38875.fb2 Les Catilinaires - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 11

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– Eh bien, par exemple, s'il avait réparti les animaux en lourds, légers et moyens. Hegel n'a pas fait mieux… Que s'est-il donc passé dans le cerveau du Lydien, au moment où il a conçu cela? Cette question m'exalte. Son intuition première a-t-elle embrassé une vision à trois critères, ou bien avait-il commencé par une dichotomie ordinaire – plumes et poils – et s'est-il aperçu en cours de route que cela ne suffisait pas? C'est ce que nous ne saurons jamais.

Monsieur Bemardin avait l'expression d'un savetier égaré à Byzance: le plus souverain mépris. Mais il restait prostré dans «son» fauteuil.

– Les biologistes ont tort de rire de lui. La zoologie élabore-t-elle aujourd'hui des taxinomies plus intelligentes? Voyez-vous, Palamède, quand Juliette et moi avons décidé d'aller vivre à la campagne, j'ai acheté un livre d'ornithologie, histoire de me familiariser avec mon nouvel environnement.

Je me levai pour chercher l'oùvrage.

– Le voici: Les Oiseaux du monde, Bordas, 1994. Il décrit les oiseaux en commençant par les quatre-vingt-dix-neuf familles de non-passereaux et en terminant par les soixante-quatorze familles de passereaux. Cette façon de faire est saugrenue. Décrire un être en commençant par dire ce qu'il n'est pas a quelque chose de vertigineux. Que se passerait-il si l'on s'avisait de dire d'abord tout ce qu'il n'est pas?

– C'est vrai! dit ma femme, fascinée.

– Imaginez, cher ami, que je me mette en tête de vous décrire en commençant par énumérer tout ce que vous n'êtes pas! Ce serait fou. «Tout ce que n'est pas Palamède Bernardin.» La liste serait longue, car il y a tant de choses que vous n'êtes pas. Par où débuter?

– Par exemple, on pourrait dire que le docteur n'est pas un animal à plumes!

– En effet. Et il n'est pas un emmerdeur, ni un rustre, ni un idiot.

Juliette écarquilla les yeux. Elle devint livide et mit sa main sur sa bouche comme pour s'empêcher de rire.

En revanche, le visage de notre hôte n'afficha rien. Au moment où j'avais prononcé ma demière réplique, j'avais observé ses traits avec attention. Rien. Pas le plus furtif éclair dans son regard. Il ne cilla même pas. Pourtant, il était hors de doute qu'il avait entendu. Je dois avouer qu'il m'impressionna.

Du coup, c'était à moi de retomber sur mes pattes. Je repris au hasard:

– Il est singulier que les problèmes de taxinomie soient apparus par le biais de la biologie. Certes, ce pourrait être une fatalité logique: on ne va pas se donner du mal à inventer des catégories pour des choses aussi peu variées que, par exemple, le tonnetre. C'est le multiple et le disparate qui créent le besoin de classifier. Et quoi de plus disparate et multiple que les animaux et les végétaux? Mais on pourrait y voir des affinités plus profondes…

Je me rendis soudain compte que ces affinités, auxquelles j'avais tant pensé, m'avaient échappé… J'étais incapable de me souvenir du résultat de vingt ans de réflexion. Pourtant, pas plus tard que là veille, je me le rappelais encore. Ce devait être la présence ou plutôt l'oppression de monsieur Bernardin qui me bloquait le cerveau.

– Quelles sont ces affinités? s'enquit ma femme.

– J'en suis encore à des hypothèses, mais je suis sûr qu'elles existent. Qu'en pensez-vous, Palamède?

Nous eûmes beau attendre, il ne répondit rien. Je ne pouvais pas m'empêcher de l'admirer; qu'il fût demeuré ou non, il avait ce courage ou ce culot que je n'avais jamais eu: ne rien répondre. Ni «Je ne sais pas», ni haussement d'épaules. Indifférence absolue. De la part d'un homme qui s'imposait chez moi pendant des heures, cela relevait du prodige. J'étais fasciné. Et je l'enviais d'en être capable. Il n'avait même pas l'air gêné – c'était nous qui l'étions! Le comble! J'avais tort de m'en étonner, d'ailleurs: si les rustres étaient honteux de leurs manières, ils cesseraient d'être rustres. Je me surpris à songer que ce devait être merveilleux d'être une brute. Quelle réussite: se permettre toutes les indélicatesses et en faire retomber les remords sur les autres, comme si c'était eux qui s'étaient mal conduits!

Ma prodigîeuse aisance du début de l'entrevue ne tarda pas à s'estomper. J'en donnais encore les apparences, en monologuant sans trêve sur Dieu sait quel présocratique, mais je sentais bien que je n'étais plus en position de force.

Fut-ce le fruit de mon imagination? Il me sembla voir passer sur le visage de notre voisin une expression que j'aurais pu traduire en ces termes: «Pourquoi te donnes-tu tant de mal? J'ai gagné, tu ne peux pas ne pas le savoir. Le simple fait que j'assiège chaque jour ton salon pendant deux heures n'en est-il pas la preuve? Si brillants que soient tes discours, tu ne pourras rien contre cette évidence: je suis chez toi et je t'emmerde.»

A 6 heures, il s'en alla.

Je ne parvenais pas à dormir. Juliette s'en aperçut. Elle dut se douter de ce que je ruminais, car elle dit:

– Tu as été très fort, cet après-midi.

– Sur le moment, c'est ce que j'ai cru. Mais je n'en suis plus si sûr.

– Toutes tes considérations philosophiques pour en venir à lui laisser entendre qu'il est un emmerdeur! J'ai failli applaudir.

– Peut-être. Mais à quoi cela a-t-il servi?

– A lui en jeter plein la vue.

– On n'en jette pas plein la vue à ce genre d'homme-là.

– Tu as pu constater qu'il était incapable de te répondre.

– Tu as pu constater que c'était nous qui en étions gênés, et pas lui. Rien ne le gêne.

– Comment saurais-tu ce qui se passe dans son for intérieur?

– A supposer qu'il s'y passe quelque chose, cela ne change rien à notre problème: en fin de compte, il reste assis dans notre salon.

– Én tout cas, je me suis bien amusée.

– Tant mieux.

– Demain, on recommence?

– Oui. Parce qu'il n'y a rien d'autre à faire. Je ne pense pas que tes grâces incongrues et mes débauches d'érudition parviendront à le déloger. Au moins auront-elles le mérite de nous divertir.

Nous en étions là.

L'avantage des nuisances est qu'elles poussent les individus jusque dans leurs derniers retranchements. Moi qui n'avais jamais pratiqué l'introspection, je me surpris à explorer mes tréfonds comme si j'espérais y trouver une force encore inexploitée.

A défaut d'en découvrir une, j'appris beaucoup de choses sur mon compte. Par exemple, je ne savais pas que j'étais pusillanime. En quarante années d'enseignement au lycée, je n'avais jamais eu à subir le moindre chahut. Les élèves me respectaient. Je suppose que je bénéficiais d'une certaine autorité naturelle. Mais j'avais eu tort d'en déduire que j'étais du côté des forts. En vérité, j'étais du côté des civilisés: avec ces derniers, j'avais toutes les aisances. Il avait suffi que je me retrouve confronté à une brute pour voir les limites de mon pouvoir.

Je cherchais des souvenirs qui pussent m'être utiles; j'en rencontrai beaucoup qui ne l'étaient pas. L'esprit a des systèmes de défense incompréhensibles: on l'appelle à l'aide et, au lieu d'apporter du secours, il n'injecte que de belles images. Et en fin de compte il n'a pas tort, car ces belles images, à défàut de tirer d'affaire, sont le salut du moment. La mémoire se conduit alors comme le marchand de cravates dans le désert: «De l'eau? Non, mais si vous voulez, j'ai un grand choix de cravates» – en l'occurrence: «Comment se débarrasser d'un oppresseur? Aucune idée, mais rappelez-vous ces roses d'automne qui vous avaient tant charmé, il y a quelques années…»

Juliette à dix ans. Nous étions des enfants de la ville. Ma femme, à dix ans, avait les plus longs cheveux de l'école. Leur couleur et leur lustre relevaient de la maroquinerie. Nous étions mariés depuis déjà quatre années. Ces noces avaient été reconnues par l'univers entier, à commencer par nos parents – surtout par les miens qui avaient les idées larges. Ils invitaient parfois ma femme à venir dormir à la maison – l'inverse ne se produisait jamais, car ses parents estimaient qu'il était «trop tôt». Cette restriction me laissait perplexe; ils n'ignoraient pas que leur fille passait souvent la nuit chez moi. La transgression était donc admise dans ma maison et pas dans la leur. Je trouvais cela étrange mais ne faisais aucun commentaire, de peur de blesser Juliette.

Mes parents n'étaient pas riches: il y avait une salle de douche, pas de salle de bains. Pour cette raison, baignoire demeure pour moi synonyme de luxe. La salle de douche n'était pas chauffée et j'ai ce souvenir dont j'ai du mal à comprendre pourquoi il me plaît tant. Juliette et moi nous lavions ensemble depuis notre mariage sans que cela m'ait troublé le moins du monde: la nudité de ma femme faisait partie des phénomènes naturels, au même titre que la pluie ou le coucher du soleil, et il ne me serait jamais venu à l'esprit d'y voir de l'érotisme.

Sauf l'hiver. Le soir, avant de nous coucher, nous allions prendre notre douche ensemble. Il fallait se déshabiller dans cette salle glacée: c'était une aventure. Chaque fois que nous retirions un vêtement, nous poussions un hurlement à cause du froid qui nous transperçait davantage. Et quand nous nous retrouvions nus comme des orvets, nous n'étions plus qu'un long cri de souffrance glaciaire.

Nous nous glissions derrière le rideau et j'ouvrais le robinet. L'eau coulait, d'abord polaire, ce qui donnait lieu à une nouvelle salve de hurlements. Mon épouse impubère se roulait dans la tenture plastifiée pour se protéger. Puis, en un instant, la douche se mettait à cracher une pluie brûlante, et nous clamions notre stupeur avec des rires aigus.

J'étais l'homme: c'était à moi qu'il revenait de régler la température de l'eau. Tâche complexe, car au moindre frôlement du robinet le jet passait du bouillant au glacé ou inversement. Il fallait au moins dix minutes de tâtonnements pour obtenir une chaleur supportable. Pendant ce temps-là, Juliette, drapée dans son péplum en plastique, riait d'horreur à chaque renversement de tendance..

Quand l'eau était devenue bonne, je lui tendais la main pour qu'elle me rejoigne sous le jet. Le rideau se déroulait et révélait une maigreur blanche âgée de dix ans, nappée d'une énorme chevelure alezane. Sa grâce me çoupait le souffle.

Elle venait se blottir sous le faisceau liquide et mugissait de plaisir parce que j'avais réglé la température à merveille. Je prenais ses longs cheveux et je les mouillais, épaté de voir leur volume rétrécir sous l'eau. Je les serrais comme pour en faire une corde. Son dos étroit m'apparaissait alors dans sa pâleur, avec des omoplates saillantes qui semblaient des ailes repliées.

Je prenais un morceau de savon et je le frottais sur ses cheveux jusqu'à ce qu'ils moussent. Je les réunissais en une masse au sommet de sa tête, je les malaxais et les moulais en une couronne plus grosse que son crâne. Puis je savonnais son corps; quand je passais entre ses cuisses, Juliette poussait des cris perçants parce que ça la chatouillait.

Ensuite nous nous rincions l'un l'autre pendant des heures. Nous nous sentions trop bien sous ce jet d'eau chaude, nous n'avions aucune envie de sortir. Il fallait pourtant s'y décider. Je fermais le robinet en un coup, ma femme tirait le rideau et une bouffée d'air froid nous assaillait. Nous hurlions de concert et nous nous jetions sur les serviettes.

Juliette bleuissait, je devais la frictionner. Elle riait, claquait des dents et disait: «Je vais mourir.» Elle enfilait sa longue chemise de nuit blanche et m'enjoignait de la rejoindre très vite au lit pour la réchauffer.

J'arrivais dans la chambre et je ne voyais dépasser de la couette que les cheveux mouillés: c'était le seul signe tangible de sa présence car son corps mince ne suffisait pas à bomber l'édredon. Je me glissais à côté d'elle et voyais son visage farceur. «J'ai froid!» disait-elle. Alors je la prenais dans mes bras, la serrais très fort et soufflais de l'air chaud dans son cou.