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– Tu vois…

Ces deux mots me sont restés. Car s'il avait perdu, comme il aurait dû perdre, alors j'aurais pu me dire que le Zubial avait tort, oui tort de se risquer ainsi; mais là le sort s'acharnait à me convaincre qu'il y avait quelque raison à être déraisonnable. Le Zubial avait réussi à me prouver que marcher sur ses traces était une solution, un remède aux désespoirs que le destin nous inflige.

Pour que la scène reste parfaite, papa ramassa son dû et nous quittâmes séance tenante le casino, au bras de Manon; ses plumes semblaient être celles du paon qu'était le Zubial en traversant le hall. Derrière nous trottinait mon correspondant anglais toujours de marbre. Il dut conserver de son séjour chez les Jardin une bien curieuse idée de la France…

Parfois je me suis senti furieux d'être son fils, d'appartenir à cette famille dont la culture séduisante coûte si cher à tant de ses rejetons. Chez les Jardin, devenir soi passe par d'exténuantes exigences. Ce que nous sommes ne suffit pas, jamais. Vivre signifie enfourcher un destin, aimer est pour nous synonyme de se projeter dans des amours vertigineuses. Le normal est notre hantise, l'exorbitant notre mesure, et notre ridicule vanité. Mourir passe par les affres du suicide, par un cancer effroyable ou la disparition en mer. Un Jardin ne s'éteint pas dans son lit en sirotant une tasse de thé; sa mort se doit d'être vibrante, signifiante ou sublime de grotesque.

Chez nous, tout est matière à fiction. Ceux qui n'écrivent pas se regardent comme des écrivains non pratiquants, et le sont en général. Nous ne nous apprécions vraiment que si le récit de notre existence vaut le coup. De l'encre nous coule dans les veines; là est notre beauté mais aussi notre tragique bêtise, voire notre misère.

Pour un Pascal, comète fulgurante, combien de ratages sanglants? Combien se sont pendus, ivres du malheur de n'avoir pas connu une destinée anormale? Combien ont souffert de n'être pas fiers d'être simplement eux-mêmes? Le Zubial fut, avec mon grand-père dit le Nain Jaune (Mon père lui a d'ailleurs consacré un livre saisissant: Le Nain Jaune, Éd. Julliard, repris en «Folio», n° 3207.), cause de ce dérèglement de nos boussoles intimes. Tous, nous avons voulu être un peu ces hommes fabuleux, détestés et adorés. Il m'est arrivé d'aimer des femmes uniquement pour plaire à mon père, alors qu'il n'était plus là.

C'est ainsi qu'à dix-sept ans j'ai moi aussi sauté dans le lit d'une dame exagérément belle, très mariée et follement enthousiasmante au lit. Sans les audaces du Zubial, ma timidité m'aurait laissé à mes rêves d'étreintes, jamais je n'aurais escaladé la façade de son chalet de Crans-sur-Sierre, en Suisse. C'est d'ailleurs à cette occasion que je pus vérifier par moi-même combien les femmes semblent apprécier que l'on entre dans leur chambre par la fenêtre… Son époux était absent, un banquier genevois qui allait, à son insu, sponsoriser mes folies pendant quelques mois. Elle s'appelait Laura, celle du Zubial Clara; une courte syllabe les séparait. Dire que je fus totalement moi-même en la culbutant serait mentir. Ce soir-là, je fis l'amour en mémoire de mon père.

Treize ans plus tard, alors que je faisais quelques pas solitaires près de la maison qu'habitait mon oncle Simon, non loin de Genève, je me suis retrouvé par hasard devant la propriété de Laura. J'ai alors pensé au Zubial. Qu'aurait-il fait de ce coup du sort? La réponse allait de soi; il n'aurait pas reculé. Mais j'étais là en vacances avec ma femme que j'aime, et mes deux premiers enfants. Les circonstances ne se prêtaient pas à un nouveau numéro de voltige. Nous devions passer à table trois quarts d'heure plus tard, chez le frère du Zubial. Pourtant, la voix de l'hérédité fut la plus forte.

Je me suis dirigé vers le hameau de Laura, en ignorant quelle maison était précisément la sienne. Je savais qu'elle partageait cette poignée de bâtiments avec ses beaux-parents mais je n'y avais jamais été reçu. Et puis, y vivait-elle encore? Était-elle en voyage, partie faire des courses? Son mari rentrait-il déjeuner?

Dans la cour, il n'y avait personne; seul un vieux chat suisse sommeillait. Je suis entré dans l'une des maisons, en priant pour que ce fût la bonne, et là j'ai entendu la voix de Laura, ou plutôt son rire, ce rire clair qui me rendit aussitôt à notre passé radieux. Elle s'amusait avec un enfant, au premier étage. J'ai gravi l'escalier, fait quelques pas dans un couloir obscur, en cambrioleur discret. Je n'étais plus tout à fait moi, un peu Zubial, terriblement troublé. Une porte s'est ouverte; Laura m'est apparue, treize ans après, avec un enfant dans les bras.

La rencontre nous figea l'un et l'autre. Son visage, jadis si pur, était ravagé, jauni, détérioré par je ne sais quel cataclysme affectif. Seuls ses yeux très bleus disaient encore sa présence d'antan. Ses cheveux devenus moussus me parurent tragiquement moins abondants. Étaient-ils même encore d'origine? J'eus un tressaillement d'effroi, un léger mouvement de recul. Laura, elle, me regardait avec une telle stupeur que ses interrogations se lisaient sur sa physionomie. Que faisait son amant d'autrefois dans son couloir? Était-ce bien moi? Elle confia l'enfant à une nounou alémanique rustaude; nous descendîmes ensuite dans le salon, encore groggy du choc de nos retrouvailles impromptues.

Laura me parla tout de suite de son cancer qui l'exténuait moins que les traitements cruels qu'on lui infligeait; alors tout bascula. Soudain bouleversé jusqu'au tréfonds, ma répulsion se changea en compassion. Je la traitai aussitôt comme si sa beauté ne l'avait jamais oubliée, lui serrai la main, la cajolai, m'efforçai de paraître encore épris et, sans tarder, lui avouai l'importance de notre histoire. En l'espace d'un quart d'heure, tout fut dit, ma reconnaissance, l'idée rémanente d'un certain bonheur physique qu'elle m'avait imprimé dans l'esprit et dans le corps. En la quittant, je l'embrassai même avec la plus vive passion, dans l'oreille, comme avant.

Cinq minutes plus tard, je passais à table chez mon oncle, avec ma femme, mes enfants, quelques cousins helvétiques et amis. En servant le poulet, je restais muet, encore plein de la scène irréelle qui venait de me bouleverser. Que pouvais-je leur dire à tous? Rien. Ce qui s'était produit, en l'espace de trois quarts d'heure, ce matin-là, était trop zubialesque pour que je pusse parler librement et être cru. En cet instant, alors que nous dévorions ce volatile accompagné de pommes sarladaises, qui m'aurait vraiment compris? C'était à mon père que j'aurais voulu me confier, lui qui était si accoutumé à fréquenter l'invraisemblable.

Ce jour-là, quinze ans après son dernier sourire, son absence me fit mal, comme toutes les fois où je me suis senti trop Jardin pour l'être seul. Mais il y eut également des épisodes où ce manque me fut plus douloureux encore; ce fut hélas le cas lorsque je vis mon frère Emmanuel tenter de devenir un nouveau Zubial, de la façon la plus terrible.

Par une étrange férocité du destin, Emmanuel s'attacha à emprunter les pires travers de notre père; je dis les pires car, pour les assumer, il eût fallu que la nature le dote de l'anormal ressort du Zubial. Pris isolément, les défauts charmants dont papa faisait des qualités ensorcelantes allaient devenir hautement toxiques pour mon frère dont le charme était ailleurs.

Imiter l'ombre portée de notre père, qui ne cessait de s'agrandir à mesure qu'il s'éloignait de nous, relevait de la roulette russe. Dans sa furieuse gaieté, le Zubial avait eu le tort de faire croire à ses enfants que ses jeux n'étaient pas dangereux. Mon frère avait refusé d'accepter que le funambulisme est un art mortel, réservé à ceux dont la colonne vertébrale est de fer; sur les fils, tout le monde finit par chuter. Sa tentative fut tragique. J'en reste horriblement blessé, terrifié parfois d'être moi aussi le fils de cet homme qui nous donna le goût des gouffres.

Trois semaines après la mort du Zubial, mon frère adoré eut l'idée de suborner, et d'aimer avec entrain, le dernier amour de notre père. La séduction du fils, diabolique, opéra comme avait agi celle du Zubial. La jeune femme, perdue de chagrin, céda, s'enflamma; on la comprend. Mon frère crut alors que le rôle qu'il s'était distribué était le sien. Il emménagea chez la dame, devint un imaginaire Monsieur Jardin en négligeant d'être celui qu'il était effectivement. Frédéric, mon petit frère, et moi en demeurâmes consternés. Malgré notre jeune âge, nous flairions que le sentier dans lequel s'engageait notre aîné était trop abrupt pour lui. Pour qui ne l'aurait-il pas été? Prendre la succession des amours de son père est en soi un exercice déconseillé pour la santé. Mais là, il était évident que mon frère se glissait dans un chapitre qu'il n'avait pas écrit lui-même; il n'en serait que le personnage, un personnage tragiquement en quête d'auteur.

Par la suite, tout dans sa destinée me parut à l'avenant; dès qu'un précipice se présentait, mon frère kamikaze s'appliquait à ne pas l'éviter. C'est ainsi qu'il décida un jour d'épouser une femme, assez tentante il est vrai, une semaine après lui avoir serré la main à Athènes. La noce fut d'abord ajournée, transformée en un curieux bal de fiançailles improvisé, puis elle eut lieu et cet amour brusqué se détériora aussi vite qu'il s'était constitué.

Mon frère avait oublié que, lorsque notre père traversait un malheur, c'est qu'il en était généralement la cause et le dramaturge. Il agissait en écrivain soucieux de maîtriser ses effets, de régler ses propres dégringolades et ses chagrins, auxquels il finissait par croire. Je l'ai vu par deux fois quitter une femme pour se mettre en état d'achever un chapitre, et en pleurer des larmes qu'il imaginait sincères.

Emmanuel voulut un destin sans accepter les préambules qui y préparent et le légitiment, une trajectoire d'homme-canon. Toujours je le vis mettre un romanesque délétère dans son quotidien, en s'écartant irrésistiblement de sa propre singularité qui était pourtant flagrante. Quel être sublime! Mais il refusait avec passion d'être lui-même, comme si cela eût été insuffisant. Et je le comprenais si bien… S'il s'était un peu moins appliqué à être notre père, sans doute aurait-il été l'une des plus étonnantes figures de notre étrange tribu; et qui sait, peut-être le plus poète de nos écrivains, pratiquant ou non.

Sa folle course s'est terminée au bout d'un chemin, le matin où, fatigué d'être lui-même, ou de ne l'être pas assez, il enfonça le canon d'un fusil dans sa bouche. Son cerveau magnifique fut brûlé. La détonation ne cessera jamais de résonner en moi. Ce jour-là, j'eus envie d'aller cracher sur la tombe du Zubial. Quand j'appris la nouvelle sur une île du Pacifique, en terre kanake, j'eus honte d'être Jardin. Que vaut une famille dont les idées pleines de roman et les rêves illimités tuent l'un de ses fils en le rendant fou?

D'autres sont également morts d'être de ce sang maudit; la liste effroyable ne s'arrêta pas là. Si tous les clans ont leur lot de tragique, le nôtre a seulement ceci de particulier que nos morts nous laissent de grandes questions. Le suicide d'Emmanuel me renvoie chaque jour à celle qui ne cesse de me persécuter: me suis-je perdu ou trouvé en m'écartant des chemins du Zubial?

Mais m'en suis-je éloigné?

J'ai douze ans. Une famille de gens charmants m'accueille dans un coin de campagne anglaise, sous les coupoles du château colonial de Sezincote, dans le Gloucestershire. Tout ici respire une Inde rêvée, une Angleterre évanouie que perpétue Lady Peak, épouse du Lord du même nom. On m'y enseigne les rudiments de la langue sophistiquée que parlent ces experts en thés indiens, ces amateurs de promenades en calèche qui devisent également en latin, le soir venu, autour de succulents repas familiaux pris en smoking. À la lueur de candélabres birmans, on y évoque les États-Unis comme une ancienne colonie, New York et Singapour font figure de comptoirs florissants.

Après les collations servies à cinq heures, mon correspondant m'initie aux subtilités du croquet dans une serre victorienne qui abrite un gazon aux airs de moquette. Algernon, le valet de chambre, me donne du Monsieur, pousse le chic jusqu'à me parler dans son idiome insulaire en affectant un accent qu'il croit français, pour m'être agréable. Les dimanches, le père nous conduit en Bentley à de trépidantes chasses au renard. La mère veille sur mon sommeil, panse mes égratignures avec dévotion et me gave de cake. La fille se baigne nue dans la piscine pour me charmer les yeux, et m'agacer les sens. Le grand-père, un peu vicieux, me fiche la paix. Tout va pour le mieux dans la meilleure Angleterre.

C'est alors que me vint une idée.

Je savais le Zubial amateur d'émotions fortes. Par amour pour lui, je résolus de lui en concocter de violentes, pimentées selon son goût. Satisfaire son inclination pour les sensations excessives me réjouissait au plus haut degré.

Je m'emparai d'un stylo et écrivis deux lettres, l'une à ma mère, l'autre à mon père. Dans cette dernière, je décrivais mon séjour comme une longue détention dans un taudis mal famé, au sein d'une famille de junkies qui n'auraient eu de cesse de me faire des injections d'héroïne pure en m'attachant à un radiateur. Sous ma plume, il y avait plus de cocaïne que de glucose dans les sucriers de Lord Peak, le père violait de temps à autre ses invités au cours de bacchanales fiévreuses, la mère lubrique s'adonnait aux pires turpitudes et Algernon, le butler, devenait un trafiquant immonde, vivant du commerce d'organes qu'il volait à des enfants faméliques de Liverpool. Je n'avais pas fait dans la dentelle, assaisonnant au passage tous les acteurs prévenants de mes délicieuses vacances chez les Peak. Mon texte se terminait par un appel au secours véritablement poignant.

La lettre à ma mère, elle, était pleine de pique-niques exquis, d'échos des attentions touchantes de Lady Peak, de commentaires sur les grâces de la sœur de mon correspondant, de variations sur les beautés du Gloucestershire. En fin de lettre, j'eus toutefois la prudence d'avertir ma mère que la missive adressée au Zubial était d'une autre teneur. Je la priai également de laisser mon père s'inquiéter quelques jours, le temps qu'il pût jouir de ses émotions vives, avant de l'en libérer. Une petite semaine de fièvre paternelle me semblait amplement suffisante.

Trois jours plus tard, un taxi londonien s'arrêtait devant la grande porte du château de Sezincote; le Zubial en bondissait, hirsute, et restait stupéfait sous la pluie en contemplant les coupoles indiennes de la demeure des Peak, si éloignées des descriptions de ma lettre. À peine l'avait-il lue qu'il s'était jeté dans le premier avion, avait traversé la moitié de l'Angleterre en taxi. Ma mère n'avait pas eu le temps de l'intercepter.

Je l'ai aperçu par une fenêtre, alors que je dégustais quelques scones. Il était si beau dans mes yeux, si jeune homme, si déconcerté. Algernon sortit aussitôt lui tendre un parapluie pour l'accompagner dans le vaste hall. Il est des instants merveilleux où la félicité balaie toute autre sensation. Je me suis alors mis à pleurer de joie et j'ai couru vers lui en hurlant j'ai menti! j'ai menti!, comme j'aurais crié victoire. Le Zubial m'a embrassé en souriant, heureux de me sentir capable de provoquer de telles scènes entre nous. Jamais peut-être je ne me suis davantage senti son fils que ce jour-là. Il ne me reprocha rien, reconnut en moi son naturel et m'étreignit avec passion.

Aujourd'hui, cet épisode m'arrache toujours des larmes; y songer me rend à sa tendresse, aux sensations de notre embrassade dans le hall de Sezincote. Le Zubial avait-il cru en ma lettre? Je pense plutôt qu'il avait perçu que mes mensonges seraient toujours les masques de ma sincérité; et ma vérité, cet été-là, était que mon bonheur anglais était imparfait puisqu'il n'était pas là. Le Zubial manquait déjà au fils que j'étais; il me manque encore…

Les mœurs de mon père étaient assez peu prévisibles. À Paris, il avait fait réduire la largeur des couloirs de son appartement pour que les huissiers du fisc ne puissent pas saisir son mobilier. À Verdelot, le week-end, le Zubial s'habillait en hiver d'une douzaine de très fins pull-overs car il prétendait avoir lu dans les Mémoires de Talleyrand que le secret de la chaleur résidait dans la superposition de petites laines. Ses séances d'habillement étaient interminables et presque toujours suivies d'une étrange pratique: il siphonnait ses sinus à l'aide de grandes pipettes faites sur mesure par un artisan verrier de ses amis. Cette vidange des fosses nasales durait bien dix minutes de glouglous qui intriguaient beaucoup notre femme de ménage.

Le Zubial possédait également un matériel abondant pour pratiquer des lavements, actes inévitables et essentiels d'une hygiène moderne selon ses dires. À Verdelot, dès que l'un de ses invités présentait des signes de mauvaise digestion ou de grippe, il lui administrait un sévère lavement aux herbes. Ses bocaux personnels regorgeaient de plantes bénéfiques. Si l'intéressé se rebellait, le Zubial se mettait en colère, traitait le récalcitrant d'ignorant et, parfois, s'en donnait un à lui-même, au tilleul, pour se calmer. J'ai moi-même passé une partie de mon enfance avec de l'eau chaude dans le ventre. Plus il aimait ses proches, plus il éprouvait le besoin de les soigner, selon ses méthodes.

Mais ce qui dépassait l'entendement, c'étaient ses rapports avec la médecine, relations constantes car, même bien-portant, le Zubial voyait en lui un malade en permission. Il affichait en permanence sa courbe de température sur l'un des murs de son bureau, comme à l'hôpital, et écrivait la plupart du temps debout avec un thermomètre planté dans le derrière, dissimulé sous son peignoir. À toute heure du jour et de la nuit, il pouvait ainsi commenter son état. Plus d'une fois je l'ai vu s'asseoir sans y prendre garde et briser entre ses fesses le tube rempli de mercure!

Mon souvenir le plus vif de ses relations compliquées avec le corps médical reste Madame Wang. Le Zubial était particulièrement infidèle à ses médecins car, dès que l'un d'entre eux s'avisait de le déclarer guéri, il considérait l'individu comme suspect. Résolu à mourir jeune, il ne négligeait aucune opportunité de se déclarer subclaquant. Seule Madame Wang savait soigner son absence de maladie, se passionner pour la précarité de son excellente santé. Il s'était bien enflammé un temps pour un Bulgare qui soignait à l'électricité en appliquant sur le fondement de ses patients un appareil qui, comme disait papa, nous mettait Zeus dans le derrière. Mais le Nain Jaune, mon grand-père, avait expérimenté la chose avec effroi; depuis lors, il n'était plus question dans la famille de ce type d'intromission.

Madame Wang, acupunctrice de son état, avait gagné la confiance du Zubial en lui avouant un jour qu'elle avait d'abord été Monsieur Wang, lequel, résolu à changer de sexe, s'était opéré lui-même sous anesthésie locale, en plantant ses aiguilles sur les points qui endorment la sensibilité. Vraie ou fausse, cette histoire l'avait enchanté; de toute façon, il était impossible d'examiner les traits de Madame Wang pour en avoir le cœur net. Dans son cabinet, elle portait toujours un miroir ovale et concave devant le visage, percé de deux trous pour les yeux, surmonté d'une lampe de spéléologue.

La spécialité de Madame Wang, c'était l'acupuncture des orifices. Elle ne plantait ses aiguilles que dans les narines, la bouche et les oreilles. À titre exceptionnel, l'anus était parfois sollicité, mais rarement. Quand j'étais malade, mon père m'emmenait en douce la consulter; il savait ma mère hostile à cette médecine bien particulière. Moi, j'en raffolais. Ces séances un peu spéciales étaient l'occasion d'être avec lui. Rire à deux, n'est-ce pas une façon de s'aimer?

La première fois que nous avons franchi ensemble la porte du cabinet Wang, j'avais neuf ans. Une très mauvaise toux me déchirait la poitrine. Je ne voyais que l'inquiétude du Zubial, qui me transportait de plaisir; elle était si rare. Madame Wang me traita, en m'épinglant les oreilles. Elle aurait pu me transpercer avec des aiguilles à tricoter, j'aurais accepté tant j'étais avide de ces moments où le Zubial endossait son rôle de père, fugitivement.

Madame Wang me demanda si j'avais mal, je répondis que non, pour que durent ces minutes où le regard de papa se posait sur moi. En vérité, les aiguilles me torturaient les cartilages. Si le Zubial était sorti du cabinet, j'aurais hurlé. Au lieu de cela, je lui souriais, en répondant à ses mots d'esprit.

Aujourd'hui, ce ne sont plus les aiguilles de Madame Wang qui me supplicient, c'est l'absence de cet homme qui me donnait la sensation de vivre chaque journée comme si elle était exceptionnelle. Lui seul me procurait cette gaieté qu'irradient les grands désespérés, cette joie qui naît de la fréquentation des chagrins insondables. Dix-sept années n'ont pas réduit mon sentiment de solitude; le scandale de sa mort me donne parfois envie de crier.

Et si je ne me libérais jamais de ma nostalgie de sa façon d'être? Parfois, je voudrais m'ouvrir les veines pour me vider de son sang, et refaire le plein d'ordinaire.

1971. L 'été me cuit le corps sur une plage du Midi. Je n'ai pas vu mon père depuis deux mois. Normal, me dis-je, il déteste les vacances et se méfie du soleil. Toujours il rêva des plages du Deauville de l'enfance de son père, quand les ombrelles cachaient les sourires de femmes fidèles, selon les dires du Nain Jaune. Mais la situation me paraît suspecte quand, rentrés à Paris, on nous installe, Frédéric, moi et notre sœur Barbara dans un nouvel appartement, pharaonique cette fois, où nous ne trouvons pas trace du Zubial. Nous flairons qu'il est inopportun de poser des questions. L'énigme durera deux mois.

J'appris plus tard que ma mère avait résolu de s'évader de la vie du Zubial mais que, pour mieux le récupérer, elle lui avait caché le lieu de notre retraite. Ses copines avaient ordre de se taire afin d'aiguiser son appétit. Notre fuite devait demeurer romanesque. Ma mère menait à l'époque une existence d'héroïne de cinéma, en partie inventée par mon père; il n'était pas question qu'elle se contente d'une conduite exempte de suspense. Entre le Zubial et elle, rien ne fut jamais simple, tout sentit toujours les débordements d'une passion qui fut, pour l'un et l'autre, l'axe majeur de leurs vies déboussolées.

L'effet escompté a fonctionné. Le Zubial traîne son affliction dans tout Paris, couche avec quelques-unes des femmes de ses amis qui voient encore ma mère, histoire de glaner des indices, et quand, un mois plus tard, il trouve enfin l'adresse de notre repaire, l'animal ne dit rien à personne, s'attache à ne rien faire. Il était alors en pleine rédaction de son premier livre; ce n'était pas le moment pour lui de se priver de ce désespoir providentiel qui fécondait son talent et avivait sa sensibilité. Et puis son retour se devait d'être à la hauteur du défi lancé par ma mère.

Un mois plus tard encore, alors que je révisais mes leçons dans la chambre de maman, le téléphone sonne. Elle répond. J'entends la voix du Zubial qui résonne dans le combiné; il a l'air ravi et s'exclame:

– Devine où je suis? Sors dehors!

Intriguée, ma mère ouvre la baie vitrée, fait deux pas sur le balcon et, tout à coup, sourit, non pas d'un sourire quelconque, non, mais d'une façon si radieuse, que déjà je retrouve en elle la jeune femme éprise de mon père. Le Zubial est là, de l'autre côté de la rue, au téléphone. Il vient de louer l'appartement qui se trouve juste en face du nôtre! Frédéric entre alors dans la chambre; il a quatre ans et, d'un œil, comprend tout. Ravi, il se met à applaudir, en souriant lui aussi, comme on applaudit un numéro de magicien.

Telles furent les relations de mes parents, acrobatiques, toujours en péril, tellement cinématographiques. Mais, par-delà les rebondissements, ils savaient tous deux qu'ils ne pouvaient vivre ni avec ni sans l'autre. Leur passion reste à mes yeux le modèle d'une reconquête chronique.

Après cet épisode, ils se remirent à s'aimer les week-ends, à Verdelot ou ailleurs. La semaine, j'étais bouleversé de voir mon père venir chercher ma mère, le soir, pour l'emmener dîner, avec l'espoir de coucher avec elle. L'image de cet éternel amant, qui patientait dans le hall, des fleurs à la main, est pour moi celle d'un idéal terriblement Jardin.