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Plus tard, beaucoup plus tard, à vingt-trois ans, j'ai confié ce rêve de reconquête à l'un de mes héros de roman, le Zèbre, en prêtant à ce notaire de province quelques travers de mon père. Mais j'ignorais alors qu'en écrivant ce livre je réinventais une partie de la conduite réelle du Zubial.

Cela me fut révélé par ma mère, un soir d'automne 1993, cinq ans après la publication du roman. Nous revenions justement de Verdelot en voiture quand, brusquement, elle me demanda d'une voix fébrile:

– C'est toi qui envoyais les lettres?

– Quelles lettres? ai-je demandé, sans rien comprendre.

Dans mon roman, au troisième acte, le Zèbre meurt et continue de reséduire sa femme du fond de sa tombe, par un système cruel et émouvant de lettres posthumes qui maintiennent l'héroïne dans les rets de leur passion. J'appris ce soir-là, de la bouche de ma mère, que mon père s'était effectivement livré à ce jeu terrible, avec elle! Même mort, il entendait occuper son cœur, ses espérances et son avenir.

Quand le livre avait paru, ma mère avait cru que ce troisième acte était une façon indirecte de lui avouer que c'était moi qui avais jadis posté les lettres. Tout lui avait alors paru clair. Dans son esprit, il était évident que seul un enfant avait pu se prêter à une comédie funèbre aussi démente.

Il n'en était rien. J'avais écrit selon ma fantaisie en laissant courir ma plume, sans rien connaître de cette histoire. Mon intuition me soufflait seulement que mon père aurait fort bien pu agir ainsi. J'ignorais que le Zubial écrivait alors en moi, à moins que ce ne fût moi qui fusse devenu lui, l'espace d'un roman. Les voies de l'hérédité littéraire sont parfois impénétrables.

Aujourd'hui, à mesure que je me rapproche de son décès – entendez quarante-six ans – je me sens de plus en plus son jumeau. Mais mort plus vieux que lui, je resterai son aîné.

– Je ne suis pas son fils, c'est lui qui «mon père! furent mes premières paroi publiques, bafouillées à la télévision, en octobre 1986.

J'avais vingt et un ans; je répondais à Bernard Pivot sur un plateau d'Apostrophes, Il venait de me présenter comme le fils de Pascal Jardin. Si j'avais pu déclarer que c'était moi le père et lui le fils, je l'aurais fait, tant les préséances généalogiques m'avaient toujours irrité, voire révolté. Et puis mes propos avaient un autre motif: j'étais à peu près certain que tout le monde ignorait son nom. Je craignais sincèrement que Pivot ne vienne de citer un écrivain qui n'était connu que de 1ui et de quelques cénacles.

Que le Zubial fût très célèbre dans sa propre famille me semblait aller de soi; je ne m'étonnais donc pas de sa gloire immense chez 1es Jardin et parmi nos relations. Mais les gens de mon âge, eux, ne prononçaient jamais son prénom. Nous étions trop jeunes pour avoir lu ses livres au succès phénoménal mais de courte durée. Quant aux films qu'il avait écrits, qui s'en souciait? Mes amis avaient bien vu à la télévision Le Vieux Fusil, le Chat, la Veuve Cou derc ou quelques épisodes d'Angélique, Marquise des Anges, mais qui connaît le nom des scénaristes de cinéma? Les Français ont toujours plus ou moins cru que Gabin parlait comme dans ses films.

Je me croyais donc vraiment le fils d'un inconnu; et quand la vie publique m'entraîna dans des spirales de rencontres, je m'étonnais du nombre de fois où quelqu'un de plus âgé que moi me donnait du Pascal, en s'excusant séance tenante. Cela me bouleversait, moi qui avais toujours eu peur d'être effacé par son immense séduction. Ainsi donc, le Zubial avait laissé une trace, de comète. Je m'aperçus même très vite qu'on me soupçonnait parfois d'être de ces enfants aidés par leur patronyme.

J'aurais tant aimé être un fils à papa; mais j'étais sans papa. Le Zubial m'avait abandonné sur le bord du chemin à cet âge où l'on esquisse ses premiers pas de jeune homme. Quinze ans… J'avais poussé dans le froid de son absence, appris à me raser sans qu'une main d'homme me montre le bon geste. Si ma mère m'avait aidé à me deviner lors de mon adolescence inquiète, jamais elle ne favorisa mes penchants Jardin. Sans doute craignait-elle de voir rejaillir en moi son tempérament de furieux, tout en l'espérant peut-être, secrètement. Elle en avait tant souffert… Elle me rêvait plus apaisé, moins tenaillé par le désir d'être multiple.

Brusquement, à vingt et un ans, la vie publique me rappela mon origine.

La haine que me voua toujours le journal Le Monde, si irrité par mon existence même, me fit souvenir du procès qui opposa l'un de ses critiques les plus détériorés au Zubial. Ses droits de réponse délirants et insolents, où il affirmait que son persécuteur était doté d'un spontex à la place du cerveau, préparèrent mes inimitiés futures. Par un curieux phénomène de legs, tout se passa comme si j'avais hérité des hostilités de mon géniteur.

Paris me restituait ainsi ce père que j'avais trop brièvement croisé. Les voies de l'hérédité littéraire sont décidément bien inattendues…

Comment aima mon père? Cette question ne cessera jamais de m'occuper l'esprit, tant je reste fasciné par l'amant qu'il fut. La trentaine de femmes que je surpris dans l'église Sainte-Clotilde le 30 juillet 1996 m 'apportèrent toutes des réponses différentes quand, plus tard, j'eus l'impudeur d'en interroger certaines avec franchise. Pour chacune d'entre elles, le Zubial avait inventé un art d'aimer, renouvelé ses figures pleines de fantaisie. Jamais il ne leur offrit les mêmes mots, les mêmes bouquets, les mêmes inquiétudes. Il les entraîna dans des drames successifs ou des comédies qui soulevaient toujours des questions différentes, fondamentales ou frivoles. Toutes, elles furent l'héroïne d'une nouvelle inédite de Jardin père. Le Zubial ne cessait de solliciter son imagination, car aimer était pour lui une chose trop grave pour ne pas fabriquer les êtres qu'il aimait. Je crois qu'il avait le goût de révéler les femmes à elles-mêmes au sein de son propre univers, en les magnifiant.

Fregoli dans l'âme, il poussait le perfectionnisme jusqu'à ne pas porter les mêmes vêtements quand il les faisait voyager dans ses rêves. Sur les photos jaunies qu'elles possèdent, je l'ai vu en grand bourgeois, en chasseur africain, en jean, en frac, en veste, en pull-over, changeant de goût, de milieu pour elles, parfois même en cours de journée, ou de nuit. Je l'ai vu campeur sur une plage de Cherbourg, client de l'hôtel Normandy à Deauville, au bras d'une chanteuse célèbre, défilant une pancarte à la main dans une manif féministe de 1969, aux côtés d'une créature aux cheveux courts qui brûlait un soutien-gorge, ou au volant d'une torpédo décapotable de collection, emmitouflé dans une peau de grizzly, souriant à une Chinoise ravissante.

Pourquoi n'écrivit-il jamais ses aventures, au sens propre du terme, avec Nathalie, Manon, Régine, Anne, Dany, Sonia, Françoise, Roberta, Pauline, Ming et les autres? Je crois qu'il préférait vivre ses idées avec exaltation plutôt que d'épingler ses amours sur des pages de romans, en entomologiste méticuleux; ce que je comprends. J'ai moi aussi, plus d'une fois, essayé certains de mes chapitres avec ma femme, avant de les publier. Ces tests grandeur nature ont presque toujours dépassé mes espérances.

Mais, si différentes fussent-elles, ces fictions vécues furent toutes marquées par sa rage de connaître le vrai visage de la Vie. Dans ses bras, ses maîtresses eurent toutes la sensation d'exister sans fard, d'entrer brusquement dans leur vérité en terrassant leurs peurs; alors même qu'il les rêvait. Ce n'est pas là le moindre de ses paradoxes. S'il les posséda avec joie, ces histoires engagèrent toujours son cœur, ne fût-ce que brièvement. Seuls les séismes affectifs, les passions irrémédiables le tentaient, celles qui laissent pantelant, comblé ou dévasté mais sans regret. On comprend que seize ans après sa mort, ces héroïnes d'un jour, ou de quelques mois, aient été si nombreuses à essuyer leurs larmes dans le chœur de Sainte-Clotilde…

Et moi, qui me pleurera? Qu'ai-je donné à mes contemporains? En amour, en amitié, ai-je su me livrer, laisser de ces traces qui fécondent? Quand je regarde la trajectoire du Zubial, parfois il me semble que je n'ai fait qu'effleurer le destin des autres.

L'histoire de Sonia avec le Zubial ne dura qu'un quart d'heure, de vertige pur. Le 6 juin 1978, très exactement, entre vingt-deux heures cinquante et vingt-trois heures cinq, elle s'écarta de son sort de mère de famille, de son bonheur étroit qui mijotait alors dans la bonne ville de Loudun.

Mon père avait capté ses regards pendant tout le dîner de leur rencontre, l'avait éclaboussée de récits où il était question de ces passions charnelles qui, brusquement, font dérailler les destins les plus réglés. Son charme d'enfant dangereux avait insinué en Sonia des envies sur lesquelles elle n'avait pas voulu s'attarder. Cet homme exagérément libre et drôle lui inspirait trop de craintes pour qu'elle ne se tînt pas sur ses gardes. En la compagnie du Zubial, tout le monde redoutait d'être soudain déséquilibré. Le mari s'était bien aperçu du trouble qui gagnait sa femme, mais il ne soupçonna pas l'imminence du danger quand, en fin de repas, Sonia partit dans la cuisine préparer le café.

Le Zubial lui emboîta le pas, en débarrassant les vestiges d'un dessert. Un quart d'heure plus tard, Sonia revenait avec le café, un peu décoiffée, l'œil brillant et le rouge aux joues. Le Zubial, lui, avait quitté les lieux sans dire au revoir, en sautant par la fenêtre pour ne pas repasser devant l'assistance. Sur la table de la cuisine, il lui avait donné plus que du plaisir, le goût d'elle-même, de ses propres désirs.

Huit jours plus tard, sans que son mari comprît bien pourquoi, Sonia changea de coupe de cheveux, fit repeindre leur appartement et se mit en congé de l'Éducation nationale pour reprendre ses études de médecine à Tours. Ses trente-cinq ans ne lui paraissaient plus un obstacle. Que lui avait-il dit en la prenant? Quel était donc le pouvoir de cet homme qui ouvrait aux femmes les chemins de leur vérité? Je crois que sa seule présence était révolutionnaire, comme si le fréquenter donnait accès aux libertés qu'il avait conquises.

Moi aussi, enfant, j'ai ressenti cela; et quand il est mort, je n'ai plus jamais croisé d'être humain qui ait ce talent-là, cette faculté invraisemblable de rendre les autres plus libres. Qui donc m'affranchira de mes prisons intérieures? Qui m'indiquera les poisons capables de me mithridatiser contre ceux que sécrète ma nature?

J'ai dix ans. Le Zubial s'est équipé d'un pied-de-biche, d'une lampe de poche et d'un fusil à pompe. Nous avons résolu de cambrioler, lui, moi et mon frère Frédéric, le château de Miramont sis aux confins de la Manche. Cette bâtisse du XVIIIe siècle endormie sous les ronces nous a toujours fait rêver. Papa nous a affirmé que la bibliothèque recèle de vieux grimoires qui contiennent tous les secrets qui nous permettront, plus tard, de fasciner les femmes.

Avec cette illusion charmante pour perspective, nous nous enfonçons dans les fourrés, gravissons un escalier à double révolution qui entoure le souvenir d'une fontaine. Autour de nous, l'été bourdonne; tout un petit peuple d'oiseaux gazouille, siffle. Comme mon frère, j'ai terriblement peur d'être surpris par le gardien, un dénommé Courte-Barbe qui justifie que nous ayons emporté un fusil. Naturellement, j'appris plus tard qu'il n'y avait pas plus de Courte-Barbe que de pièges à loup dans le sous-bois. Mais que vaut une expédition sans péril?

Enfin nous arrivons devant l'une des portes de l'aile droite. Le pied-de-biche nous ouvre le chemin plus sûrement qu'une clef; les serrures sont rouillées. Nous pénétrons alors chez la Belle au Bois Dormant. Une escouade de chauves-souris nous salue de son envol; leurs cris vont se perdre dans l'immense trouée que forment les grands escaliers. De toiles d'araignées en planchers enfoncés, nous finissons par trouver la grande bibliothèque où gisent des milliers de vieux livres. Blottis autour de notre père, nous frémissons à chaque claquement d'un volet agacé par le vent qui forcit.

Le Zubial saisit alors un grimoire à la couverture en cuir, enfile ses lunettes et commence à nous en faire lecture. J'ai bien repéré que le texte était en latin, langue qu'il ne maîtrise pas; notre père est donc en train d'improviser. Je ne l'en écoute qu'avec plus d'attention, en me demandant toutefois pourquoi le Zubial s'est mis en peine de créer une telle mise en scène. Craint-il que ses propres paroles aient moins de poids?

– Toujours vous créerez le merveilleux dans la vie des femmes, ânonne-t-il en feignant de décrypter du vieux français. Toujours vous demeurerez l'amant des gentes dames qui seroient complaisantes avec vous…

– Ça veut dire quoi? demande Frédéric, de plus en plus inquiet.

Les sifflements lugubres du vent sont tels à présent que le château tout entier semble craquer. À chaque bruit, mon frère s'attend à voir surgir le terrible Courte-Barbe.

– Ça veut dire que vous allez en chier, mes chéris! Et que nous ne sommes rien sans les femmes. Croyez-moi, on ne rencontre leurs attentes que pour devenir soi en y répondant. Il n'y a de salut pour nous que dans l'art de soigner leurs frustrations. Leurs ressentiments sont nos maîtres. Quand elles vous critiqueront, écoutez-les, elles nous indiquent si souvent le plus court chemin vers notre bonheur en cherchant le leur.

Ces propos quasi théologiques pour Frédéric, qui a sept ans, ne retiennent guère son attention. Il a la trouille et voudrait déguerpir dans les plus brefs délais. Alors, pour le rassurer, le Zubial lui avoue la vérité. Nul péril ne nous guette, nous sommes ici chez son parrain, Charles-Edouard de Miramont. En somme, nous jouons à cambrioler le château d'un ami, pour repérer les lieux.

Le Zubial nous explique que les repérages de cinéma consistent en la recherche d'un ou plusieurs décors dans lesquels des scènes vont être jouées.

– Et qu'est-ce qui va se jouer? lui ai-je demandé.

– Une scène nocturne, que je vais représenter ici avec et pour une femme.

Nous ne connaissons pas cette Catherine qui règne sur ses sens depuis huit jours. Le Zubial considère que ladite Catherine souffre d'un manque de romantisme qu'il convient de soigner au plus tôt. Magistrat auprès du tribunal de Caen, elle a commis l'impair d'épouser un avocat jugé incompétent pour leurs affaires matrimoniales, selon le diagnostic du Zubial. Son mari, raconte-t-il, ne s'est pas aperçu que Catherine a un cœur qui ne s'émeut que dans le tumulte d'une aventure chevaleresque. L'idée de mon père est donc de lui faire cambrioler ce château où ils passeront une nuit d'amour dans la frayeur d'être surpris par un imaginaire gardien. Sa qualité de juge est de nature à augmenter sa crainte de se faire déférer devant les autorités. Sur le coup de minuit, l'assistant de l'éditeur du Zubial, en vacances dans les parages, doit faire irruption et se faire passer pour Courte-Barbe. Tous les ingrédients sont réunis pour qu'ils puissent vivre une excellente scène de comédie romantique.

Quand il nous parlait, mon père ne se rendait pas compte que nous étions encore des enfants; d'ailleurs, moi aussi je m'adressais à lui comme s'il avait eu notre âge. Le Zubial était de son enfance comme on est d'une province; jamais il n'en perdit l'accent. Il paraissait également ne pas être conscient que nous avions une mère, et que ses amours illégitimes avaient le don de nous inquiéter. À ses yeux, je crois que nous n'étions pas des fils mais de futurs amants.

Vingt ans après, j'ai rencontré dans une brasserie cette femme dont nous avions répété la nuit d'amour. Catherine m'a rejoint à la table où le Zubial avait ses habitudes, vêtue d'un tailleur jaune canari. Elle m'a dévisagé, puis a baissé les yeux, s'est mise à rire et, enfin, à pleurer, sans même me donner son nom. Je n'avais rien dit. L'essentiel était avoué. Que c'est beau une femme amoureuse d'un souvenir. Peu à peu, elle me parla avec pudeur, à voix basse, comme on s'adresse à un fantôme. Leur nuit de cambriolage fictif avait effectivement eu lieu dans le château de Miramont. Jamais elle n'avait eu autant le sentiment de se glisser dans ses rêves de petite fille. Aucun homme ne lui avait donné à ce degré le sentiment d'habiter un conte. À minuit, il avait saisi son arme et tiré au gros sel sur le gardien pour sauver sa carrière de magistrat, me confia-t-elle. Je n'eus pas le cœur de lui révéler que le château appartenait au parrain de mon petit frère et que le soi-disant gardien était un éditeur parisien; je le regrette. Que mon père eût fait courir des risques imaginaires à ce ravissant juge me paraît plus délicat.

Juste avant de nous séparer, elle eut ce dernier mot:

– Il était… il était, non il est… il est…

– Je sais.

Nous nous sommes quittés. Je l'ai regardée s'éloigner. Elle sanglotait; sa frêle silhouette en était secouée. D'où vient que certains êtres, parfois morts, nous font mettre plus de vie dans la vie? Nous donnent le goût d'exister sans mesure, en nous faisant souvenir que nous sommes nés pour tutoyer l'infini? D'où vient qu'après ces rencontres pleines de glissades rien ne sera jamais plus comme avant?

Jeanne était prostituée. Le Zubial l'aima si bien qu'il ne lui fit jamais l'amour. Elle officiait non loin des Champs-Élysées et, parfois, m'emmenait le mercredi, entre deux clients, manger une glace dans le jardin des Tuileries en compagnie du Zubial.

Peu de femmes m'ont aussi joliment parlé des hommes, et de celui que j'étais appelé à devenir. Jeanne était essentiellement gaie. Elle parlait vrai, appelait un chat un chat et ses sentiments par leur nom. Donner du plaisir avec son joli corps tout frais ne la contrariait pas trop. La liberté que cela lui procurait l'enchantait. Chaque jour elle s'émerveillait que la Providence l'eût faite putain.

Jeanne avait tout pour charmer le Zubial qui, sa vie durant, usa de ses relations policières pour la faire protéger. Elle était sa sœur, son miroir le plus intègre. Mentir avec elle n'était d'aucune utilité; se mentir la mettait en colère. Elle trouvait la vie suffisamment zigzag pour ne pas en rajouter.

Ils s'étaient connus un soir où le Zubial ne trouvait personne à qui lire le dernier chapitre de l'un de ses livres. L'idée d'appeler une prostituée lui était venue comme un ultime recours. Jeanne s'était présentée chez lui deux heures plus tard, sanglée dans un imperméable noir. Habituée aux bizarreries de l'âme masculine, elle ne s'était pas inquiétée que cet écrivain veuille la payer pour écouter une lecture de quelques pages. Le Zubial s'était exécuté; elle avait dit son émotion, et s'était alors permis des impudeurs telles en lui parlant de lui qu'il était tombé fou d'elle.

Pour Jeanne, il inventa peut-être les plus beaux moments de sa courte vie. Un soir, il remplit tout le restaurant Prunier, avenue Victor Hugo, de Gitans déguisés en bourgeois qui, au cours de son dîner d'anniversaire, se levèrent soudain et improvisèrent pour elle une comédie musicale dédiée à sa beauté. Elle pleura. Une autre fois, le Zubial lui offrit la totalité des livres qu'il aimait, en écrivant brièvement sur les pages de garde ce qui dans ces textes l'avait ému ou blessé. Elle possède ainsi plus de deux mille titres autographiés de sa main; ce travail considérable lui prit plusieurs semaines. Elle pleura également. J'oublie en passant les fleurs qu'il lui fit livrer pendant deux mois trois à quatre fois par jour pour que sa concierge sache bien que dans son immeuble vivait une princesse et non une catin. Cette cour folle ne visait pas à s'approprier Jeanne mais bien à lui donner tout ce que les hommes lui refusaient: tendresse, vénération pour sa noblesse, admiration pour sa féminité solaire.