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L'angoisse reprit alors possession de moi. Seul, je ne subissais plus son charme hypnotique. Qu'allait-il se passer? Je le voyais déjà au poste de police, ou abattu à coups de fusil par un mari affolé. À l'étage, une lumière s'alluma. J'entendis une voix, un cri. Sans réfléchir, je me suis carapaté, autant pour échapper à un éventuel poursuivant que pour évacuer cette situation qui, brusquement, me glaçait. À toutes jambes, j'ai regagné notre voiture, cachée par un bosquet, et m'y suis enfermé. Mon cœur battait la chamade.

Alors commencèrent trente minutes d'attente, de questionnements inconfortables. Le Zubial ne rappliquait pas et je ne parvenais pas à saisir pourquoi lui réussissait à dompter sa peur alors que la mienne, en ces instants, me gouvernait. Mes mains étaient froides. Je tremblais de honte de n'être que moi-même, en m'efforçant de contrôler ces secousses que j'entendais lui cacher. Mais il tardait à surgir. J'écoutais la nuit, dans la terreur d'entendre une détonation ou l'arrivée d'une voiture de la gendarmerie. Qu'aurais-je pu expliquer aux forces de l'ordre? Il est des comportements qui défient le sens commun. Les minutes lambinaient, tardaient à s'écouler. Le Zubial était-il mort, ou étendu dans les draps de la dame? Cette hypothèse charmante me semblait la moins probable. Une femme s'offre-t-elle à son cambrioleur sous prétexte de l'avoir connu jadis? Mes raisonnements tournaient à vide car les circonstances échappaient à ce qui se conçoit ordinairement. Le Zubial avait, une fois de plus, mis en scène une de ces tranches de vie où plus personne ne savait régler sa conduite. Sylvia pouvait aussi bien s'être donnée, l'avoir éconduit ou lui avoir offert une bière en lui racontant sa ménopause. La réalité se montra plus déconcertante encore.

Une demi-heure plus tard, le Zubial réapparut enfin. Sa physionomie était joyeuse; un air victorieux illuminait ses traits.

– Viens Sandro, nous dormons ici cette nuit.

– Sylvia, elle est là?

– Non, sa fille est là, avec des amis. Mais ses copains dorment. C'est tout Sylvia. Elle s'appelle Judith.

– Qu'est-ce que tu lui as dit?

– La vérité.

– Ça lui a plu?

– Beaucoup.

Dans le hall, j'ai le souvenir d'avoir croisé une jeune femme irrésistible qui me donna aussitôt une chambre, dans l'une des tours du château. Elle était vêtue d'un tee-shirt qui lui faisait une chemise de nuit et de chaussettes montantes qui laissaient voir le haut de ses cuisses bronzées. Son nez était une perfection. Le lendemain matin, nous sommes partis à l'aube sans la recroiser. Ce lundi-là, je suis arrivé en retard à l'école.

Je n'ai revu Judith que le 30 juillet 1996, lorsque je surpris les maîtresses du Zubial en l'église Sainte-Clotilde. Elle était de celles qui pleuraient. Ses sanglots ravageaient sa poitrine, l'asphyxiaient presque. Tout était dit.

Depuis, je reste nostalgique des chemins indiqués par les panneaux qui signalent d'Autres directions. Un jour prochain, je quitterai moi aussi les autoroutes de mon quotidien pour en suivre un. Où m'emmènera-t-il? Ou plutôt, où me laisserai-je conduire? Le Zubial m'enseigna qu'il n'est pas de destin fécond qui ne s'écarte des voies trop balisées et que l'on ne trouve son propre chemin qu'en cessant d'y résister.

Printemps 1977. Jeanine, notre femme de ménage, ouvre la porte du salon de Verdelot et pousse un cri. Alertés par l'inquiétant glapissement, les enfants interrompent leur petit déjeuner et rappliquent en meute. Nous découvrons avec elle un squelette humain, suspendu à une poutre, près de la cheminée.

Dix minutes plus tard, le Zubial débarque à son tour et nous explique qu'il s'agit du squelette de Talleyrand. Je n'en crois pas mes yeux! Ma bouche s'assèche. J'ai devant moi les ossements de Charles Maurice de Talleyrand-Périgord, ministre des Relations extérieures de Napoléon. Papa est formel, c'est bien lui; il en veut pour preuve la denture un peu ébréchée sur laquelle on devine un perpétuel ricanement.

C'est un antiquaire de ses amis qui a réussi à lui dégoter cette pièce unique, on devine pourquoi, pour une somme mirobolante. Nous ne sommes pas les seuls à être friands de tout ce qui touche au grand homme; en l'espèce, nous ne pouvions pas être plus proches de lui. Ce puzzle de calcium en mauvais état vient d'être restauré à grands frais à Londres. Il nous arrive requinqué, bichonné, nettoyé comme jamais il ne le fut. Talleyrand est à neuf.

Jamais peut-être je n'eus le sentiment de posséder quelque chose d'aussi précieux; c'était un peu comme si nous avions reçu le squelette de Mickey ou de Tintin. Pendant des années, le Zubial et moi avions joué à Talleyrand, à imiter sa claudication, à nous vêtir selon ses préceptes, en accumulant les couches de laines variées, à singer ses mœurs intimes. Nous connaissions ses répliques les plus célèbres et, quand il nous en manquait, nous en inventions de jolies qui, dans sa bouche, eussent sonné juste.

Tremblant, je me suis avancé et ai touché la main qui signa tant de traités pour réorganiser l'Europe, qui distribua et reçut tant d'argent, la main qui parcourut le corps d'une telle quantité de femmes, cette main qui avait serré celles de Danton, de Mirabeau, de Bonaparte, de Robespierre, de tous les conventionnels, de cette fripouille de Barras, de Napoléon, de l'implacable Fouché, de Louis XVIII, de Charles X, du prince de Metternich lui-même, du tsar Alexandre et, enfin, la mienne!

En tant que futur souverain de l'Europe, j'en fus immensément troublé.

Hélas, ma mère ne voulut pas conserver cet auguste squelette dans notre salon; elle en avait peur. Il fallut installer Talleyrand dans le grenier où, chaque week-end, je venais lui rendre visite, ôter les toiles d'araignée qui l'importunaient. Parfois, j'improvisais des discours en sa présence, pour donner plus de solennité à mes premières tentatives oratoires. Je me croyais alors à la Convention, en 1793. J'ai même lu à ce squelette très patient l'appel du 18 juin, avec ferveur, en parlant dans un faux micro ancien qui provenait du tournage de Borsalino; car, dans ce grenier extraordinaire, s'accumulaient les souvenirs des films du Zubial et des amants de ma mère.

Et puis, un jour, j'ai ouvert par hasard une revue médicale, chez mon grand-père maternel, chirurgien à la retraite. Il y avait là, devant moi, une photographie des os d'un pied bot. J'ai alors compris que le Zubial m'avait menti, froidement. Le squelette non déformé de mon grenier ne pouvait pas être celui de Charles Maurice qui, lui, était affligé d'un pied bot.

Je profitai d'un dîner au restaurant avec ma mère et le Zubial pour mettre un terme à ce mensonge qui me navrait, en exhibant la revue. Gêné, le Zubial se racla la gorge et but un grand verre d'eau minérale.

– Mais alors, fit ma mère inquiète, c'est le squelette de qui?

Mon père commença alors une longue digression, pleine de pirouettes qui ne servaient à rien sinon à éviter de répondre clairement. Ma mère l'interrompit et le somma de nous dire enfin qui était le squelette suspendu dans notre grenier!

– C'est…, finit par marmonner le Zubial,

il s'agit de… oui, de Paul.

– Paul qui?

– Paul Morand.

Ma mère poussa un cri, plus violent encore que le hululement affolé de Jeanine lorsqu'elle avait ouvert la porte du salon. Le restaurant entier se retourna. Le Zubial nous expliqua alors que Morand avait légué à mon oncle, Gabriel Jardin, les droits de la partie de son œuvre publiée ailleurs que chez Gallimard, et son corps à la science, sous réserve que son squelette d'écrivain, une fois nettoyé, revînt à mon père.

Cette disposition testamentaire était tout à fait symptomatique de ce que le Zubial pouvait susciter chez les autres. En face de lui, presque tout le monde se mettait à penser des choses singulières; il révélait la folie latente des êtres qui, pour lui plaire, lui faisaient parfois cadeau de décisions extravagantes.

Le Zubial nous précisa que Morand avait indiqué dans son testament: Je désire que mon squelette rie de toutes ses dents devant Pascal Jardin, jusqu'à sa propre mon. Ne sachant trop comment nous présenter la chose, papa avait eu l'idée de nous faire croire que ces ossements étaient ceux de l'évêque apostat. Cette solution, nous expliqua-t-il, avait le mérite de me faire plaisir et ne pas trop effrayer ma chère maman.

– Un vieux squelette, ça fait moins peur que celui de quelqu'un qu'on a connu, non?

Ma mère était blême, effarée que le Zubial ait pu se livrer à une telle comédie, qu'elle jugeait macabre et de mauvais goût. Il est vrai qu'il y a quelque inconvenance à suspendre le squelette de l'amant de sa propre mère dans le grenier. Moi, je repensais à tous les discours véhéments et sincères que j'avais déclamés devant les restes du grand écrivain, au lieu de m'adresser directement au ministre de Napoléon; cette méprise me chagrina fort. Notre dîner tourna court. Il fallut quitter le restaurant avant le dessert. Ma mère exigeait que Paul Morand décampât de Verdelot le soir même. Mais comment s'en débarrasser?

L'affaire fut d'une complication extrême. Personne n'accueille un squelette avec simplicité dans son living-room, et le Zubial s'opposait à ce qu'on l'enterrât sans façon au fond du jardin. Nous songeâmes un temps à en faire don au musée de l'Homme, mais le conservateur ne voulut pas de Paul, au motif que son passé politique était suspect; et puis ce n'était pas la vocation de son établissement d'accueillir les gens de lettres. Il fut également impossible de le faire admettre dans un cimetière ordinaire. L'opération exige un permis d'inhumer et nous ne trouvâmes aucun médecin légiste qui acceptât de constater la mort de l'auteur. Le Zubial, lui aussi, refusait de prendre cet encombrant pensionnaire chez lui, sous le prétexte que sa mère, encore éprise du souvenir de Morand, en concevrait de la contrariété. Alors mon père eut une idée qui nous sauva de ce mauvais pas.

Par l'intermédiaire de la bouchère d'un village situé non loin de Verdelot, Paul Morand fut donné à une école communale de Seine-et-Marne, à la grande satisfaction du maître, ravi de cette acquisition pédagogique, utile pour les classes d'éveil. À ce qu'on dit, les enfants de ce patelin en sont fort contents. C'est ainsi que se termina la carrière du grand styliste. Homme d'une droite rigide et élitiste, intime de Proust, épris de catégories héréditaires, Morand est aujourd'hui pendu au plafond d'une école républicaine où l'on enseigne la liberté, l'égalité et la fraternité, parce qu'il rencontra un jour le Zubial.

Croiser mon père faisait souvent bifurquer les destins que l'on croyait les mieux établis. Le Zubial s'y entendait à merveille pour brouiller les cartes du sort. Sa passion était de rectifier les trajectoires des uns et des autres en y mettant de l'ironie. Je crois qu'il redoutait par-dessus tout que les gens qu'il aimait, et lui-même, ne se transforment en empaillés à force de cultiver des certitudes.

Soudain, alors que ma plume court, un doute m'arrête: et si le Zubial m'avait une fois de plus menti? Après tout, qui me dit que ce squelette était bien celui qui soutint la carcasse de Paul Morand? Papa était parfaitement capable d'avoir fabulé et de s'en être persuadé, tant était vif son besoin de faire de la résistance contre la réalité. Pourtant, ce squelette avait des jambes arquées de cavalier, comme celles de l'auteur de L'Homme pressé. Alors…

Mais peu importe, l'essentiel est qu'il existe des êtres merveilleux, des Zubial toujours enclins à faire de l'existence une comédie vraie digne d'être vécue. Plus le temps passe, plus la normalité à haute dose m'asphyxie, moins je me console de croupir dans une époque sérieuse. Le Zubial aurait-il pu être lui-même en cette fin de XXe siècle? Il est vrai que le Paris des années soixante-dix fut un zoo dans lequel vivaient en liberté de bien curieuses espèces. Se sont-elles éteintes?

Il y a un épisode hautement cinglé sur lequel je souhaite revenir: ce qui arriva la nuit et le jour qui suivirent la soirée où le Zubial et Manon gagnèrent une fortune rondelette au casino de Deauville. On se souvient que je m'y trouvais en compagnie de John, mon correspondant anglais ravi de découvrir nos mœurs qu'il croyait être celles des Français.

Après avoir encaissé ce pactole inespéré, le Zubial ne nous ramena pas à Paris directement. Il jugea les circonstances suffisamment exceptionnelles pour se ménager une halte de réflexion. Aussi avons-nous emménagé le soir même dans une suite de l'hôtel Normandy. L'irruption de Manon à la réception, toujours vêtue de paillettes et de quelques plumes d'autruche, fit sensation; elle n'avait rien d'autre à se mettre. L'Anglais nous suivait de près, sans que le cours des événements n'altère son humeur égale.

À peine installés dans nos chambres, papa nous déclara que ces sous tombés du ciel étaient une calamité et que, à ce titre, il fallait nous en défaire dans les plus brefs délais.

– Calamity! Calamity! ne cessait-il de répéter à John, en montrant avec angoisse une petite valise remplie de billets de banque.

Je n'ai d'abord pas bien compris sa rage d'abandonner cet argent, Manon non plus. Au contraire, elle était heureuse que le Zubial fût désormais en mesure d'augmenter la poésie du monde, et de soulager un certain nombre de souffrances. Avec sincérité, elle se félicitait que cette somme vertigineuse fût tombée entre les mains d'un homme tel que lui, dont les désirs illimités et l'invention galopante trouveraient à ces capitaux des emplois enthousiasmants et généreux. Mais le Zubial, lui, paraissait accablé.

En massant ses pieds, nous réussîmes à l'apaiser un peu et à le convaincre de se coucher; ce qu'il fit de mauvaise grâce, après avoir fait monter dans sa chambre deux litres de thé qu'il but séance tenante pour se purger de ses humeurs, ainsi qu'il aimait à le dire.

Mais, au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par ses glapissements dus à une crise de coliques néphrétiques. Un toubib appelé à la rescousse lui injecta ce qui convenait pour atténuer sa douleur; le Zubial fit alors une allergie au produit et se mit à gonfler comme une baudruche. C'était épouvantable à voir. Un autre médecin fut convoqué, aussi inapte que le précédent à saisir les subtilités de la psychologie zubialesque; on l'expulsa, non sans avoir pioché quelques billets dans la valise, au grand étonnement du toubib, pour le rémunérer de son incompétence. Enfin il fallut faire venir Madame Wang, qui rappliqua expressément de Paris. C'est elle qui, après lui avoir planté quelques aiguilles dans les oreilles, obtint à l'aube une décongestion de la bête et formula le bon diagnostic:

– Il ne supporte pas…

– Quoi? fit Manon.

– L'opulence, la richesse.

Deux lavements plus tard, le Zubial surgit de sa chambre en peignoir, ravagé par cette nuit de détresse physique et morale. Il nous expliqua alors qu'il se sentait incapable de faire face à une absence de stress financier. Toujours il avait vécu dans un naufrage économique luxueux qui le maintenait sur le qui-vive: ses revenus étaient immenses, ses dépenses l'étaient encore plus et de ce déséquilibre naissait l'équilibre dont il avait besoin pour se sentir suffisamment en danger et écrire dans une saine panique. Cette confession du Zubial présentait tous les symptômes de la sincérité. Il avait sur le visage cet air d'enfant perdu qui signalait chez lui un désarroi authentique.

– Je suis contre le confort, conclut-il.