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– Je m'exerçais.
– Jure-moi que tu ne le feras plus.
– Je ne peux pas.
– Pourquoi?
Je finis par tout avouer, par faiblesse. Je voulais qu'au moins une personne fût au courant de mon héroïsme. J'acceptais de mourir d'amour, mais il fallait que cela se sût.
Ma mère se lança alors dans une explication des lois de l'univers. Elle dit qu'il y avait sur terre des personnes très méchantes et, en effet, très séduisantes. Elle assurait que, si je voulais me faire aimer de l'une d'entre elles, il y avait une seule solution: il fallait que je devienne très méchante avec elle, moi aussi.
– Tu dois être avec elle comme elle est avec toi.
– Mais c'est impossible. Elle ne m'aime pas.
– Sois comme elle et elle t'aimera.
La sentence était sans appel. Je la trouvais absurde: moi, j'aimais qu'Elena n'ait pas mes manières. A quoi pouvait rimer un amour conçu comme un miroir? Je résolus néanmoins d'essayer la technique de nia mère, ne fût-ce qu'à titre expérimental. Je partais du principe qu'une personne qui m'avait appris à lacer mes souliers ne pouvait pas dire n'importe quoi.
Les circonstances favorisèrent cette politique nouvelle.
Au cours d'une bataille, les Alliés avaient capturé le chef de l'armée allemande, un certain Werner, que nous n'avions jamais pu saisir jusqu'alors et qui, à nos yeux, incarnait le Mal.
Nous exultions. Il allait voir ce qu'il allait voir. Il aurait droit au grand jeu.
C'est-à-dire à tout.
Le général fut ligoté comme un saucisson et bâillonné à l'ouate mouillée. (Mouillée d'arme secrète, s'entend.)
Après deux heures d'orgie intellectuelle menaçante à souhait, Werner fut d'abord transporté au sommet de l'escalier de secours et suspendu dans le vide pendant un quart d'heure, au bout d'une ficelle pas très solide. A sa manière de se tortiller, on comprenait qu'il souffrait d'un vertige affreux.
Quand on le hissa jusqu'à la plate-forme, il était tout bleu.
Il fut ensuite redescendu à terre et torturé plus classiquement. On l'immergea à fond dans l'arme secrète pendant une minute, après quoi on le livra aux talents de cinq vomisseurs gavés à souhait.
C'était bien, niais notre agressivité restait sur sa faim. Nous ne savions plus quoi faire.
Je me dis que le moment était arrivé.
– Attendez, murmurai-je d'une voix si solennelle qu'elle imposa le silence.
Les enfants me regardèrent avec une certaine bienveillance parce que j'étais le bébé de l'armée. Mais ce que je fis m'éleva au rang de monstre guerrier.
Je m'approchai de la tête du général allemand.
J'annonçai, comme un musicien préciserait «allegro ma non troppo» avant un morceau:
– Debout, sans les mains.
Ma voix avait été aussi sobre que celle d'Elena. Et je m'exécutai comme promis, juste entre les deux yeux de Werner, qui s'écarquillèrent d'humiliation.
Une rumeur transie parcourut l'assemblée. On n'avait jamais vu ça.
Je m'en allai à pas lents. Mon visage n'affichait rien. Je délirais d'orgueil.
Je me sentais frappée par la gloire comme d'autres par la foudre. Les moindres de mes gestes me paraissaient augustes. J'avais l'impression de vivre une marche triomphale. Je toisais le ciel de Pékin avec superbe. Mon cheval serait content de moi.
C'était la nuit. L'Allemand fut laissé pour mort. Les Alliés l'avaient oublié à cause de mon prodige.
Le lendemain matin, ses parents le retrouvèrent. Ses vêtements et ses cheveux détrempés d'arme secrète avaient gelé, ainsi que les flots de vomi.
L'enfant contracta la bronchite du siècle.
Et ce ne fut rien, comparé au dommage moral qu'il avait subi. Il y eut même un élément de son récit qui fit croire aux siens qu'il avait perdu la raison.
A San Li Tun, la tension Est-Ouest atteignait son comble.
Ma fierté n'avait plus de limites.
A l'Ecole française, ma renommée se propagea comme une traînée de poudre.
Déjà, une semaine plus tôt, j'étais tombée en syncope. Et à présent, on découvrait mes talents de monstre. Pas de doute, j'étais quelqu'un.
Ma bien-aimée le sut.
Conformément aux instructions, j'affectais de ne plus m'apercevoir de son existence.
Un jour, dans la cour, elle s'approcha de moi – miracle sans précédent.
Elle me demanda avec une vague perplexité:
– C'est vrai, ce qu'on dit?
– Que dit-on donc? fis-je, sans même la regarder.
– Que tu le fais debout, sans les mains, et que tu peux viser?
– C'est vrai, répondis-je avec dédain, comme s'il s'agissait d'une chose très ordinaire.
Et je continuai à marcher à pas lents, sans un mot de plus.
Simuler cette indifférence m'était une épreuve mais le procédé se révélait si efficace que j'avais le courage de continuer.
La neige arriva.
C'était mon troisième hiver au pays des Ventilateurs. Comme d'habitude, mon nez se transformait en Dame aux camélias, crachant le sang avec une belle prodigalité.