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Le jour où mon père est mort, la réalité a cessé de me passionner. J'avais quinze ans, je m'en remets à peine. Lui seul avait le pouvoir de me relier à la vie en la rendant aussi électrique que dans les bons livres. Avec cet homme que j'ai aimé plus que tout, exister était une fête. Toujours occupé à vivre l'essentiel, même et surtout lorsqu'il feignait d'être léger, il m'entraînait sans cesse sur les toboggans de son quotidien turbulent. Être en vie était pour lui synonyme de s'exposer totalement, de clamer sa vérité, sans la couper de précautions; jamais il ne se protégea de ses appétits. Quand d'autres renoncent à une part d'eux-mêmes pour s'acclimater sur cette Terre, lui était paniqué à l'idée de s'amputer d'un gramme de sa nature si riche en contradictions. Et Dieu sait que les envies les plus opposées naissaient et fermentaient dans son cerveau énorme, obèse de folies!

Mais ses désirs à lui, toujours immodérés, avaient le pouvoir de tordre le réel. Souvent, après avoir parlé, au restaurant ou ailleurs, il laissait l'assistance interloquée tant les situations qu'il provoquait semblaient tenir de la fiction. En sa compagnie, tout pouvait arriver, le pire et surtout le meilleur. Désirait-il une femme mariée? Il escaladait le soir même la façade de la demeure conjugale, en riant, pour pénétrer dans la chambre de la dame en pleine nuit, sans craindre d'affronter l'époux. Cette perspective comportait assez de nuances de danger pour l'exalter. Quand personne ne savait quelle conduite adopter, mon père se sentait alors lui-même.

Voulait-il me faire sentir le prix de chaque minute? Il stoppait net sa voiture en rase campagne, signait un chèque en blanc et courait le glisser entre les feuilles du bottin d'une cabine téléphonique; puis il revenait le sourire aux lèvres et redémarrait en me confiant avec jubilation:

– Si quelqu'un trouve ce chèque, nous sommes ruinés! Aujourd'hui, demain, dans huit jours, ou dans cinq ans… Alors maintenant, vivons!

– Mais papa, on ne peut pas faire ça, ce n'est pas possible! disais-je un peu affolé, du haut de mes dix ans.

– Si, mon chéri, me répondait-il, puisque nous le faisons.

Et son sourire m'apaisait, rassuré qu'il était de se trouver à nouveau en péril. Mon père avait le défaut, ou la qualité, je ne sais, de ne se sentir vraiment à l'aise que sur les cordes raides. C'était son confort à lui, bien particulier je le concède; et finalement assez peu commode pour son entourage. Mais qu'importe! Pour moi, il était tour à tour mon clown, Hamlet, d'Artagnan, Mickey et mon trapéziste préféré.

Enfant, je me sentais à ses côtés comme exonéré de toutes les peurs qui ligotent le genre humain. Le quotidien, continûment bousculé par sa vitalité exorbitante, avait tantôt des airs de roman de Dumas père, tantôt l'allure d'un chapitre de Musset.

Chez nous, certains soirs, les huissiers dépêchés par le fisc succédaient aux starlettes en visite, aux ministres venus jouer au poker avec quelques écrivains usés, ou à un Jacques Brel exténué par le cancer qui livrait ses dernières paroles. Ces soirs-là, mon père sortait de temps à autre une winchester et tirait de vrais coups de feu par la fenêtre, dans les volets du voisin effrayé, pour faire croire à tout le monde que nous étions dans un véritable film! Puis il reprenait les cartes, perdait un million de francs – qu'il ne possédait pas, bien entendu, sinon à quoi bon le perdre? -, se ruait le lendemain chez un producteur de cinéma afin de signer un film qui serait joué par de Funès, histoire d'apurer les comptes de sa nuit. Au passage, en sortant, il montait à l'étage du dessus, dans les appartements du producteur, pour y faire un peu l'amour avec sa femme, de façon impromptue; c'était sa façon à lui de toucher les intérêts de la somme dont il ne jouirait jamais. Puis il m'emmenait au magasin de jouets Le Nain Bleu, rue Saint-Honoré, où nous achetions un véritable bison empaillé pour ma mère, avant d'assister à un concert d'orgues à Notre-Dame en mangeant des glaces. Avec lui, rien n'était impossible, surtout ce qui l'était. Cet incompris, d'une liberté à peine concevable, totalement subversif, avait le talent de vivre l'invivable. L'improbable était son ordinaire, le contradictoire son domaine.

Terminait-il d'écrire le scénario du Chat, le film grave et fort de Granier-Deferre qui allait devenir beaucoup plus tard un classique? Aussitôt il se mettait à fignoler les dialogues frivoles d'un épisode d'Angélique, Marquise des Anges en mettant dans la bouche de Michèle Mercier des passages entiers des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle! Le mélange des genres? Non, seulement l'expression de son ironie, de ses fringales multiples et d'une liberté affolante que ses contemporains ont si mal saisie. Peu d'hommes ont, je crois, flirté d'aussi près avec la totalité de leurs aspirations, de leurs contradictions, et pris le risque d'exister avec une telle insolence!

Alors, quand il s'est éteint le 30 juillet 1980, à quarante-six ans, il avait peut-être vécu plusieurs destinées, écrit plus de cent films, publié six livres rares, usé quatre-vingt-sept voitures et laissé plusieurs millions de dettes fiscales, je m'en fichais pas mal. Je me suis surtout senti très seul, horriblement seul, devant sa croix.

Finis les rires, les sublimes mensonges qui prêtaient à la réalité la fantaisie qui lui faisait défaut! Les coups de feu qu'on tirait par les fenêtres le samedi soir! Terminées les équipées dans des maisons très closes où de vieilles et tendres putains me parlaient avec ferveur des chagrins des hommes et de la beauté des rêves des femmes! Je venais de perdre la seule grande personne qui eût mon âge, le seul adulte qui fût disposé à croire en toutes mes folies. L'univers me semblait soudain peuplé d'empaillés, d'automates ennemis des belles imprudences. L'enchanteur me laissait seul, cerné par un réel soumis aux lois du raisonnable, avec pour tout héritage cinquante-deux paires de chaussures trop grandes. À quinze ans, je n'avais pas atteint sa taille, et mes pieds en retard ne me permettaient pas encore de marcher sur ses traces.

Quelque chose en moi s'est alors raidi. Mon rire s'est modifié pour devenir cette sorte de douleur rentrée qui ne m'a plus quitté. Je me suis fâché avec la réalité, cette mauvaise farce qui me paraissait inacceptable quand il ne l'améliorait plus. J'allais devenir un fils à papa sans papa et, tout à coup, me mettre à haïr mes penchants vers les dérèglements qui sont si familiers aux Jardin. Vivre en s'exposant commença de me terrifier. L'Alexandre furieusement heureux que j'avais été, le fils de Pascal, fut mis en terre en même temps que le corps de son père.

Au mois de mai 1996, une indiscrétion acheva de me rendre à moi-même, à mon hérédité. J'appris avec stupeur que presque toutes les femmes qui avaient aimé mon père assistaient chaque année à une messe dite à sa mémoire, à Paris. Cette étrange cérémonie avait lieu le jour anniversaire de sa mort, en l'église Sainte-Clotilde. À l'insu de leur mari ou amant, quittant leurs jalousies d'antan, elles se réunissaient en secret depuis seize ans pour le remercier d'avoir existé, ou du moins poursuivre le dialogue qu'elles avaient entamé avec ce grand vivant quand il l'était encore. Cette nouvelle me bouleversa. Qui était donc cet homme qui pouvait rassembler seize ans après son effacement les femmes qu'il avait connues? Quelle sorte d'amant avait-il été? Que leur avait-il fait ou dit? Et pourquoi ce mystère? Pourquoi se retrouvaient-elles uniquement entre femmes? Existait-il donc une façon d'aimer qui marquait si vivement le cœur? Un amour vraiment plus fort que la mort?

Le 30 juillet, je me rendis avec une vague frayeur à l'église Sainte-Clotilde; et, tandis que je poussais la porte, j'entendis la voix frêle d'un prêtre qui prononçait son nom: Pascal Jardin… Je ne pouvais plus fuir. D'un pas furtif, je m'avançais, dissimulé derrière les colonnes quand, soudain, j'aperçus ses amantes; elles formaient une petite cohorte autour de ma mère qui se trouvait au centre. Il y avait là une trentaine de femmes dont je tairai le nom. Beaucoup étaient célèbres, ou l'avaient été; je ne les connaissais pas toutes. Je m'étonnais même que certaines fussent du nombre. Près des orgues, au-dessus de moi, une choriste chantait le Stabat Mater de Pergolèse. Alors, sans que je sache trop pourquoi, des larmes me montèrent aux yeux, celles-là mêmes qui avaient coulé sur mes joues dans cette église l'été de mes quinze ans. Ce n'étaient pas mes yeux qui se mouillaient mais ceux du très jeune homme que je fus. Ce n'était pas moi qui sanglotais mais bien lui, ce fils de Pascal qui s'était senti si seul à sa mort, si seul. À en crever. D'ailleurs il en avait crevé.

Petit à petit, dans la vision embuée que j'avais de la scène, je m'aperçus qu'elles pleuraient aussi, ces femmes, pas toutes mais la plupart. Que pleuraient-elles? Les souffrances qu'il leur avait infligées? Leur désarroi d'avoir été quittées pour de bon par cet homme qui leur avait fait voir la vraie couleur de l'amour, et de la vie? Ou étais-je en train de fabuler? Mais enfin, elles étaient bien là, avec leur chagrin qui remplissait leurs mouchoirs. Et je les voyais soudain comme des fleurs coupées, inaptes au repiquage, ces femmes qui, pour lui, étaient jadis redevenues des esquisses afin qu'il puisse les terminer, et si souvent les achever.

Lorsque ma crue de larmes fut passée, je les observai une à une, cherchant à lire la trace qu'il avait pu laisser sur chacune d'entre elles. Je restais bien en arrière, à l'abri d'une colonne, de crainte d'être aperçu. Ma physionomie dénonce trop fortement ma filiation; mon regard même trahit de qui je suis le fils. Aucune ne semblait avoir le moindre point commun. Il y en avait des grandes, des rêveuses, des brisées, des radieuses, des provinciales, des pas du tout belles à présent, tout un peuple féminin qui disait les multiples visages de mon père. Seule ma mère, au centre, semblait les fédérer.

Alors survint un incident qui allait déterminer ma vie. La choriste qui se trouvait au-dessus de moi, près des grandes orgues, laissa tomber le cahier de son livret sur le dallage du rez-de-chaussée. Le vacarme fut tel dans l'église que presque tout le monde tourna la tête dans ma direction. Un murmure monta de cette assemblée de maîtresses. Je fus reconnu, désigné par ce bruit. Mon regard croisa brièvement celui de ma mère. Une gêne immense gagna les rangs. C'était mon père qu'elles voyaient en moi. Pris de vertige, je n'eus pas le courage de m'excuser, ou d'avancer une explication; je reculai, encore et encore, jusqu'à ce que je sois hors de la basilique. Sur le parvis, il me sembla tout à coup que son sang coulait dans mes veines, que j'étais terriblement lui, en tout cas plus que je n'avais jamais accepté de l'être. Seize années de fuite venaient de se clore, brutalement.

Oui, j'étais bien le fils de cet homme que mes frères et moi appelions autrefois le Zubial; c'était son nom de père, comme d'autres ont un nom de scène. Il fut inventé par Emmanuel, mon frère aîné, et repris par la fratrie. Le surnom est chez les Jardin une habitude, un tic tribal, tant il nous a toujours paru nécessaire de donner un nom qui soit vraiment propre aux individus singuliers de notre famille.

Soudain, sur ce parvis ensoleillé, je me suis senti le droit d'écrire sur le Zubial, de ne plus étouffer ce livre que je bouture depuis mes quinze ans sur l'arbre de mes chagrins, ce livre que j'ai commencé dès que son corps fut froid, peut-être pour le retenir, ce livre qui me fit découvrir que l'écriture serait pour moi fille de son absence, ce livre que je n'ai pas osé publier en premier parce que lui avait déjà tant écrit sur son propre père, ce livre sur ce désespéré follement gai qui fut l'un des plus surprenants amants de ce siècle, sur ce drôle de zèbre qui hante tous mes romans. Je me le gardais aussi par-devers moi comme une jouissance en réserve, douloureuse mais fabuleuse; car je savais que ce récit sur le bruit de son existence ne serait pas un recueil de souvenirs mais un livre de retrouvailles. Ce n'est pas une nuance, c'est une différence qui me remplit de vie à mesure que j'écris ces lignes. Et s'il m'arrive de pleurer en l'écrivant, ce sera aussi de joie. Mon père est mort, vive le Zubial!

J'ai dix ans; je dîne à une table d'enfants, chez des relations de mes parents, quand l'effet de souffle des propos de mon père fige la table des adultes qui jouxte la nôtre. Nous dressons l'oreille. J'entends alors le Zubial qui annonce à son hôte – un producteur de cinéma – qu'il s'ennuie et se sent dans l'obligation d'évacuer les lieux, sous peine de ne pas se respecter.

Effaré, le maître de maison se fend d'un sourire jaune qui froisse sa physionomie, veut croire en une plaisanterie, risque une saillie pour tenter de placer les rieurs de son côté. Courtois, les invités le paient d'un demi-sourire. Mon père s'excuse, prie tout le monde de ne voir aucune provocation dans son inconduite et, enfin, confesse sa gêne, sa honte même de participer à cette assemblée de menteurs sans joie.

– De menteurs? reprend la maîtresse de maison, heurtée.

– Oui.

À ma table, les enfants ne perdent rien de ce qui va suivre. Pour la première fois, ils vont voir une grande personne dire la vérité, toute sa vérité.

Profitant de l'émoi des convives, le Zubial se lance alors dans une hallucinante reconstitution de la soirée; il dépeint ce qu'il a vu et entendu derrière ce qui se disait, au-delà du gazouillis des politesses et du miel des gentillesses. Tout y passe! Le désir sulfureux de la maîtresse de maison pour un jeune avocaillon équivoque qui se défend avec si peu d'ardeur qu'on n'aimerait pas être son client, les relations névrotiques du maître de maison avec sa perfide maman, les regards obliques et éloquents d'un agent de cinéma sur ma mère, et enfin les intérêts financiers qui gouvernent cette assemblée où tout le monde vit du talent des autres.

Ce jeu terrible de la vérité dure un quart d'heure, quinze minutes vertigineuses au terme desquelles chacun se retrouve plus nu que nu, déstructuré. Et je vois ma mère décomposée, elle aussi, qui tente de faire taire ce demi-fou qui lève les voiles comme on tire des tapis, sans y prendre garde, gourmand qu'il est des cascades des Marx Brothers.

Ce moment faramineux m'est resté comme un pic d'héroïsme et d'inconscience. Soudain j'ai vu en mon père un héros moderne, un chevalier luttant contre les dragons de la fausseté, de la triste hypocrisie. Car sa harangue était exempte de haine, dénuée de venin, portée par une jubilation sans mélange. Seule 1e passionnait la mise au jour, l'excavation de ces vérités qui, à force de nous éviter, nous font fuir notre sort. Et il faisait cela avec un naturel teinté d'une exquise politesse, un furieux bonheur, car il était heureux de proposer à se hôtes de participer à cette scène inoubliable II leur offrait, à sa façon insolente et charmeuse, de voyager l'espace de cette soirée sur l'océan de leurs contradictions en ne refusait aucun courant, en prenant toutes leurs brises et, pourquoi pas, quelques cyclones conjugaux Quelle fête! Autour de moi, les gamins enchantés découvraient avec fascination le monde des adultes soudainement éclairé par cet étrange professeur d'humanité.

Quand tout fut fini, lorsque les couples furent au bord de rééditer leur voyage de noces ou de rompre séance tenante, quand il eut vidé toutes les poches de l'assistance et les doubles fonds des valises de chacun, le Zubial se tourna vers moi et mon petit frère pour nous entraîner. D'un geste, il invita notre mère à nous suivre. Elle tendit la main; il la baisa, et nous sortîmes au beau milieu du repas.

Ce soir-là, je fus privé de dessert mais je sus très nettement que c'était comme cela que je voulais exister, avec cette liberté-là, si pleine de gaieté. Je me sentais le cœur à aimer le sort de funambule qui m'attendait, prêt à me propulser dans un destin vraiment Jardin.

Pourtant, quand cinq ans plus tard on porta le Zubial en terre, tout en moi se cabra devant ce qu'il fut. Je pris peur, comme si je craignais tout à coup que sa façon d'être ne fût mortifère. J'eus l'horrible sensation qu'il était mort non d'un vulgaire cancer mais d'avoir été lui-même avec cette intensité-là; et cela me désespérait. Comment fallait-il donc vivre? Puisque la destinée des grands vivants était de se fracasser jeune, sous quelle porte étroite fallait-il passer pour demeurer vivant sans mourir? Pourquoi seuls les morts-vivants vieillissent-ils? D'où vient cette loi terrible qui nous place devant cette alternative qui me révoltait?

Dix-sept années après ses quarante-six ans, ces questions me hantent encore. En sortirai-je un jour? Quitte-t-on vraiment les interrogations de son enfance? Celles qu'il m'avait versées dans l'esprit, et peut-être dans mes gènes, n'ont pas fini de me faire craindre d'être trop moi-même, ou pas assez…

Le Zubial devint très jeune invraisemblable, tant il s'appliquait à s'évader des contraintes qui pèsent sur le genre humain. Dès l'âge de quinze ans, il s'entraîna à avoir vingt ans, à sa manière. Parti à point, il sut les perpétuer, ses vingt ans, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Sa méthode était fort simple: ne jamais se laisser gouverner par ses propres peurs, jamais! Toujours il dynamitait ses appréhensions, ses timidités.

À quinze ans, le Zubial sauta avec entrain dans le lit d'une amie de son père, Clara, héritière de quelques raffineries de pétrole au Havre. De cet épisode extravagant, j'ai tiré l'esquisse de mon premier roman, en assagissant les faits, de peur de n'être pas crédible, tant le jeune Pascal fut dans cette histoire une exagération chronique.

Pour fêter leur liaison scandaleuse, en 1949, mon père se fit construire par Clara une réplique du Petit Trianon, qui existe toujours, sur les rives du lac Léman. C'est là, dans ce palais helvétique, dont il fit à l'époque peindre les boiseries Louis XV au minium, couleur orange vif, qu'il mena grande vie, vêtu de vestes d'intérieur sur mesure, cousues de fils en caoutchouc, de pompes vernies en crocodile et de liquettes de chez Hilditch qu'il se faisait livrer par douzaines. Il commanda également de sublimes chiottes taillées dans des vases d'albâtre géants du XVIIIe siècle. Menuisier dans l'âme, le Zubial ébénista lui-même les lunettes en acajou mêlé de bois de santal.

En ce temps-là, ses mains étaient couvertes d'énormes bagues en or, de saphirs pharaoniques ou de diamants excessifs offerts par sa maîtresse et, pour mieux signifier à son entourage qu'il était enchanté de sa condition de gigolo très en forme, il donnait de grands dîners où il conviait les puissants de ce monde ainsi que… son propre père, Jean Jardin! Les ministres de tout poil, les industriels les plus en vue d'Europe se pressaient pour venir voir le couple monstrueux, la Belle et son jouet. Mon grand-père s'y traînait donc, contraint par les nécessités des affaires, et en repartait mi-mortifié mi-consterné par son rejeton incontrôlable. Le Zubial, lui, exultait! Il montrait avec fierté sa maîtresse, son initiatrice, et son gigantesque train électrique.

Il y avait alors dans ce Trianon improbable, surgi en plein XXe siècle, plus de cent mètres de voies ferrées minuscules, autour desquelles s'activait une armée de valets de chambre payés pour participer aux jeux du Zubial. Edgar Faure venait y jouer avec passion, tout en fumant les cigares du mari qui tolérait avec intelligence cet amant de poche extravagant. L'époux préférait encore ce rival miniature à un adulte qui eût pu lui enlever sa femme.

D'où vient que les comportements délirants du Zubial n'ont jamais, ou si rarement, suscité la condamnation ou l'irritation? Ses initiatives accomplies par un autre eussent semblé celles d'une tête à claques; lui avait la grâce. Il charmait les femmes, ravissait les hommes les plus conventionnels, enchantait les athlètes du sexe et les jeunes filles érubescentes, comme si sa liberté eût consolé chacun du chagrin de se tenir soi-même en laisse. Les chefs de gare étaient contents qu'il y eût un homme capable de monter dans autant de trains à la fois. Mes copains de classe, qui déferlaient à la maison le week-end, voyaient en lui un personnage de dessin animé qui échappait aux lois de la pesanteur; il ressemblait si peu à leurs parents! Ses amis riaient de ses escapades, et se félicitaient de ne pas s'y être risqués eux aussi. Je crois qu'on le regardait comme un aventurier perpétuellement de retour de quelque odyssée improbable, une sorte de trappeur de Saint-Ger-main-des-Prés.

Le Zubial avait ce talent de vivre non seulement sa liberté, mais aussi celle que les autres n'osaient pas s'octroyer, de s'offrir tout en se montrant avec pudeur. Son exhibitionnisme forcené tenait plus de la générosité que du nombrilisme. L'animal payait toujours, et cher, ses loopings affectifs, ses carambolages incessants avec les administrations, la presse et tous les censeurs de notre monde d'asphyxiés. Toujours il semblait dire aux autres: je suis libre, voyez mes ailes mais voyez aussi le désespoir plein de gaieté qui me déchire le cœur, et voyez comme elles brûleront, mes ailes, en m'approchant du soleil. S'il n'eût pas autant souffert, sans doute lui en aurait-on voulu davantage.

Comme il eut l'élégance de mourir jeune, les prudents se dirent qu'ils avaient bien fait de ne pas emboîter ses faux pas. Les maris de ses maîtresses innombrables s'en trouvèrent d'abord fort satisfaits; puis, au fil des années, les cocus déconfits s'aperçurent avec angoisse qu'il était encore plus difficile de terrasser un fantôme. Le Zubial continuait à hanter leurs épouses, leur donnait encore rendez-vous avec la vie quand eux, après dix ans de lit à deux places, s'époumonaient pour que ne meure pas leur mariage. Les grands vivants ont ceci de particulier qu'ils ne s'éteignent jamais vraiment; toujours ils renaissent, ressuscites par les questions immortelles qu'ils soulèvent.

À trente-deux ans, je me demande encore où est le Zubial en moi. J'ai aimé, moi aussi, éperdument. Mais si lui fut un grand amant, j'ai essayé d'être un mari avec excès et éclat, pour lui ressembler, à ma façon. J'ai publié cinq romans, traduits dans vingt-trois langues, tourné deux films dont un fou furieux, incompris, qui m'a exténué, et je me sens fourbu, désemparé de courir sans lui, loin de son regard.

Pourtant, j'ai tant voulu effacer son prénom. Aujourd'hui c'est chose presque faite et, tout à coup, cela me désole, me panique même. Les moins de quarante ans croient que Jardin c'est moi, ou bientôt mon petit frère Frédéric, alors que moi je sais que c'est lui, ce foutu Zubial qui paya de son sang son idée de la vie quand moi je me contente de mijoter dans mes dérisoires réussites sans m'exposer, sans oser me risquer. Et si le temps était venu de m'insurger contre mes peurs? De réveiller mon sang Jardin? En aurai-je un jour le courage, ou resterai-je un écrivain ou, pire, un metteur en scène? Lui était bien plus que cela. Son existence zubialesque fut son chef-d'œuvre.

Verdelot. Ce nom magique est celui de la maison du Zubial, haut lieu de ses folies. Il prétendit toujours avoir offert ce prieuré du XVe siècle à ma mère et fit même venir une équipe de télévision pour le clamer haut et fort, alors que l'acte de vente et le chèque venaient d'être signés par l'un de ses rivaux!

À l'époque, au début des années soixante-dix, le Zubial avait organisé autour de ma mère, l'une des plus jolies femmes d'Europe, un ballet de prétendants, chargés de raviver leur histoire d'amour si pleine de déraison. Ces liaisons très dangereuses, qu'il tentait de contrôler après les avoir suscitées, avaient aussi la vertu de le plonger dans un solide désespoir qu'il jugeait nécessaire pour alimenter sa prose; c'est du moins ce qu'il prétendait.

Le véritable acheteur de Verdelot avait cru marquer un point décisif dans la compétition amoureuse qui l'opposait au Zubial en offrant cette demeure à ma mère; mais l'affaire faillit lui coûter la vie. Ivre d'amour, l'imprudent avait siphonné en douce quelques millions sur les comptes en Suisse d'une grande star française de cinéma, laquelle n'avait pas trouvé la plaisanterie très à son goût. Un contrat avait été pris sur sa tête; il en réchappa à la suite de sombres tractations avec la pègre marseillaise. En ce temps-là, la beauté de ma mère allumait des guerres. Mais le véritable coupable était le Zubial; c'était bien son naturel excessif qui provoquait une telle flambée des enchères pour séduire sa femme.

À Verdelot, donc, mon père aima ma mère, à sa façon périlleuse, sans filet. Jamais il ne se crut propriétaire de cette femme étonnante, à bien des égards mythique, qui me donna la vie. Que l'on se figure Romy Schneider et l'on aura une idée assez juste de sa présence, puisque c'est sous les traits de cette comédienne que l'on retrouve au cinéma la plupart des personnages qu'elle inspira aux cinéastes qui ont souffert de l'adorer.

Pour l'aimer au mieux, le Zubial installa donc dans cette maison deux ou trois amants de ma mère qui se retrouvaient tous les week-ends avec lui! Et pour faire bonne mesure, le Zubial y venait souvent accompagné de l'une des créatures qu'il avait réussi à suborner. Son idée, fort simple, était de faire de ses compétiteurs des maris, afin de demeurer toujours l'amant de ma mère. Concevoir une telle dramaturgie intime est une chose, la vivre en est une autre; mais c'est ainsi qu'il ne cessa jamais de la reconquérir.

On imagine aisément que mes copains de classe avaient quelques difficultés à s'y retrouver! D'autant que les invités, tout aussi déconcertés, menaient rarement une vie irréprochable. Pourtant, à Verdelot, l'atmosphère n'était pas à la frivolité car ces gens très gais, furieusement drôles, s'aimaient avec démesure. Sous la houlette du Zubial, cette étrange tribu vivait essentiellement d'amour fou.

Dans ce prieuré de Seine-et-Marne, le microclimat provoqué par sa présence portait aux extravagances. L'été de mes douze ans, nous y avons vécu en compagnie d'une jeune girafe convalescente; le Zubial s'était alors entiché d'une fille Bouglione.