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Alors, tandis que le Zubial parle, je vois nettement en lui l'homme héroïque qu'il a besoin d'être. Pour réparer? L'explication est un peu facile. Mais j'ai toujours eu le sentiment que le Zubial se concevait comme un héros des temps de paix. Sa façon d'aimer, de se risquer dans sa conduite, de militer pour une certaine façon d'être, empreinte de totale vérité, fut jour après jour motivée par le besoin de résister. À quoi? Aux conforts de la médiocrité, aux rêves mesurés, aux facilités des renoncements. Pourtant, il ne revendiquait rien; son drapeau était ses mœurs, son discours une pratique vertigineuse.
Je me revois un dimanche soir où nous rentrions d'un week-end en Normandie, sur l'autoroute, comme de braves Parisiens transhumant au milieu d'une marée de carrosseries. Frédéric dort, je somnole à l'arrière, quand tout à coup j'entends le Zubial qui dit à notre mère la confiance qu'il a en son regard sur la vie, plus que dans le sien. Puis, pour bien lui faire sentir à quel point il croit en elle, il ajoute:
– Je vais fermer les yeux et tu vas me dire quoi faire, comment conduire. Prête-moi tes yeux.
Nous sommes lancés à cent quarante kilomètres à l'heure. Sur le visage brusquement crispé de ma mère, je lis que papa vient de faire ce qu'il a murmuré; un coup d'oeil dans le rétroviseur me le confirme. Le Zubial conduit à l'aveugle en attendant les indications de cette femme, la sienne, qu'il veut pour guide.
Naturellement, ma mère le supplie de revenir à la raison, d'ouvrir les yeux, lui rappelle que deux petits enfants roupillent à l'arrière. Rien n'y fait. Nécessité oblige, elle lui donne quelques indications. Le Zubial lui répète qu'il voudrait qu'elle ait confiance en elle pour eux deux. Des voitures klaxonnent. Il reste dans le noir. Ma mère n'ose pas hurler sa frayeur, de peur de nous réveiller et que la situation ne nous rende définitivement cinglés. Et moi je me dis que je suis l'enfant de ces gens-là… Ces minutes extrêmes vont compter lourdement dans mon destin, dans l'idée particulière que je me ferai de l'amour.
– Tant que tu auras peur, je continuerai, dit mon père, tant que nous ne ferons pas un… un seul corps.
Le concept peut paraître théorique, la situation, elle, ne l'était pas. Cela dura, tant que ma mère n'en passa pas par ses exigences. Pourquoi ne lui en voulut-elle pas par la suite? Car le plus extraordinaire dans tout cela n'est pas que le Zubial se fût livré à cet exercice de voltige motorisée mais que ma mère ne l'eût pas quitté avec fracas dès notre arrivée à Paris. J'ai même le souvenir que sur le trottoir elle l'avait embrassé avec passion, à ma grande satisfaction.
Des années plus tard, un jour que nous nous promenions dans la campagne de Verdelot, je lui ai avoué que cette nuit-là je ne dormais pas; et je lui ai posé la question qui me brûlait:
– Ce soir-là, pourquoi tu n'es pas partie? Elle réfléchit un instant et, dans l'émotion qui lui torturait le visage, me répondit:
– Il était vivant, lui. Puis elle ajouta:
– Il savait aimer, et être aimé.
Je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans. Je me suis alors demandé avec panique si, moi aussi, je saurais un jour aimer et me laisser aimer par les femmes en faisant de mon amour une aventure totale, héroïque. Au fond, peut-être est-ce cela être Jardin?
J'ai treize ans. Pour la première fois je me découvre soumis à mes sens, joyeux d'être enchaîné à mon corps, asservi par une femme: je suis fou d'amour! Elle se prénomme Sacha, a dix-huit ans, des seins volumineux qui m'affolent et un accent Slovène qui me tétanise. Son âge, avancé à mes yeux, la classe parmi les vraies femmes, celles qui se méritent, qui suscitent toutes les espérances. Je l'ai rencontrée sur un chantier où des jeunes du monde entier viennent donner un peu de leurs vacances pour effacer les humiliations que le château de Guise a essuyées au cours des avatars de l'Histoire.
C'est à peine si Sacha s'est aperçue que j'étais autre chose qu'un gamin susceptible de manier une truelle. Avec obstination, je m'avance, montre mes plumes de jeune coq un peu ridicule, l'étourdis de paroles, d'histoires abracadabrantes et m'impose. Sans qu'elle ait bien compris par quel coup d'éclat j'ai réussi à la séduire, je gagne ses menues faveurs. Il fait très beau. Mais il me faut plus que ses lèvres, plus que ces reptations malhabiles sur un corps habillé; jamais je n'ai eu une telle fringale de peau, une telle fièvre de culbuter une fille.
L'endroit ne se prête pas aux étreintes. Le directeur acariâtre du chantier me piste pour que je n'escalade pas la croupe de Sacha tant que je suis sous sa responsabilité. Ce renard traque mes initiatives, déjoue mes ruses d'affamé, d'amoureux éperdu fasciné par son désir. Pourtant, tout ici me semble un lit propre à nous combler: un tas de feuilles sous un saule, au bord d'une rivière, des foins qui me narguent, ce sol sablonneux sur lequel je nous verrais si bien rouler. Il n'est pas d'arbre contre lequel je n'imagine pas de prendre Sacha avec feu, pour lui faire des enfants, la mettre à mon nom et l'aimer jusqu'à ce que, exténuée, elle en crève. C'est sûr, c'est certain, c'est évident, c'est elle, ça ne peut être qu'elle la femme qui marquera ma destinée. Je sais à peine qui elle est – nous conversons dans un patois improvisé que je crois être de l'anglais – mais peu importe! Je l'aime! Je l'adore comme un forcené, comme on n'aime qu'à treize ans, avec la foi des inconscients, la dernière des énergies, l'incandescence qui fait la beauté de cet âge et son aveuglement délicieux.
Une seule solution: sitôt libéré de la tutelle du directeur, je dois l'enlever. Pour l'entraîner où? À Verdelot! En été, la maison est vide; cette vacuité me semble providentielle, le signe même que je ne dois pas hésiter.
Sans tarder, j'appelle ma mère pour savoir où se trouvent les clés de la maison. Il n'est pas même question de consulter Sacha ou d'interroger ma mère pour connaître son avis. Est-ce que l'on demande à ses parents l'autorisation d'aller faire l'amour? À treize ans, je me sens dans mon plein droit, talonné que je suis par ma crainte de piétiner encore dans l'enfance.
– Pourquoi veux-tu les clés? me demande ma chère maman au téléphone.
Et moi de lui répondre que j'entends faire une douzaine de petits à cette Sacha et de lui égrener les mérites imaginaires que je prête sans mesquinerie à ma bien-aimée. À l'autre bout du fil, je sens ma mère un peu déroutée. Elle bredouille quelques mots, me dit où sont les clés et raccroche.
J'apprendrai plus tard qu'elle fut malade de mon appel, glacée d'inquiétude à l'idée que son petit garçon se lance trop tôt dans une carrière d'amant; et puis mes désirs inopportuns de reproduction n'étaient pas propres à la rassurer. Mais elle n'avait pas bien vu comment canaliser ma véhémence. Pleine d'interrogations, elle avait ensuite convoqué ses amants et mon père en une assemblée plénière pour examiner ma requête, qui n'en était pas une. Mon sort avait été mis aux voix. Étrangement, la majorité fut morale; contre toute attente, le Zubial exigea que l'on m'interdît encore pour un temps l'accès à la peau des femmes. Je ne dus ce qui va suivre qu'à la confiance que ma mère avait en moi; c'est elle qui s'opposa aux peurs de ses hommes.
Huit jours plus tard, je débarquais à Verdelot, à la tête d'une petite troupe composée de Sacha, de trois de ses compagnons yougoslaves et de mon éternel correspondant anglais qui avait fini par s'accoutumer aux mœurs des Jardin. Passionné de croquet, John initia les Slovènes aux subtilités de ce jeu sur notre gazon briard, tandis que je passais mes journées à m'étonner du fonctionnement imprévisible de l'anatomie de Sacha.
Généreuse, elle s'offrait à mes appétits, se régalait de moi, rassurait mes peurs, déjouait mes attentes et surprenait mes sens. Elle ne m'apprit rien de particulier car nous n'étions pas à l'école, seulement en vacances dans un lit dont nous sortions à peine. De ces heures pleines de fraîcheur, je garde le souvenir d'une nudité exquise, d'une intimité joyeuse. Sacha faisait gaiement l'amour, les yeux grands ouverts, sans y mettre cette gravité qui donne parfois à ces instants une allure sacrificielle. Son enjouement n'était pas constant, sans quoi il eût été artificiel, mais il dominait son humeur, illuminait sa gourmandise. Camper sur le corps de cette tendre Slovène me donnait le sentiment de baguenauder dans un XVIIIe siècle français et enchanteur. Ces étreintes n'étaient pas l'occasion d'aviver nos malentendus ou d'en découdre avec des douleurs anciennes; il n'était question que de bonheur.
Mais les accords les plus parfaits n'ont qu'un temps. Sacha dut rentrer sur les rives de l'Adriatique; ses études reprenaient leur cours. La mort dans le cœur, je la raccompagnai au train de nuit pour la Yougoslavie, gare de Lyon, en compagnie de John. Sur le quai, je l'embrassai, avec l'horrible pressentiment que Tito lui-même empêcherait que nous puissions nous revoir. Quand la rame s'ébranla, une envie irraisonnée me rendit comme fou. Je sautai soudain dans le train, sans argent ni passeport, pour la suivre, et l'aimer sans mesure derrière le rideau de fer. Que se passa-t-il ensuite? Je ne le compris qu'après.
Je reçus un coup violent dans la mâchoire et, sonné, fus précipité sur le quai. C'était John qui avait à son tour sauté sur le marchepied et m'avait collé un marron pour que je ne me débatte pas. Puis il m'avait jeté sur le sol parisien en sautant également, à l'instant où les portes se fermaient. En se relevant sur le quai, l'Anglais me toisa avec un mépris total, consterné que j'eusse pu perdre à ce point la tête pour une fille. En guise d'explication, il me lança alors avec condescendance:
– Ce que tu peux être français…
Et il s'éloigna en défroissant la veste de son collège. C'est ainsi que je crus perdre mon premier amour, en gare de Lyon.
J'ignorais encore ce qui allait suivre.
Piteusement, je regagnai notre appartement pour me faire soigner l'œil, passablement amoché par le gauche de John qui avait de la détente. Mon unique obsession était de téléphoner aux parents de Sacha pour leur expliquer au plus tôt que j'aimais leur fille et que j'avais des vues sur son avenir; mais ma mère s'opposa à ce que je fisse exploser sa note téléphonique. Aussi traversai-je la rue pour aller donner mon coup de fil chez le Zubial.
Il me laissa seul dans sa chambre; je composai fiévreusement le numéro de Sacha. À plusieurs reprises, je tombai sur une voix caverneuse qui formula quelques imprécations en serbo-croate puis me raccrocha au nez. Mon anglais approximatif ne m'était d'aucune utilité. Le rustre vociférait également dans une langue dalmate, ou un sabir gréco-quelque-chose. J'avais beau crier le nom de Sacha, il raccrochait chaque fois. À bout, je finis par renoncer à cette demande en mariage, sortis de la chambre et entrai dans le bureau du Zubial. Vêtu d'un peignoir, il se tenait devant moi, un cigare dans le bec et un stylo à la main. Mon désarroi se lisait sur sa physionomie bouleversée. Machinalement, il sortit un thermomètre de dessous son peignoir et le consulta en disant:
– Trente-sept neuf… presque trente-huit.
Mon désespoir lui donnait de la température. Alors, excédé de tristesse, je commençai à sangloter en confessant que j'aimais cette fille à en crever. À son tour, le Zubial se mit à pleurer et me serra tendrement dans ses bras. Longtemps nous restâmes ainsi, à mêler nos larmes de Jardin père et fils. Il découvrait soudain que mon malheur était celui d'un amoureux authentique, que son petit n'était plus tout à fait un enfant, qu'il souffrait des mêmes plaies que lui. À ses yeux, ce premier chagrin d'amour était mon acte de baptême. Chez nous, l'eau bénite est celle des larmes que nous causent les femmes.
Puis, quand nous eûmes pleuré tout notre saoul, il m'interrogea. À quelle heure était-elle partie? Pour quelle destination? Je marmonnai de vagues réponses. Il disparut un quart d'heure dans sa chambre, téléphona; et quand il revint, ce fut pour me déclarer:
– Sandro, nous partons!
– Où?
– Dans une heure nous décollons pour Venise. Une voiture nous attend, nous traversons la Dalmatie et à dix heures quarante-deux tu attends Sacha en gare de Ljubljana, sur le quai. Elle descend, te voit, fond en larmes, t'embrasse et là tu deviens inoubliable! Dans cinq générations, les filles de sa famille se souviendront encore de toi!
C'était l'un des amis du Zubial, assistant de cinéma, rompu aux acrobaties qu'exigent les tournages, qui avait organisé cette course folle destinée à rattraper le train de Sacha.
À l'heure dite, nous décollâmes d'Orly. Je demandai à mon père ce qu'allait coûter notre périple. Il me répondit que cela n'avait pas d'importance, ou plutôt qu'il était important que j'apprenne à consacrer l'essentiel de mes revenus ou de ceux des autres pour conquérir les femmes que j'aimais; le reste ne pouvait être qu'un mauvais placement, immoral de surcroît. Telles étaient les règles de gestion du Zubial, toujours à cheval sur certains principes.
À Venise, nous louâmes une Alfa Romeo et toute la nuit le Zubial conduisit le long des côtes dalmates. Je me sentais le fils de James Bond, l'égal de Fantômas. Allongé à l'arrière, je m'efforçais de dormir pour faire bonne figure devant ma belle le lendemain matin. Mais je me souviens nettement de la nuque raide de mon père qui pétunait sans relâche et ne lâcha le volant que pour refaire le plein avec des jerricanes jaunes entreposés dans le coffre.
Le climat très cinématographique de ces scènes laissera sans doute au lecteur une sensation d'irréalité; mais c'était justement ce sentiment de fiction qui vous gagnait quand vous fréquentiez le Zubial. À un moment ou à un autre, vous finissiez par vous demander si ce qui vous arrivait était vrai. Cette fois-là, c'était pourtant bien moi qui voyageais à l'arrière de cette Alfa enfumée, laquelle fonçait sur les petites routes d'une hypothétique Slovénie dont je n'apercevais rien puisqu'il faisait nuit.
Nous arrivâmes à Ljubljana au lever du soleil, avec plusieurs heures d'avance. Cette ville proprette nous étonna, tant nous nous attendions à tomber dans un recoin usé de l'Europe communiste. Nous prîmes un petit déjeuner dans un hôtel charmant, une pension de famille où le Zubial me réserva une chambre, au cas où Sacha aurait faim de moi dès son arrivée.
À dix heures quarante-deux, j'étais sur le quai numéro un, dans la ligne de mire du Zubial. Assis sur un banc, vingt mètres derrière moi, il me scrutait et je sentais bien que c'était lui qu'il apercevait dans ma silhouette. C'était lui à mon âge qui allait embrasser cette jeune Slovène. Notre ressemblance était déjà frappante et je me souviens avoir adopté sa démarche, les mains dans les poches, pour lui faire plaisir, en faisant les cent pas. Le train avait du retard. Il y avait du monde sur le quai. L'air était tiède. Je me préparais à jouer l'une des plus jolies scènes de ma courte existence, une scène de mon anthologie personnelle que, des années plus tard, je pourrais me remémorer avec délectation.
Le train entra en gare. Le Zubial me fit un sourire et se dissimula derrière un journal, comme dans les films, pour qu'elle ne le reconnût pas. Lorsque les passagers commencèrent à descendre, je ne tenais plus en place. Dans ce rôle écrit par mon père, je me trouvais irrésistible. Sacha apparut bientôt en bout du quai. Sûr de mon effet, je patientais lorsque, soudain, je la vis courir sur le quai. M'avait-elle aperçu? Je m'apprêtais à être le plus heureux des hommes quand tout à coup je devins le plus affligé. Elle sauta dans les bras d'un jeune homme d'une vingtaine d'années, un grand steak qui me dépassait de deux têtes. Dans la foule, j'entrevis son sourire radieux tandis qu'elle l'étreignait, ce sourire qui disait qu'elle était à ce garçon et que je n'avais été qu'une folie parisienne, un divertissement quand moi je m'étais cru aimé.
Mon sang se figea, cessa d'irriguer mon organisme. Avec une raideur toute mécanique, je pivotai vers mon père. Nos regards consternés se croisèrent. Livide, il m'adressa un haussement d'épaules. Je n'eus pas le cœur de me laisser voir; je fis un pas en arrière et me dissimulai derrière un poteau lorsque Sacha passa au bras de son fiancé. Jamais elle ne sut que j'avais traversé l'Europe pour la précéder et l'étourdir de mon amour.
La bite sous le bras, comme dit Brel, je suis rentré à Paris avec le Zubial qui s'attacha à me consoler du mieux qu'il pût. Mais, dans cet épisode cruel, j'avais acquis la certitude que les rôles de mon père ne me vaudraient jamais rien, que toujours je serais un peu ridicule dans ses costumes. On ne s'improvise pas Pascal Jardin. On naît dramatiquement libre, étonnamment lui, mais on ne le devient pas. Je pouvais à la rigueur me glisser dans mon propre personnage, celui d'Alexandre, mais dans le sien jamais. Inaccessible!
Si un jour Sacha tombe sur ce petit livre, en français ou dans une autre langue, je voudrais qu'elle sache que, si le grand steak slovène ne l'avait pas attrapée sur le quai, je l'aurais ramenée en France. En ce temps-là, je ne mégotais pas avec mes désirs; aujourd'hui non plus, d'ailleurs…
Une découverte m'accabla à la mort du Zubial: la petite quantité d'êtres qui, sur cette Terre, sont animés par d'immenses appétits, et le nombre encore plus réduit de femmes réellement désirées avec fureur. Toute mon enfance, à l'ombre de mon père, j'avais cru naturel que la vie fût gouvernée par des envies susceptibles de créer des cyclones; et puis, soudain, je découvris la terrifiante inertie du monde.
Quand papa convoitait vraiment une dame ou un mirage séduisant, il demandait à l'univers de conspirer en sa faveur. Récemment, ma mère m'a laissé voir les lettres qu'il continua de lui écrire du fond de sa tombe suisse. Je n'en trahirai pas la teneur qui leur appartient; mais je demeure absolument fasciné par les artifices qu'il imagina pour contourner l'inconvénient de sa propre mort, afin de continuer à séduire sa femme. Même sa disparition n'était pas pour lui un obstacle sans remède. L'assouvissement de ses rêves restait son programme, sa raison d'être alors qu'il n'était plus. Une fois morts, la plupart des gens se calment, lui pas. Le Zubial avait cet enthousiasme qui faisait courir les paralytiques et convertissait les réticences en besoin violent, les réserves en appétits, comme si ses fringales eussent été contagieuses.
Si je fus un enfant gâté, sans jamais l'être par un excès de cadeaux, je le dois à son extraordinaire respect pour les désirs d'autrui, pourvu qu'ils eussent un peu d'éclat et de fermeté. Jamais il ne se moqua de moi quand je manifestai un souhait incongru. J'avais le droit de parler de ma destinée comme de celle d'un futur chef d'État, de me désigner comme le successeur naturel de Jules César au trône de l'Europe, par exemple; il n'esquissait pas même un sourire. Ses sarcasmes ne s'appliquaient qu'à ceux dont l'ironie trahissait le manque de courage, ou un déficit d'inconscience qui était à ses yeux la marque de l'impuissance véritable. Dans son esprit, les raisonnables occupaient le dernier échelon de l'humanité, formaient ce rebut qu'il ne cessait de stigmatiser.
J'ai le souvenir d'avoir dit un jour à l'un de mes professeurs d'histoire, au lycée, qu'il n'était pas digne de nous enseigner cette matière s'il pensait avec quelque sincérité que la France n'était qu'une puissance moyenne. Cette flèche était directement inspirée par le système de pensée du Zubial, complètement étranger aux cocoricos nationalistes mais toujours porté à récuser les arguments plaintifs qui n'appellent pas à l'extension du champ des possibles. Je crois tenir de lui le sentiment que mes volontés, même invalidées par les contingences, finiront toujours par dessiner les contours du réel. Fondamentalement pessimistes l'un et l'autre, nous restons convaincus que le bonheur est la seule issue, que le mal est un affreux malentendu et que les désirs irrépressibles peuvent tout dynamiter.