique; elle ignorait à quel point son choix était judicieux. L'asthme? Détail, simple défaut technique de ma carcasse. En vérité, ce qui comptait, c'était qu'elle me demandait de courir. Et la vitesse, c'était la vertu que j'honorais, c'était le blason de mon cheval – la pure vitesse, dont le but n'est pas de gagner du temps, mais d'échapper au temps et à toutes les glus que charrie la durée, au bourbier des pensées sans liesse, des corps tristes, des vies obèses et des ruminations poussives.
Toi, Elena, tu étais la belle, la lente – peut-être parce que toi seule pouvais te le permettre. Toi qui marchais toujours au ralenti, comme pour nous laisser t'admirer plus longtemps, tu m'avais, sans doute à ton insu, ordonné d'être moi, c'est-à-dire de n'être rien d'autre que ma vitesse, hébétée, bolide ivre de sa course.
Au quatre-vingt-huitième tour, la lumière se mit à décliner. Les visages des enfants noircirent. Le dernier des ventilateurs géants cessa de fonctionner. Mes poumons explosèrent de souffrance.
Syncope.
Quand je repris connaissance, j'étais au lit, chez moi. Ma mère me demanda ce qui était arrivé.