38860.fb2 Le sabotage amoureux - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 22

Le sabotage amoureux - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 22

Les Népalais se révélèrent des ennemis singuliers.

Ils étaient infiniment moins nombreux que les Alliés. Au premier abord, ce détail nous parut sympathique. Que l'on pût avoir honte de la disproportion ne nous fût jamais venu à l'esprit. C'était plutôt agréable, cette supériorité numérique.

Leur moyenne d'âge était supérieure à la nôtre. Certains avaient déjà quinze ans: le seuil de la sénilité. Raison de plus pour les haïr.

Nous leur déclarâmes la guerre avec une transparence sans exemple: les deux premiers Népalais qui passèrent par là se virent assaillir par une soixantaine d'enfants.

Quand nous les relâchâmes, ils n'étaient plus que plaies et bosses.

Ces malheureux petits montagnards, à peine descendus de leur Himalaya, ne comprirent rien à la situation.

Les enfants de Katmandou, qui devaient être sept au maximum, tinrent conseil. Ils adoptèrent la seule politique possible: la lutte – vu nos méthodes, ils avaient compris que des négociations diplomatiques ne serviraient à rien.

Il faut reconnaître que le comportement des gosses de San Li Tun était la négation absolue des lois de l'hérédité. Le métier de nos parents consistait à réduire autant que possible les tensions internationales. Et nous, nous faisions juste le contraire. Ayez des enfants.

Mais là, nous innovions: une alliance aussi puissante, une telle guerre mondiale, tout ça contre un pauvre petit pays sans envergure idéologique, sans aucune influence, c'était original.

En outre, à notre insu, nous complétions la politique chinoise. Pendant que les soldats maoïstes investissaient le Tibet, nous attaquions la chaîne de montagnes par un autre flanc.

Rien ne fut épargné à l'Himalaya.

Mais les Népalais nous étonnèrent. Nous découvrîmes qu'ils étaient des soldats terribles: leur brutalité dépassait tout ce que nous avions connu en trois ans de guerre contre les Allemands de l'Est, qui étaient pourtant loin d'être des mauviettes.

Les enfants de Katmandou avaient un coup de poing et un coup de pied d'une vivacité et d'une précision inégalées. A sept, ils étaient un ennemi redoutable.

Nous ignorions ce que l'Histoire a prouvé à plusieurs reprises: aucun continent n'arrive à la cheville de l'Asie pour ce qui est de la violence.

Nous étions bien attrapés, mais pas mécontents de l'être.

Elena demeurait au-dessus de la mêlée.

Plus tard, j'ai lu une histoire obscure, où il était question d'une guerre entre Troie et les Grecs. Tout avait commencé à cause d'une superbe créature qui s'appelait Hélène.

Détail qui me fit sourire, on s'en doute.

Evidemment, je ne pouvais prétendre au parallélisme. La guerre de San Li Tun n'avait pas commencé à cause d'Elena. Et cette dernière ne voulut jamais y être mêlée.

Bizarrement, L'Iliade m'a moins renseignée sur San Li Tun que San Li Tun sur L'Iliade. D'abord, je suis sûre que je n'eusse pas été si sensible à L'Iliade si je n'avais pas pris part à la guerre du ghetto. Pour moi, ce ne fut pas le mythe qui avait été fondateur, mais l'expérience. Et j'ose croire que cette expérience m'a éclairé certains points du mythe. En particulier sur le personnage d'Hélène.

Existe-t-il histoire plus flatteuse pour une femme que L'Iliade? Deux civilisations s'étripent sans merci et jusqu'au bout, l'Olympe s'en mêle, l'intelligence militaire connaît ses lettres de noblesse, un monde disparaît – et tout ça pour quoi, pour qui? Pour une belle fille.

On imagine volontiers la coquette se vantant auprès de ses amies:

– Oui, mes chéries, un génocide et des interventions divines pour moi toute seule! Et je n'ai rien fait pour ça. Que voulez-vous, je suis belle, je n'y puis rien.

Les reprises du mythe ont fait écho à cette futilité outrancière d'Hélène, qui devenait la caricature de la ravissante égoïste, trouvant normal et même charmant que l'on s'entre-tue en son nom.

Mais moi, quand je faisais la guerre, j'ai rencontré la belle Hélène, et je suis tombée amoureuse d'elle, et à cause de cela j'ai une autre vision de L'Iliade.

Parce que j'ai vu comment était la belle Hélène, comment elle réagissait. Et cela m'incline à croire que sa lointaine ascendante homonyme était comme elle.

Ainsi, je pense que la belle Hélène se foutait de la guerre de Troie à un point difficile à concevoir. Je ne pense pas qu'elle en tirait vanité: c'eût été faire trop d'honneur aux armées humaines.

Je pense qu'elle restait infiniment au-dessus de cette histoire et qu'elle se regardait dans les miroirs.

Je pense qu'elle avait besoin d'être regardée – et peu lui importait que ce fussent des regards de guerriers ou des regards de pacificateurs: des regards, elle attendait qu'ils lui parlent d'elle, et d'elle seule, pas de ceux qui les lui adressaient.

Je pense qu'elle avait besoin d'être aimée. D'aimer, non: ce n'était pas dans ses cordes. A chacun sa spécialité.

Aimer Paris? Cela m'étonnerait. Mais aimer que Paris l'aime, et n'avoir cure de ce que Paris pouvait faire d'autre.

Alors qu'est-ce que la guerre de Troie? Une barbarie monstrueuse, sanguinaire, déshonorante et injuste, commise au nom d'une belle qui s'en foutait autant que possible.

Et toutes les guerres sont la guerre de Troie, et toutes les nobles causes pour les beaux yeux desquelles on les livre s'en foutent.

Car la seule sincérité de la guerre est celle qu'on ne dit pas: si on fait la guerre, c'est parce qu'on l'aime et parce que c'est un bon passe-temps. Et on trouvera toujours une noble cause aux beaux yeux.

Aussi la belle Hélène avait-elle raison de ne pas se sentir concernée et de se regarder dans les miroirs.

Et elle me plaît beaucoup, cette Hélène-là, que j'ai aimée, en 1974, à Pékin.

Tant de gens se croient avides de guerre alors qu'ils rêvent de duel. Et L'Iliade donne parfois l'illusion d'être la juxtaposition de plusieurs rivalités d'élection: chaque héros trouve dans le camp adverse son ennemi désigné, mythique, celui qui l'obsédera jusqu'à ce qu'il l'ait anéanti, et inversement. Mais ça, ce n'est pas la guerre: c'est de l'amour, avec tout l'orgueil et l'individualisme que cela suppose. Qui ne rêve pas d'une belle rixe contre un ennemi de toujours, un ennemi qui serait sien? Et que ne ferait-on pas pour avoir affaire à un adversaire digne de soi?

Ainsi, de toutes les luttes auxquelles j'ai pris part à San Li Tun, celle qui m'a le mieux préparée à lire L'Iliade fut mon amour pour Elena. Car parmi tant d'assauts confus et de mêlées, ce fut mon seul combat singulier, ce fut la joute qui répondit enfin à mes aspirations les plus hautes.

Ce ne fut pas le corps à corps espéré, mais ce fut pour ainsi dire un esprit à esprit, et non des moindres. Grâce à Elena, je l'aurai eu, mon duel.

Et je n'ai pas besoin de préciser que l'adversaire était à la hauteur.

Paris, ce n'était pas moi.

Mais Elena me regardait à présent de telle manière que je finissais par ne plus être si sûre de mon identité.

Je savais que je craquerais un jour ou l'autre.

Ce jour arriva.

C'était au printemps, forcément, et les fleurs du ghetto avaient beau être laides, elles n'en faisaient pas moins leur boulot de fleurs, comme d'honnêtes travailleuses dans une commune populaire.

Il y avait de la priapée dans l'air. Les ventilateurs géants la propageaient partout.

Y compris à l'école.

C'était un vendredi. Je n'avais plus mis les pieds en classe depuis une semaine à cause d'une bronchite que j'avais espéré prolonger d'un jour pour faire le pont, en vain. Je m'étais évertuée à expliquer à ma mère que perdre une semaine entière d'enseignement pékinois ne représenterait pas un manque à gagner intellectuel, que je m'instruisais cent fois plus en lisant la première traduction des contes des Mille et Une Nuits dans mon lit et que je me sentais encore un peu faible; elle ne voulait rien comprendre et me resservait un argument irritant:

– Si tu es malade vendredi, je te garde au lit samedi et dimanche pour ta convalescence.

Il fallut donc obtempérer et retourner à l'école en ce vendredi dont je ne savais pas encore qu'il s'agissait du jour attribué à Vénus par les uns, à la crucifixion par les autres et au feu par d'autres encore, ce qui, a posteriori, ne me paraît pas incohérent. Les vendredis de ma vie ont d'ailleurs poussé la rigueur étymologique jusqu'à conjuguer ces trois sens à de multiples reprises.