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Pour se soulager au plus tôt, il sortit un stylo et un papier, inscrivit la somme qu'il avait récoltée pour en soustraire sa mise, le prix de l'hôtel, le coût d'une robe pour Manon et de deux paires de patins à roulettes pour John et moi. Puis, lorsqu'il eut achevé sa soustraction, il rédigea un chèque du montant restant qu'il expédia à la Croix-Rouge; et alors, nous le vîmes sourire en cachetant l'enveloppe qui le libérait du tracas de vivre sans soucis d'argent.

Cet instant me reste comme un grand moment d'irréalité, fascinant et terrifiant de légèreté. J'y ai repensé par la suite, quand ma mère dut affronter les urgences de la nécessité, après la mort du Zubial. Sans délai, elle s'était mise à travailler pour nous élever et, à cette époque, j'en voulus à mon père de la voir peiner, qu'il n'eût ce jour-là pas même songé à éteindre ses dettes fiscales qui nous poursuivirent bien après qu'il se fut carapaté.

Un soir que je sentais ma mère lasse, après une journée de boulot, je lui ai raconté cet épisode; elle m'a répliqué sans hésiter:

– Ton père a bien fait.

Je l'ai considérée comme si elle avait, elle aussi, perdu le bon sens, et n'ai saisi la beauté de sa réponse que des années plus tard. Ce n'est que récemment que j'ai senti combien le besoin de sécurité peut asphyxier l'âme; jusqu'alors, je ne percevais pas à quel point l'assurance de perpétuer ses habitudes est un opium nocif pour les êtres voués aux grandes acrobaties. Riche d'autre chose que de ses dettes, le Zubial eût été castré. Son imagination était fille de ses angoisses, ses talents multiples naissaient des difficultés innombrables qui le cernaient et qu'il ne cessait d'augmenter. Ma mère était du même bois, fait pour plier dans la tourmente sans jamais rompre. Tous deux avaient la passion de s'exposer, de ne jamais se protéger du destin, pour mieux rebondir. Leur amour se renouvelait en les blessant et s'enrichissait des tempêtes qu'ils traversaient ensemble.

À Deauville, après avoir posté son chèque exorbitant pour la Croix-Rouge, le Zubial s'était montré d'excellente humeur. Nous terminâmes la journée sur les planches qui bordent la plage, à faire du patin à roulettes avec John. Je ne savais plus ce qui était le plus ahurissant: que mon père eût gagné cette fortune mirobolante ou qu'il s'en fût séparé avec une telle désinvolture. Il était joyeux, enchanté de marcher au bras de Manon qui était excessivement belle. Avec ardeur, il nous bricolait des histoires, inventait de nouveaux épisodes de la vie de Talleyrand, projetait de jouer bientôt avec moi au tennis en conservant les presses de sa raquette en bois, afin de ne pas contrôler la trajectoire de ses balles et de les frapper plus fort.

J'étais heureux, qu'il le fût enfin et d'être le fils d'un homme aussi dramatiquement libre. L'espace d'une nuit, nous avions été plusieurs fois millionnaires, comme dans un songe; et puis, librement, le Zubial avait opté pour la poursuite de son destin aventureux. Il m'avoua même, avec un vrai plaisir, que son compte en banque était alors à découvert. Cet après-midi-là, notre impécuniosité fut notre luxe; je me sentais riche d'être un Jardin.

Un jour que je rangeais mon bureau, j'ai retrouvé la fausse carte d'identité du Zubial au nom de Julien Dandieu. Sans doute se l'était-il fait fabriquer par un accessoiriste de cinéma, ces artisans de l'impossible. Elle mentionnait une adresse; j'eus la curiosité de m'y rendre, sans rien espérer de précis. Ce que j'y découvris me laisse encore perplexe, me pénètre du sentiment de n'avoir pas bien connu les facettes contradictoires de mon père. Mais sait-on jamais qui sont les êtres?

C'était à Paris, dans le XVIIIe arrondissement, au fond d'une impasse pavée qui semblait un décor de Trauner. Je furetais dans le hall de l'immeuble lépreux quand soudain j'aperçus une boîte aux lettres sur laquelle était écrit le faux nom du Zubial, celui qu'il avait prêté à tant de ses personnages de fiction: Julien Dandieu! Un instant, cela ne me parut pas réel; pourtant l'étiquette était formelle.

Monsieur Dandieu habitait bien ici, au quatrième étage.

J'ai alors pris peur, pour une raison qui m'échappe; je me suis enfui. Cette découverte quasi fantastique ne laissa pas de me troubler les jours suivants, et de m'inquiéter. Ce n'est qu'une semaine plus tard que je résolus de faire une visite à ce héros de mon père, ou à son homonyme.

Il devait être vingt heures; les fenêtres éclairées du quatrième étage signalaient une présence. Je suis monté, avec une panique sourde, et me suis forcé à sonner. La porte s'est ouverte; tout à coup j'ai vu mon oncle Simon, vêtu d'un smoking. Il tenait la porte, avec un air d'enfant surpris en pleine action délictueuse.

– Qu'est-ce que tu fais là? m'a-t-il demandé.

– Et toi? C'est qui Dandieu?

La réponse semblait si complexe qu'il ne parla pas tout de suite, me fit entrer et se servit un verre de vin avant de tenter de s'expliquer. Tout de suite, une chose me frappa: ce deux-pièces était rempli d'habits divers et prodigieusement variés, suspendus à des cintres. On eût dit un magasin de location de vêtements, ou une réserve de costumier.

Simon était le frère aîné du Zubial; son décès récent m'autorise à révéler cet insolite secret qu'il partageait avec mon père. Depuis l'âge de huit ans, les deux frères – en tenant le plus jeune, Gabriel, à l'écart – jouaient à Julien Dandieu. Ce personnage qu'ils avaient imaginé ensemble, alors qu'ils étaient encore enfants, avait pour caractéristique de n'en avoir aucune; tel le caméléon, Julien Dandieu était toujours en devenir. Jouer à Dandieu signifiait donc se couler tour à tour dans la totalité des personnages que l'on porte en soi, ne renoncer à aucune de ses aspirations, fussent-elles opposées.

Ce jeu clandestin de gamins, Simon et le Zubial n'y avaient jamais renoncé; ils le perpétuaient en stockant leurs déguisements dans ce deux-pièces acheté en douce par mon père en 1959. Personne dans la famille n'était au courant. Toutes leurs vies parallèles, dont la juxtaposition eût semblé inacceptable à leurs proches, partaient d'ici et y aboutissaient, qu'elles fussent éphémères ou durables. Ils se regardaient l'un et l'autre comme des acteurs du réel dès qu'ils sortaient de ce bâtiment.

À la mort du Zubial, Simon avait continué seul à flotter au-dessus de la réalité, en venant de temps à autre emprunter l'un des rôles que contenait leur garde-robe secrète. Son obstination tenait autant à son goût d'être multiple qu'à sa fidélité à son frère.

– Et toi, qu'est-ce que tu joues ce soir? lui ai-je demandé, effaré.

– Arsène Lupin, dit-il sans plaisanter. Je vais dîner chez une femme du monde que j'ai rencontrée dans le train, en revenant de Suisse. Je vais essayer de la cambrioler pendant le repas et demain je lui ferai livrer ses propres bijoux, ou ce que j'aurai trouvé, avec un petit mot qui est prêt, regarde…

En quelques lignes, d'un tour désuet et charmant, il informait la dame que sa beauté lui valait cette restitution; et il signait Arsène Lupin. C'était à la fois comique et ridicule de le voir s'apprêter à jouer une telle farce alors qu'il approchait les cinquante-cinq ans; mais je fus bouleversé de retrouver en lui un peu de la fantaisie du Zubial. Les deux frères avaient cela en commun qu'ils ne consentirent jamais à entrer dans l'âge adulte, à rompre avec le merveilleux de leur petite enfance.

Simon n'appartenait pas au monde réel, alors que, si le Zubial savait s'en extraire, il était apte à le réintégrer. Mon oncle, lui, en était parfaitement incapable; il ne savait qu'exagérer. Vous donnait-il rendez-vous? L'heure n'était qu'une très très vague indication; il lui arrivait de surgir deux jours plus tard dans votre salon et de vous embrasser sans la moindre gêne, avec une gaieté folle. Et s'il décidait de vous emmener au cinéma à quatorze heures, vous pouviez en chemin vous arrêter sept ou dix fois, chez des gens improbables, au gré de ses désirs lunatiques et des urgences qu'il s'inventait pour, finalement, entrer dans une salle obscure à la dernière séance, sur le coup de vingt-trois heures, après avoir rendu visite à un ministre plaintif, promené les chiens d'une avocate qu'il vénérait, joué une partie de bridge chez une vieille milliardaire, réparé le chauffage central d'une star anorexique, goûté à quelques gâteaux à la crème dans l'arrière-boutique d'un tailleur inspiré ou étudié les propriétés d'une résine de synthèse dans une bibliothèque scientifique.

Il n'eut jamais de métier ordinaire mais s'occupa de beaucoup de choses, tenta de réformer la bourse de Zurich et ruina en moins de trois mois son employeur grâce au lancement d'une SICAV dite chrétienne qu'il avait élaborée avec fièvre, puis il se lança dans quelques projets grandioses qui étaient aussi poétiques que saugrenus. Autodidacte de génie, cet ingénieur fantasque concevait et fabriquait des machines à faire disparaître des magiciens sur scène, à faire marcher tout seuls des squelettes humains, à soulever les prestidigitateurs dans les airs, au-dessus du public, mais il avait le plus grand mal à exécuter les tâches qui constituent le quotidien des gens normaux. Il ignorait, je crois, l'art de prendre le métro ou de composter un ticket de bus. À ses yeux, la légalité était un concept aussi flou que pour sa mère; il ne déclara jamais ses revenus, car il ne jugeait pas vraiment utile d'en avoir. Désargenté, il fut pourtant l'un des êtres les plus généreux que j'ai connus.

Quand le Zubial mourut, Simon me resta le seul lien vivant avec la folie de mon père. Son extrême singularité, sa noblesse immense, à un point qui semblera inconcevable, me le faisaient aimer avec la plus vive tendresse. Aussi me suis-je affaissé, sans trop le laisser paraître, quand il s'éteignit à son tour en 1995. Il me semblait en l'enterrant que c'était une race d'hommes à qui l'on disait adieu. Simon était le dernier des Jardin véritablement Jardin; lui seul parmi les survivants appartenait à ce club de dinosaures exemptés de réalité.

Ma grand-mère s'effaçait déjà dans ses propres souvenirs, bien qu'elle persistât pendant un an à nous faire croire qu'elle était encore parmi nous. Le spectre de la normalité hante désormais notre famille et ma propre existence. Parfois je me demande si ma réaction face aux excès chroniques du Zubial ne fut pas trop vive, si ma frayeur, au lendemain de sa mort, ne m'a pas conduit sur des chemins trop protégés. Ai-je renié mon sang Jardin? Mais comment être le fils du Zubial sans mourir jeune?

Après la disparition de Simon, je me suis retrouvé avec la clef du deux-pièces de Julien Dandieu; il y avait là des dizaines de costumes à ma taille, ceux du Zubial. Aurai-je un jour le cœur de faire revivre ces fracs, ces tenues de gentleman-farmer, de dandy, de motard clouté, de prêtre, d'officier de marine? De me glisser dans les personnages qu'ils suggèrent? A la concierge de l'immeuble, je me suis présenté comme le fils de Monsieur Dandieu. Elle m'appelle ainsi quand nous nous croisons; car je n'ai pu me défaire de cet appartement clandestin. Pour une raison que je n'ai pas encore éclaircie, l'acte de propriété est au nom de Julien Dandieu, qui n'exista jamais. Cette réserve de personnages est donc légalement invendable. Je m'en sers parfois pour venir y écrire au calme. La vue plongeante sur Paris est un régal. L'héritage Jardin est décidément bien compliqué…

Après avoir joui d'une enfance pareille, pourquoi ne suis-je pas devenu fou? À fréquenter le Zubial, j'aurais fort bien pu me fâcher définitivement avec les contraintes de la vie adulte ou m'exiler dans les paradis chimiques qui tiennent loin de la douleur d'être soi. Sans doute est-ce par terreur de perdre le contrôle de moi que je n'ai jamais pu siffler un verre d'alcool ou goûter à une drogue, tant je sais fragile mon maintien dans la réalité.

Tous mes raidissements sont des freins pour ne pas me laisser gouverner par mes désirs, comme le Zubial le faisait. Je me méfie de ses gènes qui, toujours, me portent à confondre mes envies les plus vives et la vérité. Je sais que mon hérédité m'incline à voir sans cesse les êtres tels que je les rêve. Quinze années aux côtés de mon père m'ont dressé au déni radical des inconvénients qui gâtent le réel. En le regardant exister, je m'étais accoutumé à l'idée que l'on pouvait désobéir continûment à ses peurs, avec quelque chance de succès. Un voisin se montrait-il pénible? Il suffisait de tirer trois coups de fusil dans ses volets pour calmer ses vociférations. Une femme appétissante surgissait-elle dans la rue? Il n'était pas exclu de la culbuter dans l'heure, et de redessiner son existence en projetant sur elle mille souhaits ardents.

Comment ai-je vécu ce désordre sans fin? Au risque de paraître faux, je dirai que tout cela me sembla normal, du moins jusqu'à l'âge de douze ans. Mes copains de classe étaient certes intrigués par le fonctionnement ubuesque de notre maison; mais seuls les plus audacieux m'interrogeaient sur le statut des hommes de ma mère.

– C'est qui Pierre?

– Ben… c'est Pierre.

– C'est l'amant de ta mère? Et Jacques, c'est qui?

– Ben… c'est Jacques.

C'est par eux que je m'aperçus de la bizarrerie de mon clan. Mais je regardais mon quotidien comme la vie, je dirais même comme la vraie vie; et si les amours de mes parents me terrifiaient parfois, j'étais enchanté d'être moi plutôt que le fils de gens prudents. Pour rien au monde, je n'aurais troqué le bastringue féerique de Verdelot pour les mornes week-ends que mes amis subissaient dans leurs familles réglées.

Et puis je n'étais pas seul dans la tourmente. Frédéric, mon petit frère, et moi formions une République autonome, tenue à l'écart de notre grande sœur Barbara que nous adorions mais que notre mère élevait un peu à part. Cette alliance indéfectible nous tenait lieu de stabilité, d'assurance tous risques. Avec lui, je me savais à l'abri des plus forts coups de vent; et il y en eut d'inattendus… Nous ne discutions jamais de l'actualité chahutée de notre famille, mais nous ne doutions pas que le soutien de l'autre nous était acquis, pour l'éternité.

Ma mère me sauva également du tremblement de terre qu'elle contribuait à provoquer chaque jour; c'est peut-être là l'une de ses plus belles contradictions. Elle était la femme du Zubial, avec tout le lot d'excès que cela supposait, mais dans le même temps elle me donna une éducation assez solide. Son admiration exigeante me tint lieu de filet.

Si elle menait ses amours de façon peu catholique, elle me plaça longtemps dans un collège austère où l'on cultivait des vertus très chrétiennes qui me déroutaient. M'avisais-je de rapporter à la maison un carnet de notes déplorable? Atterrée, elle me demandait ce qui s'était passé, avec un ton qui sous-entendait que je devais être gravement malade, ou souffrir d'un accès de bêtise. Humilié plus vivement que par une réprimande, je ne recommençais pas.

Elle se donnait un quotidien romanesque mais entendait que le nôtre fût rigoureux. Avions-nous quelques heures de libres le mercredi? C'était pour faire de mon frère et moi des judokas émérites, des joueurs de tennis, de foot, des tireurs à l'arc, des coureurs de fond, des nageurs, des lanceurs de poids. Mon enfance fut un interminable parcours du combattant. M'approchais-je d'une côte? Je devais illico apprendre à naviguer. Neigeait-il quelques flocons? Je préparais aussitôt mes bagages pour m'exiler dans une station de sports d'hiver où il me faudrait skier huit heures par jour, puis patiner sur la glace jusqu'à extinction de mes forces. Un poney-club s'ouvrait-il près de chez nous? Les concours hippiques entraient aussitôt dans mon agenda. Tout, tout, il fallait pratiquer sans mollir tout ce qui était susceptible de nous former le caractère et d'affermir nos petits muscles. Ses amants étaient chargés de la mise en œuvre du programme. L'un m'apprenait le tennis, à l'aube les dimanches matin, l'autre me conduisait à mon club de cheval le mercredi.

Le Zubial, lui, regardait tout cela avec fascination. Il tenait le sport pour une activité exotique, réservée aux Anglais ou aux grands asthmatiques. Taper dans un ballon le tentait aussi peu que l'homosexualité, ou la pratique du badminton. Mais il était ravi que sa femme veillât sur notre éducation.

Je crois aussi que ma mère me préserva de paniques excessives en m'écoutant toujours avec une attention formidable. Jusqu'au jour de la mort du Zubial, je ne me suis jamais senti seul dans mes désemparements; certes, je les taisais, car je ne la sentais pas disposée à les entendre, mais notre complicité sur d'autres sujets me faisait chaud au cœur. Son obsession semblait être de me donner la force de surmonter les inquiétudes qu'elle m'infligeait par ses choix de vie. Elle me blessait et, dans le même temps, m'apprenait à me soigner, à faire face. Tout en me déstructurant par sa conduite de femme, elle fut assez mère pour me bâtir une colonne vertébrale qui me permît de tenir le coup. Mon frère Frédéric et ma sœur Barbara connurent peut-être une autre réalité; la mienne fut celle-là.

Mais je pense que l'événement décisif qui me permit de rester debout fut… la mort du Zubial; c'est elle qui me fit rencontrer le monde réel, et m'en dégoûta. Quelle violence! Mais ma souffrance fut ma chance.

Grandir en face de lui m'aurait condamné à demeurer un fils, je le sais. Ou à mal tourner. Si les acrobaties séduisantes de mon père s'étaient prolongées, j'aurais fini dans la peau d'un spectateur subjugué, d'un velléitaire pathétique, de son imitateur ou de son plus violent contradicteur. Peut-être me serais-je même tiré une balle dans la tête, comme mon frère Emmanuel, par désespoir de n'être que moi. Au lieu de cela, le Zubial me laissait la place.

À quinze ans, j'étais libre de saisir le seul remède aux dérèglements qu'il avait instillés dans mon esprit, le seul contrepoison susceptible de me soulager du chagrin d'être moins vivant que lui: l'écriture.

Parfois, il me semble que je n'ai pas seulement plongé mes mains dans l'encre pour lui ressembler, mais surtout pour réussir, enfin, à tolérer le réel qu'il m'a fait désaimer. Sous ma plume, je fais surgir des situations que lui aurait su mettre en scène in vivo. Le temps d'un roman, mon existence se pare des couleurs qu'elle avait jadis, quand il riait à mes côtés. À trente-deux ans, je me dédommage encore de vivre sans lui en écrivant.

Mais, à mesure que j'en prends conscience, il me semble que cette maladie de l'écriture me quitte et que, bientôt, ma plume me mènera sur d'autres chemins. Il y a tant de façons d'être écrivain…

– Mon chéri, n'oublie pas que nous sommes avant tout des amants, me murmure-t-il au téléphone.

J'ai quinze ans. Le Zubial est amoureux, mais cette fois de ma mère. Son corps est boursouflé de métastases, ses défenses immunitaires sont au plus bas. Nous n'avons pas le droit de nous voir, ni de nous parler de vive voix car je subis une méchante grippe; la lui refiler pourrait être fatal à son organisme fatigué. Bien que nous soyons dans le même appartement, séparés par une mince cloison, nous nous parlons donc par téléphone. Il me dit sa passion pour ma mère, celle qui lui donna un avant-goût de l'éternité, qui l'épousa pour demeurer sa maîtresse.

Maman est dans ma chambre, en train de trier mes vêtements. Je lui fais signe d'approcher et lui tends l'écouteur; en ce temps-là les appareils possédaient cet appendice qui ne permettait que l'écoute. Elle entend alors ce moribond joyeux qui me dépeint son émotion devant la nature réelle de sa femme, son trouble de la voir encore telle qu'au premier jour. Il me parle d'elle comme de sa boussole, de son espérance. Elle est son Amérique, celle qu'il ne cessera jamais de découvrir. Il me confie son rêve de connaître un jour la Vérité de cette petite fille de quarante-trois ans, son désir de l'utopier sans relâche tout en l'aimant pour ce qu'elle est réellement. Il m'explique alors que son imagination ne prête pas à ma mère des qualités qui lui feraient défaut, non, elle lui en suppose simplement d'autres moins visibles, en agissant à la manière d'un outil de connaissance intuitive.

Et je vois ma maman qui se met à pleurer, de surprendre cette confession brûlante d'un père à son fils. Cet instant est parfait; un bonheur souverain me possède. Que la Providence m'eût placé dans cette position de trait d'union entre ces deux amants, une fois dans ma vie, me reste comme une joie ineffaçable.

À quinze ans, j'apprends ainsi que reparler d'amour est encore plus beau que d'en parler. Que rêver une femme peut être une manière de rendre hommage à ce qu'elle est en vérité. Que ma dignité n'est pas d'être un mari mais un amant. Qu'il n'y a pas d'autre issue que d'entendre ce que les femmes nous disent pour devenir soi, comme si par leurs reproches elles veillaient à ce que nous ne nous perdions pas. J'apprends que leurs besoins sont nos guides. Qu'aimer est la seule activité qui fasse de nous des mieux que nous.