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Par cette juxtaposition éphémère de vide et de plein, San Li Tun prenait des allures d'estampe.
On se serait presque cru en Chine.
Dix heures plus tard, la contamination s'inversait. Le béton déteignait sur la neige, la laideur déteignait sur la beauté.
Et tout rentrait dans l'ordre.
Les nouvelles neiges n'y changeaient rien. Il est frappant de constater combien la laideur est toujours la plus forte: ainsi, à peine les flocons neufs atterrissaient-ils sur le sol pékinois qu'ils devenaient hideux.
Je n'aime pas les métaphores. Aussi ne dirai-je pas que la neige citadine est une métaphore de la vie. Je ne le dirai pas parce que ce n'est pas nécessaire: tout le monde l'a compris.
Un jour, j'écrirai un bouquin qui s'appellera Neige de ville. Ce sera le livre le plus triste de l'histoire des livres. Mais non, je ne l'écrirai pas. A quoi sert-il de raconter des horreurs que personne n'ignore?
Alors, autant s'en débarrasser une fois pour toutes: qu'une chose aussi ravissante, aussi feutrée, aussi douce, aussi tournoyante, aussi légère que la neige puisse se transformer si vite en son contraire – un fatras gris, collant, figé, pesant, rugueux – est une saloperie dont je ne me remets pas.
A Pékin, je détestais l'hiver. Faire sauter à coups de pioche et de racloir l'épaisse couche de neige gelée qui immobilisait le ghetto me déplaisait foncièrement.
Et les autres enfants réquisitionnés pensaient comme moi.
La guerre était suspendue jusqu'au dégel – ce qui peut paraître paradoxal.
Pour nous dédommager de ces travaux de terrassement, les adultes nous emmenaient patiner le dimanche au lac du Palais d'Eté: ces expéditions me semblaient trop belles pour être vraies. L'immense eau gelée qui réfléchissait la lumière boréale et qui hurlait des bruits terribles sous les patins me mettait dans une telle extase que j'attrapais des maux de tête. Je n'avais pas de défense immunitaire contre la beauté.
Les autres jours, dès que nous rentrions de l'école, pelles et pioches.
Tous les enfants y étaient collés.
A deux exceptions près, et non des moindres: les très précieux Claudio et Elena.
Leur mère avait décrété que ses petits étaient trop fragiles pour une si rude besogne.
Dans le cas de la belle, il n'y eut aucune protestation.
Mais l'exemption du grand frère accrut encore sa remarquable impopularité.
Emballée dans un vieux manteau et une chapka chinoise en peau de chèvre, je m'évertuais à faire sauter la glace. Comme San Li Tun ressemblait à s'y méprendre à un pénitencier, j'avais l'impression d'être condamnée aux travaux forcés.
Plus tard, quand je serais Prix Nobel de médecine ou martyre, je raconterais que, suite à des faits d'armes, j'avais purgé une peine au bagne de Pékin.
Il ne me manquait plus qu'un boulet.
Apparition: une délicate créature vêtue d'une cape blanche vint au-devant de moi. Ses très longs cheveux noirs lâchés sortaient d'un petit béret de feutre blanc.
Elle était si belle que je crus défaillir, ce qui eût été une solution avantageuse.
Mais la consigne n'avait pas changé. Je fis semblant de ne pas l'avoir vue et je donnai un grand coup de pioche dans la neige gelée.
– Je m'ennuie. Viens jouer avec moi.
Elle avait vraiment une voix d'hermine.
– Tu ne vois pas que j'ai du travail? répondis-je, aussi désagréable que possible.
– Il y a bien assez d'autres enfants pour le faire, dit-elle en désignant la multitude de gosses qui sarclaient la glace autour de moi.
– Je ne suis pas une sainte-nitouche, moi. J'aurais honte de ne rien faire.
J'avais surtout honte de dire une chose pareille, mais c'était la consigne.
Silence. Je repris le dur labeur.
Elena réussit alors un coup de théâtre.
– Donne-moi la pioche, dit-elle.
Eberluée, je la regardai sans rien dire.
Elle s'empara de mon outil, le hissa en l'air au prix d'un effort pathétique et le cala sur le sol. Puis elle fit mine de recommencer.
Il me semblait n'avoir jamais vu sacrilège aussi insoutenable.
Je lui arrachai l'instrument et lui ordonnai d'une voix très dure:
– Non! Pas toi!
– Pourquoi? demanda l'hermine avec une expression angélique.
Je ne répondis rien et je piochai, le nez par terre. Ma bien-aimée s'en alla à pas lents, très consciente d'avoir marqué un point.
L'école rendait la guerre encore plus cathartique.
La guerre servait à démolir l'ennemi, et donc à ne pas se démolir soi-même.
L'école servait à régler ses comptes avec les Alliés.
Ainsi, la guerre servait à vidanger l'agressivité sécrétée par la vie.
Et l'école servait à épurer l'agressivité sécrétée par la guerre.
Moyennant quoi, nous étions très heureux.
Mais l'affaire Werner provoqua des remous parmi les adultes.
Les parents d'Allemagne de l'Est firent savoir aux parents des Alliés que cette fois, leurs enfants étaient allés trop loin.
Puisqu'ils ne pouvaient exiger le châtiment des coupables, ils réclamaient l'armistice. Faute de quoi s'ensuivraient «des représailles diplomatiques».