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8
APRÈS LE DÎNER, on sonne à la porte. Balthazar va ouvrir. C'est Claire.
— Salut tantine ! Il reste du poulet si tu veux. Et des frites. Claire lui tapote la joue d'une main distraite.
— Merci, Baltho, mais je passais pour avoir des nouvelles de ta mère…
Dans la cuisine, Oscar termine un petit-suisse. Colombe range des assiettes dans le lave-vaisselle. Claire l'observe : chemise d'homme froissée, caleçon noir, cheveux sur le visage. Elle n'a jamais vu sa sœur aussi négligée. Ses yeux sont cernés, son visage amaigri. Serait-elle souffrante ? Colombe lui répond que non.
— Qu'est-ce que tu as sur la bouche ?
Le bourgeonnement s'est transformé en croûte brunâtre.
— De l'herpès.
— C'est la première fois que je te vois avec ça.
Colombe ne dit rien. Claire attend que les jumeaux soient couchés.
— Tu as une de ces tronches, reprend-elle.
— C'est parce que je ne dors pas, répond Colombe sèchement.
Agacée, elle tourne le dos à sa sœur, passe une éponge humide sur la table.
— Toujours ce type du cinquième ? Stéphane n'est pas allé le voir ?
— C'est à moi de mettre un terme à cette histoire. C'est moi qu'il empêche de dormir. Pas Stéphane.
— Tu veux dire que Stéphane n'entend rien ?
Colombe frotte la table, s'attarde sur une tache rebelle.
— Il y a du bruit seulement lorsque Stéphane est absent. Mais il ne me croit pas.
— Tu pourrais appeler la police, suggère Claire. Le tapage nocturne, c'est illégal.
— Je sais. Mais je veux m'en occuper toute seule.
Claire esquisse un mouvement d'impatience.
— Tu n'as qu'à mettre des boules Quies, enfin. Tout le monde a des voisins bruyants.
Colombe se redresse, la regarde, pose l'éponge.
— Pas un voisin comme celui-là, murmure-t-elle. Pas comme lui.
Claire maîtrise mal son énervement.
— Qu'est-ce que tu racontes, Coco ?
Colombe reprend l'éponge, la rince, s'essuie les mains. Claire allume une cigarette, déambule dans la cuisine. Son visage a cette expression particulière que Colombe connaît bien, une sorte de gonflement au niveau des mâchoires, les sourcils dressés en accent circonflexe. Elle attend en fumant, prend son temps. Ça fait partie de la mise en scène. Ensuite, elle déclamera d'une voix solennelle : Il faut absolument que je te parle. Puis, les gros sabots, le sermon. Claire aime plus que tout sermonner. Mais cette fois, Colombe remarque que l'attente se prolonge. Que se passe-t-il ? Sa sœur aurait-elle le trac ? Intéressant. On dirait qu'elle hésite, qu'elle cale.
— Tu as quelque chose à me dire, peut-être ? anticipe Colombe avec un sourire ironique.
Claire se retourne, image de l'innocence, une paume posée sur la clavicule.
— Moi ?
— Oui, toi. Tu es venue ici pour me faire la morale.
— Mais pas du tout…
— Oh, ça va ! On dirait que tu as les oreillons tellement tu serres les dents.
Claire renonce à sa comédie. Elle tire longuement sur sa Marlboro.
— Stéphane m'a téléphoné ce matin.
Colombe soupire. Stéphane et Claire. Son mari et sa sœur qui complotent derrière son dos. Formidable. Épatant, comme dirait Régis. Et puis quoi encore ?
— Ton mari est inquiet, poursuit Claire. Il ne comprend pas ce qui t'arrive. Il dit que tu ne dors plus, que tu passes tes nuits à lire dans la cuisine. Que tu fais des siestes toute la journée. Que les jumeaux font n'importe quoi. Et que…
Claire hésite.
— Continue, lance Colombe avec véhémence. Je sais très bien ce qu'il a dû te dire, Stéphane. Il croit que j'ai un amant. C'est ça ?
— Il m'en a parlé, admet Claire. Silence.
— Coco ? reprend Claire doucement. Tu peux tout me dire. Je suis ta petite sœur.
Elle s'approche.
Colombe enfile des gants de caoutchouc rose, saisit une serpillière, la jette dans l'évier.
— Tout ça ne te regarde pas, dit-elle à l'évier, sans se tourner vers sa sœur.
Elle ouvre le robinet, remplit une bassine, verse une dose d'eau de Javel. Claire s'approche encore.
— Éteins cette cigarette, merde, explose Colombe.
Claire s'exécute. Un relent de tabac froid envahit la cuisine. Colombe essore la serpillière, la laisse violemment tomber en boule humide quelques centimètres des Tod's en daim de sa sœur. Claire fait un bond en arrière, mais revient la charge.
— C'est lui, alors ?
— Qui lui ? souffle Colombe, en frottant le carrelage avec énergie.
— Ton voisin. C'est lui, ton amant, hein ?
Colombe s'immobilise. Claire enchaîne.
— C'est quand même très fort d'avoir inventé cette histoire de bruit pour te faire le voisin. Tu m'épates.
— Quoi ? murmure Colombe, incrédule, arrimée à son balai. C'est ce que pense Stéphane ?
— Non. C'est moi qui le pense.
Claire affiche un sourire de triomphe.
— J'ai bien réfléchi à tout ça. Je ne vois pas qui d'autre pourrait être ton amant. Tu ne sors jamais. Tu ne vois personne à part ton éditeur.
Colombe, stupéfaite, la laisse parler.
— Et puis il paraît que le voisin est très beau, continue Claire. C'est Stéphane qui me l'a dit.
Colombe la regarde avec mépris.
— Tu n'as qu'à dormir ici ce soir. Tu verras.
Évidemment, pas le moindre bruit. Ni aspirateur, ni remue-ménage, ni Mick Jagger. Pas le plus infime grincement de parquet. Rien.
Le matin venu, les sœurs prennent leur petit déjeuner en silence. Sous un aspect paisible, Colombe bouillonne de rage. Sa colère est dirigée autant contre le docteur Faucleroy que contre Claire. Ce sale type a gagné. Il a dû se douter que Claire passerait la nuit chez Colombe. Comment ? Elle n'en sait rien. Il est le plus fort. Il a réussi à la ridiculiser une fois de plus.
Plus elle contemple les traits de sa sœur, plus elle la déteste. Claire pense toujours avoir raison. Quand elle était petite, leur mère l'appelait « mademoiselle Je-sais-tout ». Mais Colombe n'a plus de leçons à recevoir d'elle. Qu'importe ce que pense sa sœur, après tout. Ce visage triangulaire, ce menton volontaire, non, elle ne les voit plus. Claire n'est pas là. Effacée. Zappée.
Claire pose son bol de café. Elle observe sa sœur.
— Tu sais, je me suis trompée. Tu es incapable d'avoir une aventure. Tu es trop proprette, trop peureuse. C'est ce que j'ai dit Stéphane, d'ailleurs.
Ne pas lever les yeux. Ne plus la voir. Colombe fixe obstinément sa tasse de thé. Elle y dépose un morceau de sucre. Le carré blanc s'effrite petit à petit.
— Tu as inventé cette comédie rien que pour attirer l'attention de ton mari, avoue-le.
Le sucre s'est désintégré au fond de la tasse. Colombe reste immobile, muette.
Claire s'irrite de ce silence. Il faut aller plus loin. Provoquer Colombe. La faire sortir de ses gonds.
— Une bobonne à l'imagination débordante, voilà ce que tu es. (Claire bâille, expose l'intérieur d'une petite bouche rose.) Tu ferais mieux de te reprendre, Coco.
Colombe fait tourner sa cuiller plusieurs fois dans sa tasse. Cette voix, cette tête qu'elle devine sans la voir, cette expression d'autosatisfaction qu'elle connaît par cœur. Insupportable mademoiselle Je-sais-tout, qui donne les réponses au Trivial Pursuit avant les autres. Mademoiselle Fouine qui fouille dans ses tiroirs pour lire son roman. Mademoiselle Terreur qu'on respecte et qu'on craint. Mademoiselle Manque-de-tact qui n'a jamais pris des gants. Mademoiselle Susceptible à qui on ne peut rien reprocher. Égoïste mademoiselle qui pique encore les meilleures feuilles de salade au nez et à la barbe de ses invités. Mademoiselle Brillante qui a tout réussi, qui fait tout vite, qui fait tout bien. Claire-Lumière. Colombe-dans-l'ombre. Ça suffit. Assez. Assez !
À voix basse, sans lever les yeux, elle dit :
— Fous le camp.
Imperturbable, Claire allume une cigarette. L'odeur du tabac retourne l'estomac de Colombe.
— J'ai dit : fous le camp, répète Colombe, plus fort.
Claire tire sur sa cigarette, puis éclate de rire.
— Ma pauvre Coco, tu es ridicule.
Un éclair rouge brûle les yeux de Colombe. Elle se lève, saisit Claire par le cou. Tout valse, la tasse de thé, de café, le bol de sucre, les cuillers, la cigarette, le cendrier. Claire se rend compte que sa sœur est hors d'elle, qu'elle est grande – jamais elle ne lui a semblé si grande – et qu'elle lui fait mal. Les yeux de Colombe se sont assombris, trous noirs dans un visage livide. Elle halète.
— Arrête ! gémit Claire. Tu m'étrangles.
Elle se débat, devient violette, tire la langue. Ses yeux se révulsent. Colombe lâche enfin prise. Les deux sœurs restent un moment face à face. Claire porte une main incrédule à son cou meurtri. Un instant, ses mâchoires se crispent. Ah, non ! Pas de sermon. Si elle ose… Mais Claire se tait. Elle semble apeurée, désorientée. Sa bouche s'ouvre, rien ne sort. Un pas après l'autre, elle recule, s'efface, s'en va. Oui, c'est ça, qu'elle s'en aille. Va-t'en, va-t'en, va-t'en, scande chaque battement du cœur de Colombe. La porte claque. Exit mademoiselle Je-sais-tout. Bon débarras ! On ne la verra pas avant longtemps. Très longtemps.
Colombe ramasse les dégâts. Elle se sent calme, soulagée, satisfaite. Ça fait des années qu'elle subit la domination de Claire. Elle en est enfin libérée. La pendule de la cuisine indique sept heures du matin. Elle doit réveiller les jumeaux, préparer leur petit déjeuner. Après leur départ pour l'école, elle ira se coucher.
Rue Victoria, Catherine Rambaud l'attendra en vain. Un lapin de plus. Tant pis pour elle.
Elle avait décidé de ne pas parler à son mari de la scène qu'elle avait eue avec Claire, mais dès qu'il franchit le pas de la porte, tard dans la soirée, elle comprend, rien qu'à l'expression de son visage, qu'il est au courant. Claire lui a téléphoné, en larmes, et lui a tout raconté. Colombe l'imagine rivée à son portable. « Allô, Stéphane ? Ta femme est devenue folle. Elle a failli me tuer. »
Stéphane ne comprend pas. Qu'est-il arrivé à sa paisible épouse ? Pourquoi a-t-elle perdu les pédales ? Comment peut-elle traiter sa sœur ainsi ? Et ce voisin du cinquième ? Peut-elle lui expliquer ce qui se passe avec ce type ? Colombe écoute, tête basse. Stéphane continue sur sa lancée. Est-ce qu'elle pense seulement à lui, son mari ? Elle ne lui parle plus, elle ne s'arrange plus, elle s'habille n'importe comment. On dirait une souillon. Et les jumeaux ? Elle les a oubliés ou quoi ?
Colombe ne sait quoi répondre. N'a-t-il pas raison, après tout ? Elle se sent perdue. Stéphane doit avoir pitié d'elle car il la prend dans ses bras. Se laisser aller sur son épaule… Elle est si fatiguée. Il faut qu'elle lui parle, qu'elle lui raconte l'histoire du début jusqu'à la fin, qu'elle lui explique. Il n'y a jamais eu d'amant, seulement un voisin qui empoisonne ses nuits depuis qu'elle vit ici. Colombe s'abandonne à l'étreinte de Stéphane. Une impression étrange la traverse, quelque chose d'inhabituel, de différent. Quoi ? Le moment est déjà passé. Elle se concentre sur son mari qui la serre contre lui, la caresse. Comme il est gentil, attentionné, il doit la comprendre mieux qu'elle ne l'imaginait.
Mais Stéphane ne pense plus du tout à son discours : il a envie d'elle. Colombe n'en revient pas. Il lui fait si rarement l'amour. Docile, elle le suit dans la chambre. Stéphane la bascule sur le lit, retrousse sa jupe. Elle aurait voulu qu'il prenne son temps, qu'il l'embrasse, qu'il la caresse, mais il est, comme à l'accoutumée, pressé. Elle n'ose pas lui exprimer ce qu'elle souhaiterait. L'échec de la guêpière est encore récent. Pourquoi s'y prend-il toujours ainsi, à la va-vite, sans se préoccuper d'elle, sans chercher à lui donner du plaisir, pourquoi ne se comporte-t-il pas comme les amants de ses lectures nocturnes ? Et comment a-t-elle pu supporter ces assauts dénués d'imagination pendant douze ans ? En quelques instants, c'est fini. Colombe ressent un vide, une tristesse au creux du ventre. Elle a envie de pleurer.
Stéphane est déjà debout. Sifflotant, il se déshabille, jette sa chemise, son caleçon, ses chaussettes sur la moquette. Colombe contemple l'effeuillage du corps de son mari. Petit, trapu, poilu. Sa peau est mate, même en plein hiver. Colombe s'interroge. Il ne se rend donc compte de rien, il ne voit pas que sa femme n'a eu aucun plaisir ? Et elle, a-t-elle toujours envie de lui ? Le regarder tout nu ne lui fait plus grand-chose. Il pourrait être une chaise, une commode, une table sur laquelle on jette négligemment ses clefs. Peut-être que c'est ça, le mariage, finalement. Devenir un meuble, un meuble qu'on voit tous les jours. Un meuble qu'on ne voit plus.
Stéphane se couche, bâille. Il dit qu'elle devrait s'excuser auprès de sa sœur. Elle a été trop loin. Tu ferais mieux de te reprendre, Coco. Le voilà qui se met à parler comme Claire, maintenant. Un comble. Toute envie de se confier à lui s'évanouit. Colombe en a assez qu'on lui fasse la morale, elle ne désire à ce moment que la tendresse de son mari, pas ses remontrances. Comment anéantir la mélancolie qui l'envahit ? Elle se sent seule, incomprise. Stéphane s'endort, ronfle. Colombe se blottit contre lui. L'impression bizarre revient. Elle renifle. Au creux du cou de Stéphane, une odeur inhabituelle, fleurie, sucrée qui n'est pas l'eau de toilette de son mari.
Un parfum de femme.
Quelques jours plus tard, Stéphane annonce à Colombe qu'il part pour un déplacement plus long que prévu. Une affaire importante : sa société ouvre un nouveau bureau dans une autre ville. Il ne sait pas exactement quand il sera de retour, mais il téléphonera tous les soirs.
Dès son départ, Colombe prend des résolutions nouvelles. Régler les pépins de sa vie quotidienne, rapidement, sans traînasser. Commencer par le commencement. C'est comme ça qu'il faut procéder.
Problème numéro un ? Les garçons. Plus question de les laisser livrés à eux-mêmes dès la sortie des classes. Leurs notes sombrent. Oscar a été collé à plusieurs reprises. Balthazar s'est enfermé dans une bulle. Il faut qu'elle les reprenne en main. Elle se fera aider par les étudiants du second, si besoin est. Bon.
Problème numéro deux ? Le ménage. Pourquoi s'imposer les corvées qu'elle ne supporte plus ? Mme Georges, voilà la solution. La laisser régner sur la poussière et les machines. Comme c'est facile, finalement, toutes ces résolutions. Quoi d'autre encore ? Ah, oui. Beaucoup moins drôle.
Problème numéro trois… Stéphane. Le parfum. Elle n'a pas cessé d'y penser. Faut-il en parler à son mari ? Le suivre ? Fouiller dans ses affaires ? Que fait une femme lorsqu'elle soupçonne son mari d'infidélité ? La voix répond pour elle : Soit tu fais l'autruche, soit tu prends le taureau par les cornes. Colombe réfléchit. Le taureau ou l'autruche ? Plutôt l'autruche, pour l'instant. Plus commode.
Ensuite : problème numéro quatre, le duo Régis Lefranc-Catherine Rambaud. Ce projet de livre qui l'ennuie à mourir. Et toc ! Annulé. Renvoyer le chèque reçu à la signature du contrat, avec un mot laconique et poli. Problème réglé.
Régis ne comprend pas l'attitude de Colombe. Pourquoi lui a-t-elle retourné son à-valoir ? Elle paraissait contente de travailler avec Catherine Rambaud. Que se passe-t-il ? Colombe le laisse en suspens. Son répondeur est branché en permanence. Elle ne le rappelle pas, malgré ses nombreux messages. Le ton monte. Régis envoie des lettres recommandées, il veut des explications. Elle n'a pas le droit de rompre un contrat ainsi, il pourrait en parler à son avocat, et ça deviendrait méchant.
Colombe n'est pas impressionnée par les menaces de Régis. Oui, elle risque de perdre toute crédibilité. Oui, elle met en péril sa carrière. Et alors ? Elle est incapable de travailler. Elle n'écrira plus une ligne. Les éditions de l'Étain, c'est fini. Elle n'y remettra plus jamais les pieds.
Le docteur Faucleroy, en sabotant son sommeil, a tué son envie d'écrire.
Surtout d'écrire au nom de cons incapables de pondre un livre tout seuls.
Un premier claquement de porte au-dessus de sa tête marque le début des hostilités.
C'est reparti. La porte tape, comme victime d'une tornade tropicale. Colombe regarde le réveil. Minuit. Il a de l'avance. Un martèlement, à présent. Un instant, Colombe croit entendre le début du Boléro de Ravel. Mais ce n'est pas de la musique. Un bruit lent, régulier, comme le tic-tac d'une horloge. Un tic-tac qui ne s'interrompt pas, qui s'impose, qui s'éternise. Colombe se bouche les oreilles en vain. Le rythme atroce, sec, minuté, l'infernal métronome s'insinue dans sa boîte crânienne, dans son système nerveux, soumet la cadence de son cœur une infatigable pulsation, tel un chef d'orchestre despotique.
Il n'y a plus que ce bruit. Impossible d'y échapper. Impossible de l'ignorer. Colombe se sent violée, investie, souillée. Elle ne peut rien faire d'autre que de le subir.
Elle se lève, marche travers sa chambre. C'est insoutenable. Son sang-froid l'abandonne.
— Arrêtez ! hurle-t-elle au plafond. Arrêtez !
À force de crier, sa voix devient rauque. Mme Leblanc va l'entendre du dessous. Mais sa voisine est un peu sourde, elle doit dormir paisiblement. Là-haut, le docteur tape, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Enfonce-t-il des clous dans son plancher, est-il en train de réparer quelque chose ? A-t-elle affaire un bricoleur nocturne ? Dans son désespoir, Colombe devient lucide. Il faut qu'elle cesse de lui trouver des excuses. Il tape pour la rendre folle. Pourquoi moi ? se lamente Colombe, il ne me connaît même pas. Pourquoi me harcèle-t-il ?
Le marteau frappe avec frénésie. Colombe appelle les renseignements, demande le numéro du docteur Léonard Faucleroy, 27, avenue de La Jostellerie. C'est la première fois qu'elle prononce à voix haute les nom, prénom et adresse de cet homme. Ces mots la répugnent et la fascinent la fois, comme si elle cédait à une certaine intimité, comme si elle le laissait entrer en elle. Léonard. Docteur Léonard Faucleroy.
Elle note les dix chiffres et raccroche. Puis elle compose le numéro du docteur. Longtemps elle laisse sonner. Il ne répond pas. Elle recommence, en vain. Il tape toujours. Faut-il appeler la police ? À quoi bon ? Il s'arrêtera à temps, et une fois de plus, elle aura l'air ridicule.
Colombe s'habille, sort de l'appartement après avoir vérifié que les enfants dorment. Dans la cour, elle s'assied sur une marche. La nuit est fraîche et silencieuse. Que faire ? Pas déménager, tout de même. Stéphane s'y opposerait. L'appartement est agréable, les enfants s'y plaisent. Elle aussi, elle aimait cet endroit. Mais à présent, y vivre – et surtout y dormir – était devenu un cauchemar.
L'immeuble se dresse devant elle, sombre, imposant. Tout en haut, au dernier étage, brille une lumière à chaque fenêtre. Chez le docteur Faucleroy.
Pour la première fois de sa vie, Colombe a envie de faire du mal, envie de se venger de cet inconnu qui gâche ses nuits. Mais au fond d'elle-même, elle sait qu'elle n'osera pas. Trop gentille, trop polie. Trop proprette, trop peureuse. Claire a raison. Comme toujours.
Colombe reste longtemps assise sur les marches. Elle frissonne. Mais pour rien au monde, elle ne se sent prête remonter chez elle. Une partie de la nuit s'écoule. Lorsqu'elle se décide enfin rentrer, c'est par crainte qu'un de ses fils ne se soit réveillé. Un dernier coup d'œil aux fenêtres du docteur Faucleroy : les lumières brillent toujours dans l'obscurité. Chez elle, le martèlement a cessé. Elle peut dormir quelques heures.
Lorsqu'elle se lève, elle a mal à la gorge. Elle a pris froid, assise sur les marches, à rêver d'une improbable vengeance.