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6

— Monsieur Barou ?

Stéphane revient sur terre. Son assistante le dévisage d'un air bizarre.

— Oui ? demande-t-il.

Sarah sourit, un peu embarrassée.

— Tout va bien ?

Il se gratte la tempe.

— Mais oui, tout va bien. Pourquoi ?

— J'ai frappé plusieurs fois. Vous ne répondiez pas. Alors je me suis demandé si…

Stéphane balaie ses craintes – ou sa curiosité – d'une main agacée. Son assistante s'esquive. C'est vrai qu'il a la tête ailleurs. Pas étonnant, après tout. Cette guêpière. Colombe dans sa guêpière. Debout devant lui. Les yeux brillants de désir. Quelle mouche a piqué sa femme ? Oui, elle est sensuelle. Elle a toujours aimé l'amour. Mais jamais il ne l'a vue aussi… aussi… Il cherche le mot, le trouve, le rejette. Pourtant, c'est bien ce mot là. Salope. Colombe, jusqu'ici, n'avait rien d'une salope. Une fille saine, simple, naturelle. L'autre soir, elle s'est métamorphosée en salope.

Le téléphone sonne, il expédie son interlocuteur, raccroche. Poing sous le menton, il réfléchit. Retour sur la dentelle noire. Si peu son genre. Elle était belle, pourtant. Ça lui allait bien. Oui, il fallait se l'avouer, elle était désirable, bandante, douce et violente la fois. Pourquoi n'avait-il pas aimé ? Il se mordille le doigt. Si, il avait aimé, bien sûr, il avait aimé. Enfin, son corps avait aimé, pas sa tête. Nuance. Pourquoi ? Il se lève, fait les cent pas dans son bureau. Une angoisse monte en lui. Quelque chose prend forme. Quelque chose d'ignoble. D'inconcevable. Non. Ridicule. Idiot. Et pourtant… Impossible de ne pas y songer. La guêpière. Pourquoi a-t-elle acheté ce truc ? L'a-t-elle déjà mis pour exciter un autre ? Que fait-elle de ses journées après tout ? Il ne s'y est jamais intéressé. Les enfants, la maison, son mi-temps… c'est tout ce qu'il sait. Et si elle avait rencontré quelqu'un aux éditions de l'Étain ? Un écrivain. Un intello. Un journaliste. Stéphane s'arrête devant la fenêtre, regarde les voitures rouler le long du quai d'Argelous. Son souffle rapide trace de petits nuages de buée sur la vitre. Pour la première fois en douze ans de bonheur tranquille, une interrogation surgit.

Et si Colombe lui était infidèle ?

Ils sont au lit. Brusquement dans le noir, il dit :

— Est-ce que tu m'as déjà trompé ?

Colombe ouvre un œil. Elle dormait presque.

— Quoi ? balbutie-t-elle.

Stéphane répète sa question. Colombe, stupéfaite, ne dit rien pendant quelques secondes. Puis elle allume la lumière, se retourne, le regarde.

— Mais pourquoi me demandes-tu ça ?

— Réponds, s'il te plaît.

— Non, dit Colombe. Je ne t'ai jamais trompé.

Ses yeux sont francs, doux.

Silence.

— Et toi ? demande-t-elle enfin.

Stéphane éteint la lumière. C'est plus facile de mentir dans le noir.

— Moi non plus.

Avant de s'endormir, il pense à son mensonge. À ces femmes croisées lors de ses voyages, dans un restaurant, un bar, un hôtel. Colombe ne se doute de rien. De l'autre côté du lit, elle ne dort pas. Les yeux ouverts dans l'obscurité. Est-ce que tu m'as déjà trompé ? Pourquoi cette question au milieu de la nuit ? Qu'est-ce qui lui prend ? Comment peut-il lui demander une chose pareille ? Comment peut-il avoir des doutes ? Malgré elle, elle sourit. Il n'a aucune idée de ses journées, de son train-train. Travail, ménage, garçons. Un amant ! Et puis quoi encore ? Un amant… Est-ce qu'elle a une tête à avoir un amant ? Au fond, ça lui fait de la peine qu'il lui pose cette question, comme s'il doutait d'elle, comme s'il ne lui faisait plus confiance. Pourtant elle n'a jamais songé à un autre homme. C'est lui qu'elle cherche à séduire. La guêpière, c'était pour lui, pour son mari. Moi non plus, a-t-il répondu. Oui, elle le croit, oui, elle lui fait confiance. N'est-elle pas le pilier de l'existence de Stéphane, comme lui est le pivot de la sienne ?

Elle songe à ses lectures libertines. Pourquoi les maris y sont-ils le plus souvent cocus, impuissants ou morts ? Les héros de l'histoire sont toujours l'amant, la maîtresse. Ce sont les rendez-vous d'adultère que l'auteur décrit, jamais ce qui se passe dans le lit conjugal. Ce constat l'ébranle et l'irrite à la fois.

Vingt-trois heures. Colombe lit dans son bain. Un orteil vissé sur le robinet d'eau chaude, elle finit Lady Chatterley. Stéphane est absent pour quelques jours. Il n'était pas reparti depuis longtemps. Quelle paix, une fois le mari envolé. Tout est calme, ordonné. Les jumeaux redeviennent dociles. Quand leur père est là, Colombe passe au deuxième plan. Bonne à faire la cuisine et à ranger leur désordre. Elle se reprend, se trouve injuste envers Stéphane qui se donne beaucoup de mal pour sa famille. Un petit coup d'orteil, et l'eau brûlante coule à nouveau. Ah, le bonheur de ces soirées solitaires. Plus de mari hypnotisé par la télévision. Plus de ronflements nocturnes. Pauvre Stéphane, s'il savait. Mais il ne sait rien. Et il sera vite de retour.

Seule dans son lit pour la première fois depuis quinze jours, Colombe glisse un pied, puis un mollet du côté de Stéphane, s'allonge en diagonale. Elle a l'impression de transgresser un interdit. La jouissance qu'elle en tire est délicieuse. Bras et jambes en croix, elle s'endort, prenant possession du lit conjugal. À trois heures, comme toutes les nuits depuis quelque temps, elle se réveille automatiquement. Même s'il n'y a plus de bruit. Quelque chose s'est déréglé en elle. Ses nuits sont interrompues. La qualité de son sommeil n'est plus la même. Elle le sent à la fatigue qui ne la quitte pas de la journée. Il faut qu'elle répare cette horloge interne, sans somnifères, surtout. Comment faire ? Compter les moutons, tisanes au miel, lait tiède, bains chauds avant de se mettre au lit ? Les remèdes de grand-mère ne manquent pas. Elle ferme les yeux. Les moutons.

BUT IT'S ALL RIGHT

NOW IN FACT IT'S A GAS

BUT IT'S ALL RIGHT

I'M JUMPING JACK FLASH

IT'S A GAS GAS GAS

Colombe se redresse. Quoi ? La musique ? Il n'y a eu aucun bruit depuis l'intervention de Stéphane. Alors quoi ? Un mauvais rêve ? Non, Jagger est bel et bien de retour, très en forme au-dessus de sa tête, tonitruant. Colombe se lève, claque la porte derrière elle, se réfugie dans le calme du salon. Pourquoi la musique ce soir ? Depuis deux semaines, pas un bruit. Elle avait oublié cette histoire. Affaire classée. Et dire que Stéphane n'est pas là…

Mais oui, justement. Stéphane est absent… Non. Elle divague. Elle devient folle. Colombe appuie ses mains fraîches sur son front. Sa peau est moite. Chut. Du calme pour réfléchir. On respire. On se reprend. Doucement. Voilà, ça va mieux. Mais tout de même ? Non, ce n'est pas possible, c'est invraisemblable.

Le docteur Faucleroy allumerait sa musique lorsqu'il la sait seule ?

Elle imagine sa sœur, un rien méprisante. T'es tarée, ma pauvre. Comment ton voisin peut-il savoir si ton mari est là ou pas ? N'importe quoi. Ta gueule, dit Colombe, tout haut.

Dans la cuisine, elle met de l'eau à chauffer pour une tisane. La hanche appuyée contre le coin de l'évier, elle réfléchit. Les nuits avec Stéphane ont toutes été des nuits sans Stones. Soit. Mais pourquoi le docteur Faucleroy s'amuserait-il à lui voler son sommeil ? Ça n'a pas de sens. Si, fait la petite voix, tu as raison, Colombe. Il te vole ton sommeil. Et il le fait quand ton mari est en voyage.

Que faire ? demande-t-elle à la voix, que puis-je faire ? Personne ne lui répond. Elle est seule dans la cuisine, à attendre que l'eau bouille, que Jagger se taise. Dans le placard, elle prend son bol préféré, à l'effigie du groupe suédois ABBA. Son bol de jeune fille, unique vestige de sa vie d'avant. Colombe verse l'eau frémissante sur le sachet de verveine, ajoute une cuiller de miel. Les quatre visages imprimés sur la faïence, délavés par les passages répétés dans le lave-vaisselle, la réconfortent. Anni-Frid, Benny, Björn, Agnetha lui sourient. Inutile de se précipiter, semblent-ils dire. Pourquoi ne pas attendre la nuit prochaine ? Si la musique recommence, elle prendra ses dispositions à ce moment-là. Le matin venu, elle téléphonera à Stéphane, ou à Claire. Ils seront de bon conseil.

Retourner dans la chambre subir Jumping Jack Flash ? Inconcevable. Colombe s'allonge sur le canapé du salon, et naturellement, le matin venu, elle a mal à la tête, ses paupières sont flétries, son humeur épineuse. Elle s'énerve avec les enfants, avec l'assistante de Régis, avec la caissière du supermarché. Corriger les épreuves du livre de Rebecca ? La barbe. Elle n'a que quelques jours pour rendre son travail, mais elle s'en fiche. La journée entière, elle pense à la nuit. Elle ne pense qu'à ça. À son rendez-vous avec Jagger. Bien sûr qu'il viendra. Mick sera là, fidèle au poste, à trois heures quinze pétantes.

Il ne lui reste plus qu'à l'attendre.

I'VE BEEN SLEEPING ALL ALONE

I'VE BEEN WAITING ON THE PHONE

LORD I MISS YOU

OU OU OU OU OU

OU OU OU OU OU

Le voilà. Pile à l'heure.

Étrangement calme, Colombe retourne dans la cuisine. Elle ne s'était même pas déshabillée. Toute la soirée, toute la nuit, elle avait veillé, assise dans un fauteuil, un roman à la main, La Planche de salut, d'Erica Jong. Maintenant, c'est l'heure de la tisane. Un rituel. Le bol ABBA, le sachet de verveine, la cuiller de miel, l'eau qui bout. Des gestes concrets, simples, qui lui permettent de se concentrer. De réfléchir. D'essayer de comprendre.

Pourquoi les Rolling Stones ? Un code secret ? Un message ? L'anglais de Colombe est médiocre. Elle ne comprend pas grand-chose aux propos nasillards de Mick Jagger. Et elle n'en sait guère plus sur lui. À part ce que tout le monde sait : qu'il était marié avec une Nicaraguayenne, Bianca (une brune s'appelant Bianca, quelle provocation), qu'on lui a prêté une liaison avec David Bowie, qu'une de ses filles s'appelle Jade (prénom qu'elle aime beaucoup), qu'il a un château quelque part en Touraine, et que sa Texane (mère de quatre de ses enfants, une ex de Bryan Ferry) l'a quitté parce qu'il a fait un bébé à un mannequin brésilien. Il l'agace, ce type. Elle déteste sa musique, et pourtant elle est capable de reconnaître chaque chanson de lui. Le « best of » imposé par le docteur Faucleroy ? Un sans-faute. Angie, Satisfaction, Brown Sugar, Honky Tonk Woman, It's Only Rock'n'Roll, Jumping Jack Flash…

Et celle de cette nuit. Écrite pour Jerry Hall, la Texane. Miss You la ramène à l'été 78. L'été de ses douze ans. Les Chamarel avaient loué un appartement meublé à Saint-Malo. Colombe avait invité une amie, Laura, pour le mois d'août. Cette dernière, en bikini, était déjà une femme. Elle s'était entichée d'un maître-nageur. Comment s'appelait-il déjà ? Ah oui, Gaby. Play-boy la musculature huilée et au cerveau atrophié. Tandis que Laura s'encanaillait dans une cabine de plage, Colombe lisait Belle Catherine.

À quatre heures du matin, le silence retombe enfin sur l'appartement. Colombe se sent lucide, sa fatigue évanouie. Ses gestes sont précis et calmes. Il ne reste qu'une chose faire. Écrire une lettre au docteur Faucleroy. Une lettre claire et ferme. Elle s'installe devant son bureau, chausse ses grosses lunettes, allume l'ordinateur. Premier dilemme : une lettre manuscrite ou tapée ? Écrire à la main est devenu une corvée. Une lettre dactylographiée a plus de poids. Ça fait sérieux.

Cher Docteur Faucleroy,

Elle cale. Faut-il opter pour un ton modéré ? Humoristique ? S'il s'était contenté de la Lettre à Élise, elle aurait pu écrire : Cher Ludwig van B., votre lettre ma beaucoup touchée. De grâce, ne m'écrivez plus à trois heures du matin ! Élise. Non : son voisin du dessus est un rocker. Une espèce qu'elle connaît peu. Tandis qu'elle planche, Colombe sent son énervement s'accroître. « Cher » docteur ! Il n'a rien de cher. Il lui bousille ses nuits. Elle le déteste.

Docteur,

Voilà qui est mieux.

Mon mari vous a déjà adressé un mot. Auriez-vous la gentillesse de bien vouloir baisser votre musique ? En effet, j'ai encore été réveillée cette nuit, et celle d'avant, à trois heures du matin.

En vous remerciant par avance, je vous prie de croire, docteur, en l'assurance de mes sentiments distingués,

Mme C. Barou (votre voisine du dessous)

Ridicule ! Trop gentil. Trop mièvre. Un va-et-vient de sa souris nettoie l'écran. Elle recommence, tape avec hargne.

Monsieur,

Je pensais que vous étiez un voisin compréhensif : Je me suis trompée.

Pendant deux semaines, depuis la lettre de mon mari, il n'y a eu que silence. Voilà que tout recommence. Pourquoi ?

Avez-vous une idée du nombre de mes nuits blanches depuis que je vis sous votre appartement ? Vous êtes médecin, pourtant. Empêcher une personne de dormir peut la rendre folle, ou pire, la conduire à la mort. Vous le savez, non ?

Pourtant, vous continuez, nuit après nuit, à m'infliger les Rolling Stones. (Pour votre information, je hais les Rolling Stones. Je méprise Mick Jagger, sa musique, sa grosse bouche, ses déhanchements. Je déteste sa voix. Je déteste tous les autres Stones dont je ne connais pas le nom.)

Et sachez qu'à trois heures du matin, docteur, il n'existe aucune musique que j'aime. À cette heure-là, je voudrais dormir. Dans le silence. Si vous continuez de me voler mon sommeil, je…

Je quoi ?

Elle cale à nouveau.

J'appelle la police ? Je vous casse la gueule ? Je lacère votre paillasson ?

De toute façon, elle n'enverra jamais cette lettre. Elle passerait pour une hystérique, une folle.

Un mot simple, laconique, efficace. Voilà ce qu'il faut.

Elle tape :

BAISSEZ VOTRE MUSIQUE.

C'EST INTOLÉRABLE !

VOTRE VOISINE DU 4e

Colombe imprime, met la feuille sous enveloppe, écrit à la main le nom du docteur. Puis elle la pose sur le guéridon de l'entrée. Demain matin, ou plutôt tout à l'heure – car il est déjà quatre heures et demie –, elle la glissera sous la porte du docteur Faucleroy.

La nuit suivante. 3 : 30. Silence. Pas de musique. Elle a réussi. C'était simple, après tout. Un petit mot et l'affaire est réglée. Elle a trouvé la solution toute seule. Pas besoin de Stéphane, ou de Claire. Il est raisonnable, ce docteur Faucleroy. Un jour, en le croisant dans l'escalier, elle l'invitera à prendre un verre. C'est pratique d'avoir un médecin dans l'immeuble, surtout avec des enfants. Balthazar fait parfois des pointes de fièvre à quarante. Colombe s'étire. Comme la nuit est douce et calme. Et comme le sommeil à venir sera réparateur.

YOU'RE A FOOL TO CRY

A FOOL TO CRY

AND IT MAKES ME WONDER WHY

— Merde !

Le docteur n'aurait pas trouvé son mot ? Elle aurait dû le glisser dans sa boîte aux lettres. Pas sous la porte. L'enveloppe a dû se retrouver sous le tapis. Il ne l'a pas vue. Quelle idiote. Colombe se met à sangloter comme une petite fille. Fool to Cry. « Comme tu es sotte de pleurer. » Une fois de plus, la voilà dans la cuisine, devant sa tisane. Et si elle appelait la police ? Elle pourrait dire : « Mon voisin m'empêche de dormir, venez vite. » Oui, mais après ? Même si la police débarque, ce type continuera à vivre au-dessus d'elle. Il ne va pas déménager, disparaître du jour au lendemain. Peut-être qu'il lui en voudra. Qu'il cherchera à se venger. Elle ne le connaît pas, après tout. Elle ne sait même pas à quoi il ressemble. Et puis, la police, c'est pour les grandes catastrophes, les cambriolages, les accidents, les disparitions d'enfants. Pas pour des conflits de voisinage. Non, il faut qu'elle règle ça sans la police. Toute seule. Dans un premier temps, renvoyer une lettre. S'assurer qu'il la reçoit. Après, on verra.

Dès sept heures du matin, Colombe est devant son ordinateur. Le laconique message est imprimé en deux exemplaires. Un dans la boîte aux lettres, l'autre sur le paillasson du docteur, en évidence. Impossible qu'il les manque. Elle part travailler. La matinée traîne, interminable. Colombe ne pense qu'au docteur Faucleroy. Elle ne peut rien faire d'autre : il est en train de monter chez lui, il remarque l'enveloppe blanche sur le paillasson, il se penche, prend la lettre devant sa porte, il ouvre l'enveloppe, lit. Oui, il doit faire ça. Exactement ça. Et il comprendra. Et il ne fera plus de bruit. Et ce ne sera pas la peine de déranger la police à trois heures du matin.

Lorsqu'elle rentre chez elle, Colombe regarde dans la boîte aux lettres du docteur. Vide. Il a trouvé le mot. Et l'autre ? Elle monte les marches doucement, sans faire de bruit. Un coup d'œil sur le paillasson. Rien. Colombe descend d'un étage, rentre chez elle. Dans sa chambre, elle tire les rideaux, s'allonge, ferme les yeux. Il faut qu'elle se repose. Depuis quand n'a-t-elle pas dormi ? Elle ne sait plus. Tout ce qu'elle sait, c'est qu'il lui reste trois heures avant l'arrivée des jumeaux. Elle règle son réveil pour seize heures quarante-cinq.

Le docteur Faucleroy a lu ses deux messages. Est-elle rassurée ? Inquiète ?

Cette nuit sera le moment de vérité.

Elle n'a pas voulu se coucher. Parfois, elle somnole un peu. Le fauteuil n'est pas confortable. De temps en temps, elle se lève pour chasser une crampe. L'attente est longue. Poireauter toute la nuit que le voisin mette sa musique… Elle est quand même un peu folle, non ? Sa sœur serait montée voir ce type depuis le début. Colombe imagine Claire excédée, la voit qui sonne chez le docteur, la mâchoire en avant. « Ça va durer encore longtemps votre boucan ? Si vous n'arrêtez pas immédiatement, j'appelle les flics. » Mais Colombe ne ressemble pas à Claire. On lui répète ça depuis qu'elle est née. Claire sait conduire, vite et bien, n'importe quelle voiture, et se gare d'un tour de volant. Claire sait convertir une somme en euros, en dollars, en pesetas, en yens, en marks, rapidement et sans calculette. Claire parle anglais avec l'accent d'un Sloane Ranger. Claire skie dans la neige profonde. Claire mesure un mètre soixante-neuf. Claire a eu une vingtaine d'amants.

Assez de Claire ! décide Colombe. Assez, assez de Claire.

Trois heures. Colombe est debout, le visage tourné vers le plafond. Trois heures quinze. Rien.

Trois heures trente. Trois heures quarante. Toujours rien. Quatre heures.

Gagné ! Le docteur Faucleroy s'est plié à sa volonté. Il a compris. Inutile d'aller taper à sa porte, de faire la Claire, d'envoyer la police. Tout s'est passé en douceur. Exactement comme elle l'espérait. Colombe se penche vers son lit, tire sur le bord de sa couette. Sa joue effleure l'oreiller.

IF YOU START ME UP

IF YOU START ME UP I'LL NEVER STOP

Le dictionnaire anglais-français ! Où est-il ? Dans le salon, vite. La lampe allumée, les pages tournées à toute vitesse. Où faut-il chercher ? À. star ou à up ? Ah, voilà, ça y est. « To start up : faire démarrer. »

Le message est clair.

« Si tu me fais démarrer, je ne m'arrêterai jamais. »

Lorsque Stéphane franchit le pas de la porte, il reçoit sa femme dans les bras : un paquet humide et tremblotant. Par-dessus son épaule, il voit les jumeaux, muets, consternés. Colombe pleure. Stéphane est surpris par son aspect négligé. D'habitude, elle est coquette. Ses cheveux sont ternes, ses vêtements fripés. Il l'emmène dans le salon, l'installe dans le canapé, prend sa main. Les jumeaux suivent, petit binôme inquiet. D'un geste, il les envoie dans leur chambre. Colombe s'est avachie sur le canapé, le dos rond. Stéphane ne la reconnaît pas.

— Il faut que tu ailles lui parler, sanglote-t-elle. Je n'en peux plus. Je ne dors plus. Je suis au bout du rouleau.

Stéphane caresse la main de sa femme.

— De qui parles-tu ? demande-t-il doucement.

— Mais de ce salaud…, explose-t-elle.

Sa véhémence le surprend.

— Quel salaud ?

Elle le regarde.

— Ce salaud de Faucleroy. Il n'a pas voulu lire mes lettres. Il me nargue. C'est un monstre.

Et elle sanglote nouveau. Stéphane la contemple. Il n'a pas l'habitude de voir sa femme pleurer, il ne sait pas quoi faire.

— Allons, allons, ressaisis-toi, Coco.

Elle se redresse, se mouche.

— Je veux que tu ailles le voir, que tu lui dises de me laisser dormir. Je vais devenir folle.

— Mais que fait-il ? Le bruit a cessé, non ?

— Eh bien, il a recommencé, crie-t-elle. Tous les soirs, quand tu es en voyage. Il sait quand tu n'es pas là. Il est diabolique !

Stéphane passe une main sur le front de Colombe.

— Ma chérie, tu vas t'allonger un moment. Je vais m'occuper du docteur Faucleroy. Tu vas te reposer, hein ?

— Je veux que tu t'en occupes tout de suite. Maintenant.

— Oui, je te le promets. Dors.

Il sort de la pièce. Colombe s'assoupit sur le canapé. Lorsqu'elle ouvre les yeux, la nuit est tombée. Stéphane est assis à côté d'elle. Les jumeaux doivent être couchés, car elle ne les entend pas.

— Le docteur n'est pas là, Coco. J'ai sonné plusieurs fois pendant que tu te reposais.

— Il faut que tu lui parles.

— Je vais le faire, dès qu'il sera de retour. Et s'il recommence cette nuit avec sa musique, j'irai le voir. D'accord ?

Stéphane a la voix ferme, légèrement agacée, celle qu'il prend pour parler aux jumeaux quand ils font des bêtises. Colombe ne dit rien. Elle se couche. Elle n'entend même pas Stéphane se mettre au lit.

Le lendemain matin, il lui apporte son petit déjeuner. Le toast est trop grillé, le thé pas assez fort, mais Colombe est touchée. Ce n'est pas le genre de son mari.

— Alors ? demande Stéphane avec un sourire un peu forcé.

— Alors quoi ?

— Du bruit cette nuit, ma Coco ?

Colombe fronce les sourcils. Elle ne répond pas.

— Personnellement, je n'ai rien entendu, dit Stéphane, avec le même sourire crispé.

Il lui tend son verre de jus d'orange. Colombe boit une gorgée, puis pose le verre.

— Tu n'as pas compris, dit-elle. Il met la musique seulement lorsqu'il sait que je suis seule.

Stéphane lâche un soupir agacé.

— Tu exagères.

Pourquoi la regarde-t-il comme si elle avait onze ans ? Comme si elle ramenait un mauvais carnet ? Elle serre son verre de toutes ses forces.

— Tu ne me crois pas, murmure-t-elle.

Il hausse les épaules.

— Je n'ai jamais entendu le moindre bruit, moi.

— Mais…, commence-t-elle.

— Colombe, interrompt Stéphane, tu es en train d'imaginer tout et n'importe quoi à propos du docteur Faucleroy. Ta scène d'hier soir était ridicule.

Colombe saute brutalement du lit, faisant tanguer le plateau. Elle s'enferme à clef dans la salle de bains.

La voix de Stéphane lui parvient travers la porte. La poignée monte et descend en vain.

— Coco ? Tu boudes ?

Colombe ne répond pas, enlève son T-shirt, ouvre le robinet de la douche. Le jet d'eau l'enveloppe, l'isole.

— Et mes toasts ? Tu ne finis pas mes toasts, ma chérie ?

— Pauvre con, marmonne-t-elle.

Tiens, c'est la première fois que tu traites ton mari de pauvre con.

— Tu vois, Coco, dit Stéphane, triomphant, après cinq nuits de sommeil ininterrompu, c'est fini. Je ne vais pas monter voir un voisin qui ne fait rien.

Colombe se renfrogne.

— Il recommencera dès que tu t'en iras. Je te le dis.

Son mari soupire.

— Si tu voyais ta tête. Une gamine butée.

— Je veux que tu ailles parler ce type.

Stéphane perd son calme.

— Mais pour lui dire quoi, la fin ? Il n'a rien fait.

Colombe se redresse.

— Tu crois que je t'ai menti ? Que j'ai tout inventé ?

Stéphane sourit. Un mince sourire, mâtiné d'impatience.

— Tu as toujours eu beaucoup d'imagination.

Colombe se tait, prend sur elle. Après tout, elle n'a aucune envie d'en parler avec Stéphane. Ça ne sert rien. Il est convaincu de la bonne volonté du docteur Faucleroy. Il n'a jamais entendu de musique à trois heures du matin. Dès que son mari repartira, le bruit éclatera, elle le sait. Comment en douter ? « Si tu me fais démarrer, je ne m'arrêterai jamais. » À moins que… Ne doit-elle pas réagir ? Elle ne peut plus subir ce voisin sans rien faire. Un plan d'action, c'est sa seule solution. Par quoi, par où commencer ? Difficile à dire. Il va falloir y penser, trouver une stratégie, une riposte, un angle d'attaque. Elle n'avait jamais eu envie de transgresser sa passivité, sensation inédite qu'elle savoure comme un bonbon au goût étrange. C'est un secret, son secret, ça la regarde, elle seule, personne d'autre. Pas question de déposer une plainte pour tapage nocturne. Tout déballer a la police lui ôterait un privilège. Pourquoi rendre cette affaire publique ? C'est son histoire, après tout, personnelle, confidentielle, entre le docteur Faucleroy et elle. Stéphane ne peut pas comprendre, personne ne peut comprendre. Le docteur Faucleroy s'adresse à elle, c'est elle qu'il empêche de dormir. Très bien, elle a encaissé, elle a tenu. Maintenant, elle va lui donner la réplique. Comment ? Elle ne le sait pas encore.

Et puis tout rentrera dans l'ordre. Ce n'est qu'une banale histoire de voisinage, finalement.