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ÉPILOGUE
IL Y A BEAUCOUP DE MONDE dans la librairie. Assise derrière un bureau, Colombe s'applique. Ses dédicaces doivent être parfaites. Pas question de faire un gribouillis identique à chaque lecteur. Dans la devanture du magasin, un grand poster : sa photo, et ces mots : « Rencontre-dédicace avec Colombe Chamarel, auteur du best-seller Le Voleur de sommeil Samedi 28 septembre de 18 à 21 heures. »
Debout derrière Colombe, un gilet lapis-lazuli soulignant son embonpoint, Régis Lefranc surveille la scène avec satisfaction. Le roman se vend comme des petits pains. La queue de lecteurs s'étend jusqu'au trottoir. Régis n'a jamais douté de Colombe. Il attendait tout simplement que la chrysalide devienne papillon. Deux ans. Il a attendu deux ans. Et quel papillon ! Colombe est belle, avec des cheveux tout courts, une allure garçonne, moins apprêtée. Une nouvelle liberté, un divorce, la garde des enfants, le succès d'un premier roman. Heureuse, épanouie. Le regard affectueux de Régis caresse la nuque blanche de Colombe. Il a envie d'y poser la main tant il est fier de son – de leur – triomphe.
Colombe se retourne, adresse un sourire complice à son éditeur. Ce n'est pas sa première signature, mais elle ne se lasse pas de ce défilé de lecteurs intéressés, admiratifs. À force de signer, sa main lui fait mal. Son poignet cassé ne s'est pas remis de sa deuxième fracture. Malgré un nouveau plâtre, des broches, il y a eu des complications. Le poignet reste enflé. Il n'aura jamais plus sa mobilité d'avant.
Colombe reprend son stylo. Une jeune femme se tient devant elle.
— Bonjour ! Une dédicace pour vous ?
— Oui, pour moi, Jessica. Vous savez, j'ai l'impression que vous avez raconté mon histoire. Mais je n'ose rien faire pour que le dingue du dessus baisse sa musique. Je n'ai pas la trempe de votre héroïne.
Pour Jessica, qui, comme Coline, subit les décibels de nuit d'un infernal voisin. Parfois, les choses peuvent s'arranger. Parfois aussi, elles empirent…
Bon courage !
Colombe C.
Colombe sent la fatigue l'engourdir. Trois heures qu'elle est là, à signer sans relâche. Mais pour rien au monde elle ne souhaite décevoir ses lecteurs. Elle contemple le groupe qui patiente devant la table. Une demi-douzaine de dédicaces, lui chuchote Régis à l'oreille, encore un petit effort, et ce serait fini. Ils iraient dîner avec une bande d'amis, au champagne.
Un homme, maintenant. Machinalement, Colombe lui adresse un sourire, la pointe du stylo posée sur la page de garde.
— Bonsoir, dit-elle.
L'homme la regarde. Sans parler. Sans bouger.
Régis voit la nuque de Colombe se raidir comme si une main glaciale venait de s'y plaquer. Elle semble tétanisée, incapable de prononcer un mot.
— Colombe, murmure l'éditeur. Qu'y a-t-il ?
La voix de Régis la fait sursauter. Avec un effort, elle quitte l'inconnu du regard, affronte les yeux inquiets de Régis.
— Qui est-ce ? poursuit-il. Voulez-vous que je lui demande de partir ?
Colombe fait non de la tête. Elle se retourne vers l'homme. Il n'a pas bougé. Les mains dans les poches, immobile, muet.
« Lui. » Toujours aussi pâle, aussi grand. Ses cheveux sont longs, des mèches noires et lisses recouvrent ses oreilles pointues. Que fait-il ? Il est sorti. On l'a relâché, il est libre. Libre ! Et il est venu ici, la retrouver.
L'inconnu et la romancière échangent un regard interminable, intense. Derrière, on s'impatiente. Les gens s'ébrouent. Que se passe-t-il ? Pourquoi se regardent-ils ainsi ? L'homme sourit avec un mélange de souffrance et de tendresse. Colombe serre les poings. Ses lèvres sont blanches.
Fasciné, l'éditeur capte une conversation silencieuse, des questions, des réponses, une volée de paroles non dites, aussi distinctes, aussi significatives que si elles avaient été prononcées à voix haute. Il comprend qu'il assiste à une sorte de pacte, à une alliance secrète dont il ne parvient pas à décrypter la nature. Qui est ce type ? Que veut-il ? Qu'est-il venu faire ici ?
Les traits de Colombe se sont adoucis. Mais une expression déterminée, presque dure, subsiste dans ses yeux. Un léger sourire se dessine sur ses lèvres. Elle pose la pointe de son stylo-plume sur la page de garde, et dès qu'elle a fini d'écrire, elle tend le livre à l'inconnu d'un geste définitif qui ne lui ressemble pas. Sans un mot, il le prend, sort de la librairie. Un instant, Colombe aperçoit ses cheveux noirs, ses larges épaules, puis il disparaît.
De son écriture fine et penchée, elle avait écrit :
Au docteur Léonard Faucleroy,
qui, en me volant mon sommeil m'a rendu ma liberté.
Je lui dois ce roman.
Adieu,
Belle de nuit