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7
Une banale histoire de voisinage, soit. Mais avant de la régler, il s'agit de savoir à quoi ressemble ce voisin. Comprendre comment il est, de quoi il est fait. Pouvoir le reconnaître. Identifier l'ennemi avant de passer à l'attaque, voilà la stratégie.
— Le docteur ? Je ne le vois jamais, lui apprend Mme Georges, qui fait le ménage au cinquième deux fois par semaine. Il a des horaires difficiles, vous savez, comme tous les gens de ce métier. C'est un monsieur agréable, sérieux, très calme. Personne dans l'immeuble n'a eu à se plaindre de lui. Il ne fait pas de bruit. Il paie rubis sur l'ongle. Je n'ai jamais eu à lui réclamer mon dû.
Sérieux. Très calme. Il ne fait pas de bruit. Peut-être que la personne qui lui inflige les Rolling Stones au milieu de la nuit n'est pas le docteur Faucleroy ? Un ami peut-être, ou quelqu'un qui loge chez lui ? Mais la concierge lui précise que le docteur vit seul. À part ses enfants, qui viennent rarement, et qui sont tout jeunes – « Plus jeunes que les vôtres, madame Barou » –, il n'y a personne. Même pas la mère des enfants. Celle-là, Mme Georges ne l'a jamais vue.
Le soir, Colombe croise Mme Manfredi au supermarché de l'avenue de La Jostellerie.
— Vous qui êtes grande, vous ne voulez pas m'attraper l'huile d'olive tout là-haut ?
Colombe tend le bras, saisit le flacon. La petite Italienne la remercie. Sur le chemin du retour, Colombe règle son pas sur la cadence, plus lente, de sa voisine.
— Alors vous êtes bien installée ? demande Mme Manfredi.
— Oui, dit Colombe.
— Vous au moins, vous n'avez pas ces abrutis d'étudiants au-dessus de votre tête.
— J'ai le docteur Faucleroy, répond Colombe. C'est pire.
— Le docteur, s'exclame Mme Manfredi, il fait du bruit ? Lui ?
Elle semble si étonnée qu'elle s'arrête au milieu du trottoir. Colombe en profite pour poser son cabas.
— Dites, madame Manfredi, vous le connaissez, ce docteur ?
Le regard noir et curieux balaie le visage de Colombe.
— Votre mari m'a déjà posé des questions à son sujet. Un problème ?
— Eh bien, c'est-à-dire que…, bafouille Colombe.
— C'est un homme brillant, coupe l'Italienne. Bien élevé. Discret.
— Vous le connaissez bien ?
— Oh, vous savez, je le vois peu. Le matin, vers six heures, il file à son travail. Il ne prend jamais l'ascenseur. Il dévale l'escalier à toute vitesse. Un éclair blanc et pouf, il est parti.
— Vous ne savez pas grand-chose de lui, alors ?
Mme Manfredi lève le menton d'un air supérieur.
— Détrompez-vous. Nous sommes de grands amis. Il m'appelle par mon prénom. Lui, c'est Léonard. Je l'ai surnommé Leonardo, précise-t-elle avec un sourire satisfait. Il est charmant, vous savez. Je n'arrive pas à croire qu'il vous cause des ennuis.
— Je n'ai jamais dit ça, proteste Colombe.
Cette conversation l'irrite. Elle n'a plus envie de continuer. Le charmant docteur Faucleroy. Si discret. Si bien élevé. Agaçant, à la fin. Elle reprend son cabas d'un geste vif mais Mme Manfredi pose une main compatissante sur son bras, la retient. Les yeux noirs se plissent, fouineurs.
— Toujours seule, sans votre mari. Vous devez vous ennuyer, non ?
— Pas du tout.
Mme Manfredi se rapproche, baisse la voix.
— Le mien était pareil. Je passais ma vie à l'attendre. Il courait les filles pendant que je faisais la popote.
— Mon mari travaille beaucoup, rétorque Colombe, piquée.
Mme Manfredi lâche son avant-bras.
— Ils disent tous ça, chuchote-t-elle avec un sourire de connivence. Si j'étais vous, je lui mettrais une laisse, à votre mari.
Un dernier renseignement à obtenir, juste pour en avoir le cœur net.
Colombe sonne au second, chez les étudiants. Un jeune homme aux cheveux longs lui ouvre.
— Bonjour, je suis Colombe Barou. Votre voisine du quatrième.
Le jeune homme lui serre la main.
— Ah ouais, la maman des jumeaux ? Moi, c'est Jérôme.
— Je voulais savoir…
— Pour du baby-sitting ? coupe Jérôme avec un grand sourire. Je vous les prends quand vous voulez, vos gamins. Ils sont top.
Colombe rosit.
— Ah… Euh, formidable. Bon à savoir. Mais en fait, je ne venais pas pour ça.
Elle regarde derrière elle, se racle la gorge.
— Je voulais savoir si vous connaissiez le monsieur du cinquième.
— Léo ?
— Oui, lui.
Jérôme siffle, lève les sourcils.
— Trop cool.
— Comment ça ?
— Un gars zen, quoi. Pas comme la Castafiore du premier.
Colombe soupire.
— Je vous remercie, Jérôme. À bientôt.
Décidément, il n'y a pas un locataire pour dire du mal de Léonard Faucleroy.
Depuis cinq heures et demie, Colombe attend devant la porte d'entrée, l'œil vissé au judas. Il s'agit d'apercevoir l'ennemi. Ce monstre que l'immeuble entier adule. Il doit avoir une double personnalité, ce docteur, comme Jekyll et Hyde. Angélique avec les autres, démoniaque avec elle. Elle trépigne. Quand va-t-il enfin sortir de chez lui ? Est-il déjà parti ? Elle attendrait là, pour rien, alors ? Ses pieds sont glacés.
Six heures. Au-dessus, une porte claque. Ça y est. Elle se plaque contre le battant. Une silhouette vêtue de blanc, aussi haute que large, courbée comme une virgule, apparaît dans son champ de vision en descendant rapidement l'escalier. C'est lui ? Le judas déforme tout, comme les miroirs de foire qu'affectionnent les jumeaux. Bien sûr que c'est lui. Personne d'autre n'habite au cinquième.
— Te voilà, « Leonardo », marmonne Colombe. Te voilà enfin, espèce de salopard de merde.
— À qui parles-tu ? fait une voix endormie derrière elle.
Elle sursaute.
C'est Balthazar, tout ébouriffé, étonné de prendre sa mère en flagrant délit d'espionnage et d'injures.
Colombe a découvert ce que signifie de ne plus dormir la nuit. La nuit, tout est différent. Sa perception des choses n'est pas la même. Dès l'apparition de la lune, elle vit une autre vie. Elle qui a si longtemps été « de jour » découvre une nouvelle facette de sa personnalité, une Colombe « de nuit ». À force de moins dormir, elle réfléchit, rêve, échafaude. La Colombe « de jour » s'empêtre dans les tâches ménagères, les enfants, son travail. La Colombe « de nuit » a le temps. Elle se surprend à aimer ces instants d'intimité nocturne. Maintenant, elle les attend.
Entre trois et cinq heures du matin, elle quitte sa chambre sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Stéphane, va dans la cuisine boire sa tisane et lire. Depuis que professionnellement elle a dû se plonger dans l'univers particulier de la littérature érotique, Colombe a gardé le goût des lectures extrêmes. Nuit après nuit, elle se nourrit en cachette de romans libertins qui lui donnent l'impression d'accéder à un autre monde, à un univers intime et charnel qu'elle ne partage avec personne. Sa vie entière, Colombe l'a distribuée aux autres comme une galette des Rois à l'Épiphanie. À présent, elle se garde une part, celle qui contient la fève. Est-ce de l'égoïsme que de se réserver un jardin secret ?
La nuit, Colombe a l'impression d'être la seule personne sur terre ne pas perdre son temps à dormir, privilège auquel elle tient. Puis elle retourne se coucher dès que le jour se lève. Mais le sommeil rattraper reste un problème. La Colombe de « Jour » n'a pas le temps de tout faire. Pour la première fois, elle donne à Mme Georges les vingt et une chemises masculines de la semaine, désormais repassées dans la loge. Pendant la journée, Colombe fait une sieste. Malgré ces quelques heures de repos, elle est de moins en moins alerte. Son cerveau s'est engourdi. Ses gestes sont lents, sa voix éraillée, ses paupières gonflées. Elle ne retrouve une apparence normale qu'en début de soirée, ne redevient lucide qu'avec l'approche de la nuit.
— Donc, je disais qu'il serait bien que vous…
Régis s'interrompt. Inutile de continuer. Colombe dort debout.
— Allô ? plaisante-t-il. Y a quelqu'un ?
Aucune réaction. Insensé. Qu'est-ce que c'est que ce zombie la chemise chiffonnée, ses longs cheveux dans les yeux ? Mais ça lui va pas mal, au fond, d'être moins tirée quatre épingles. Elle est plus naturelle. Carrément sexy, même.
— Colombe ? Répondez-moi. Ça n'a pas l'air d'aller.
Elle esquisse enfin un mince sourire. Tout va bien. Des problèmes de sommeil, c'est tout.
— Des soucis avec votre mari ? Les enfants ?
Mais non, mais non, aucun souci. Sa propre voix lui paraît faussement enjouée.
— Je sais que ça ne me regarde pas, dit Régis. Mais je m'inquiète pour vous.
Colombe garde le silence. De quoi se mêle-t-il ? C'est vrai que ça ne le regarde pas.
— Vous pourriez être ma fille, Colombe. À force de travailler avec vous, j'ai appris à vous connaître. Et je vois que vous n'allez pas bien.
Il recommence. Que faire ? Que dire ? Elle regarde ses pieds.
— Et si vous preniez quelques jours de vacances ? suggère Régis. Sans vos enfants. Sans votre mari. Simplement pour vous ressourcer.
La petite auberge au bord de la mer. Une pile de livres. Dormir d'une traite jusqu'à neuf heures du matin. Non. Impossible. Ses hommes ont besoin d'elle. Elle ne peut pas les laisser. Elle secoue la tête.
— Mais les jumeaux sont grands maintenant, insiste Régis. Ce ne sont plus des bébés.
C'est vrai, elle pourrait très bien se débrouiller avec Mme Leblanc, si contente de lui rendre service, et les étudiants du second. Mais partir, ce serait fuir l'ennemi. Ce serait déposer les armes devant Léonard Faucleroy. Ce serait renoncer au charme secret de ses nuits blanches.
— Une colombe doit s'échapper de sa cage, sourit Régis. Pour mieux y revenir. Pensez-y. Vous savez, je devine la solitude de votre vie. Devant votre ordinateur aussi, vous êtes seule. Mais moi je vous comprends. Je suis là.
Oh là ! Ça devient gênant. Comment l'arrêter ? Elle ne sait pas.
— Vous avez un métier difficile, peu gratifiant, poursuit l'éditeur. Ce n'est pas facile d'être « nègre ».
Oui, il a raison, vraiment pas facile. Il est quand même touchant, gentil.
— J'aimerais faire quelque chose pour vous, Colombe. Vous donner une chance. Vous pousser vers cette lumière que vous redoutez tant.
— Quoi ! Comment ?
— Enfin réveillée, on dirait ? sourit Régis.
— Je vous écoute.
— Je vous propose de cosigner un roman avec un auteur. Pour la première fois, votre nom apparaîtra sur la jaquette.
Colombe hoche la tête. Son nom sur la jaquette ? Quel bond en avant ! Mais ce ne sera pas son roman. Son roman à elle.
— L'auteur s'appelle Catherine Rambaud, précise Régis. Informaticienne. Une fille intelligente. Votre âge, un peu plus. Le livre, c'est son idée : un thriller qui raconte un piratage informatique. J'ai pensé que vous feriez une bonne équipe. Alors ? Qu'est-ce que vous en dites ?
Régis est rouge d'excitation, persuadé que Colombe est emballée. Elle écoute sa propre voix répondre. Oui, oui, formidable. Merci. Merci encore. Sourires. Resourires. En réalité, ce projet de livre ne lui fait ni chaud ni froid. Elle devrait dire non à Régis. Là. Tout de suite. Mais elle n'ose pas lui faire de la peine. Il semble si heureux. Si fier de pouvoir l'aider.
— Épatant ! Vous avez rendez-vous demain matin neuf heures, chez elle, 22, rue Victoria. Vous travaillerez ensemble trois matinées par semaine.
Colombe écoute le message une deuxième fois.
Il est midi. Elle vient de se réveiller de sa sieste.
« C'est Régis. Votre comportement me surprend et me désole. Ça fait trois lapins que vous posez à Catherine Rambaud. Sans la prévenir, sans vous excuser. Et sans rien me dire non plus. J'attends votre appel, Colombe. Et vos explications. »
Régis a de quoi être mécontent. Lors du premier rendez-vous, Catherine Rambaud s'est trouvée face à une créature léthargique incapable de garder les yeux ouverts. Au deuxième, Colombe avait une heure de retard. Au troisième, au quatrième, Catherine Rambaud a attendu son « nègre » en vain.
Il y a quelques semaines, un message de cette nature aurait glacé Colombe. Mais ce matin, elle l'écoute avec indifférence. Demain, elle rappellera Catherine Rambaud et Régis. Elle trouvera bien une excuse. Tout ça n'est pas grave. Tout ça peut attendre. Stéphane est parti ce matin en voyage. Cette nuit, les décibels vont reprendre.
Il faut qu'elle s'y prépare.
En fait, elle ne s'est pas couchée. Accueillir l'ennemi au lit n'est pas une bonne idée. Elle doit être debout, habillée, vaillante. Sur ses gardes. Jusqu'à minuit, dans la cuisine, elle lit le roman d'un jeune homme, Sexes, de Marc Bonnet. La violence et la crudité du livre l'ont remuée. Vers une heure, Colombe va dans sa chambre, enfile un T-shirt et un caleçon. Elle s'installe sur le fauteuil dans un coin de la pièce. Une sensation étrange passe sur sa peau comme un frisson. Elle attend ce moment avec impatience, elle y a pensé la journée entière. Désormais, la crainte – ou l'attente – du bruit meuble ses jours, ses nuits, tempère ses humeurs, modifie son comportement. Le reste de sa vie est en suspens. Elle a laissé l'obsession grignoter son quotidien.
Trouver une stratégie. Une riposte. Un angle d'attaque. Il faut qu'elle s'y mette. Ça ne dépend plus que d'elle. Quand cette histoire sera terminée, tout rentrera dans l'ordre, elle en est convaincue. Elle retrouvera le sommeil, s'occupera des enfants, surveillera leurs devoirs. Elle ne se laissera plus aller. Elle travaillera avec assiduité sur le livre de Catherine Rambaud, elle ira déjeuner avec Claire. Elle s'expliquera avec Régis.
Comme avant. Tout sera comme avant.
Cette nuit, ni Mick Jagger ni musique, mais une nouveauté : un vacarme incessant de pas, de soubresauts, de meubles tramés le long du parquet, d'objets qui tombent, de billes qui roulent. Colombe écoute. Mais que fait-il là-haut ? Est-il seul ? On pourrait croire qu'Attila et les Huns, montés sur un troupeau d'éléphants, ont envahi l'appartement du docteur Faucleroy.
Le tohu-bohu se prolonge sans s'atténuer. S'y ajoute de façon inattendue le sifflement aigu d'un aspirateur, poussé avec ardeur dans les coins et les recoins de la chambre. Qui consacre tant d'allégresse à passer un aspirateur au milieu de la nuit ?
La stupeur de Colombe se mue peu à peu en colère. Peu importe qui est responsable de ce boucan. Il faut que ça s'arrête, que ça cesse, sur-le-champ. Vite, ses ballerines, son pull, ses clefs. Attention, pas de bruit devant les chambres des jumeaux. Fermer la porte, monter l'escalier d'un pas déterminé. Le paillasson ne l'intimide plus. Un coup de sonnette franc et brutal. Elle sait parfaitement ce qu'elle va lui dire. Sa rage lui sert de bouclier. « Leonardo » va voir de quel bois se chauffe la paisible Mme Barou.
Elle attend. Personne. L'aspirateur hurle de plus belle. Comment entendre la sonnerie avec un bruit pareil ? Un nouveau coup. Plus long cette fois. L'appareil s'éteint avec un couinement. Silence. Colombe dresse son mètre quatre-vingts. Elle est prête. Qu'il vienne. Mais il ne vient pas. Elle sonne encore. Une fois. Deux fois, trois fois. Plus un bruit. Que fait-il ? Pourquoi ne vient-il pas ?
— Docteur Faucleroy ? dit-elle. Vous m'entendez ? Elle frappe sur la porte avec son poing.
— Docteur ?
Sa voix résonne dans la cage d'escalier.
Il ne vient pas. Il ne viendra pas. Il le fait exprès.
Lentement, elle retourne dans son appartement.
Stéphane détaille le visage de Colombe. Après une semaine d'absence, il se retrouve face une autre femme, débraillée, blafarde, aux paupières bleutées. Sur sa lèvre supérieure, un bourgeonnement étrange a fleuri. Il se penche, regarde.
— Qu'est-ce que tu as, là ?
Colombe s'esquive.
— Un bouton de fièvre.
— De l'herpès, rectifie Stéphane.
— J'ai vu le dermatologue, dit Colombe. Il paraît que ça peut se déclencher quand on est très fatigué. Ou quand on se met longtemps au soleil.
Dans un éclair trop précis, Stéphane revoit la guêpière, la peau blanche sous la dentelle noire.
— Il y a d'autres causes.
Colombe fronce les sourcils.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Stéphane sourit jaune.
— Il ne t'a pas expliqué, ton dermato ? L'herpès, c'est une MST.
— Une quoi ?
— Une maladie sexuellement transmissible, prononce Stéphane froidement.
Colombe est estomaquée.
— Tu es fou, suffoque-t-elle. Comment peux-tu imaginer que…
— Oh, mais j'imagine très bien. Rien qu'à voir ta tête de déterrée chaque fois que je rentre de voyage.
Colombe soupire.
— Je te l'ai déjà dit… Déjà expliqué…
— Ah, oui, j'oubliais, grimace-t-il, le docteur Faucleroy. Le beau gosse du cinquième qui t'empêche de dormir. Dis, c'est lui qui t'a collé ce machin sur la bouche et ces cernes sous les yeux ?
Sans un mot, Colombe pivote sur ses talons et sort de la cuisine. Stéphane reste seul. Il réfléchit.
Le docteur Faucleroy.