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Il haletait de rage. Visiblement, ce qui le mettait hors de lui, ce n'était pas la cruauté irréfléchie de ma question, mais le fait qu'il y ait déjà répondu. A la lumière de cette explosion, je me rendis compte de l'exceptionnelle mémoire de notre tortionnaire. Faculté qui ne lui servait à rien d'autre qu'à se fâcher, quand il prenait en défaut les souvenirs d'un tiers.
Je bredouillai une excuse. Silence. Je n'osais plus parler. Je ne pouvais pas m'empêcher de contempler madame Bernardin. On m'avait enseigné, depuis toujours, qu'il ne fallait pas regarder les anormaux. Cependant, c'était plus fort que moi.
Je m'aperçus que cette chose, qui devait avoir soixante-dix ans, ne portait pas son âge. Sa peau – enfin, la membrane qui entouniit ce morceau de gras – était lisse et sans rides. Sur la tête, elle avait une belle chevelure noire, saine et sans le moindre cheveu blanc.
Une voix intérieure et démoniaque me susurra: «Oui, Bernadette est fraîche comme au premier jour.» Je me mordis les lèvres pour refréner un fou rire incoercible. Ce fut alors que je remarquai le ruban bleu ciel avec lequel on – Palamède, sans doute – avait noué quelques mèches de ses cheveux. Cette coquetterie vint à bout de ma résistance: je me suis mis à hoqueter d'une manière pitoyable, maladive.
Quand j'eus la force de m'arrêter, je vis monsieur Bernardin me fixer avec mécontentement.
L'adorable Juliette vola à mon secours:
– Emile, peux-tu t'occuper du dîner? Merci, tu es un ange.
Comme j'avais regagné la cuisine, je l'entendis se lancer dans un long monologue:
– Avez-vous remarqué la gentillesse de mon mari? Il me traite comme une princesse. Et c'est ainsi depuis que j'ai six ans. Oui, nous avions six ans, tous les deux, quand nous nous sommes rencontrés. Nous nous sommes aimés dès la première seconde. Nous ne nous sommes jamais quittés. En cinquante-neuf années de vie commune, nous n'avons pas cessé d'être heureux l'un avec l'autre. Emile est un homme d'une intelligence et d'une culture exceptionnelles. Il aurait pu s'ennuyer avec moi. Mais non! Nous n'avons que de beaux souvenirs. Dans ma jeunesse, j'avais de très longs cheveux châtain clair. C'était lui qui s'en occupait: il les lavait, les coiffait. On n'a jamais vu un professeur de grec et de latin être si bon coiffeur. Le jour de notre mariage, il m'a confectionné un chignon fabuleux. Tenez, regardez la photographie. Nous avions vingt-trois ans. Emile était si beau! Il l'est toujours, d'ailleurs. Savez-vous que j'ai gardé ma robe de mariée? Il m'arrive de la mettre encore. J'avais pensé la porter ce soir, mais vous auriez pu trouver cela bizarre. Moi non plus, madame, je n'ai pas eu d'enfant. Je ne le regrette pas. Le monde d'aujourd'hui est si dur pour les jeunes. A notre époque, c'était facile. Nous sommes nés à un mois d'intervalle, lui le 5 décembre 1929 et moi le 5 janvier 1930. A la fin de la guerre, nous avions quinze ans. Quelle chance que nous n'ayons pas été plus vieux! Emile aurait dû partir au combat, il y serait peut-être mort. Je n'aurais pas pu vivre sans lui. Vous comprenez ça, n'est-ce pas? Vous aussi, vous avez vécu si longtemps ensemble.
Je vins pousser une tête pour assister au spectacle. Juliette parlait seule avec exaltation pendant que le tortionnaire regardait dans le vide. Quant à la voisine, il était impossible de savoir ce qu'elle faisait.
Il fallut passer à table. Installer madame Bernardin fut une épreuve. Les deux tiers de sa masse débordaient de part et d'autre de la chaise. N'allait-elle pas se renverser sur le côté? Pour éviter cet éboulement, nous avions calé le siège le plus près possible de la table. Ainsi, sa chair était coincée. Mais il valait mieux ne pas regarder le pneu de graisse étalé autour de son assiette.
C'était il y a un an et je n'ai pas la mémoire de la bouche. Je me souviens seulement que nous avions préparé avec le plus grand soin le menu le plus raffiné qui soit. Des perles aux pourceaux? Pire. Les pourceaux mangent n'importe quoi sans discernement; cependant, ils ont l'air d'y prendre une forme de plaisir.
Le voisin, lui, mangeait avec avidité et dégoût. Il enfournait de grosses quantités en semblant trouver cela infect. Il ne fit aucun commentaire sur aucun plat. Pendant le repas, il ne dit qu'une phrase – d'une longueur étonnante pour lui:
– Vous mangez tant et vous restez maigres!
Ceci nous fut assené avec colère. Je faillis lui répliquer qu'il ne nous était guère loisible de tant manger, vu le peu de nourriture qu'ils nous avaient laissé. J'eus la sagesse de garder cette remarque pour moi.
Madame Bernardin avait des gestes d'une lenteur extrême. Je pensais que je devrais l'aider à couper la viande, mais elle s'en sortait toute seule. En fait, c'était sa bouche qui faisait le travail du couteau. Elle portait jusqu'à l'orifice des morceaux énormes et l'espèce de bec-lèvres en prélevait une quantité. Le tentacule redescendait alors au ralenti et déposait dans l'assiette le surplus, qui finissait par ressembler à une sculpture de nourriture.
Ce ballet avait quelque chose de gracieux. C'était ce que sa bouche fabriquait ensuite qui donnait envie de vomir. Je ne le raconterai pas.
Au moins pouvait-on lui laisser le bénéfice du doute: il n'était pas impossible que la voisine ait du plaisir à manger. La figure de son mari, en revanche, annonçait la couleur: on n'avait pas idée de cuisiner aussi mal que nous. Ce qui ne l'empêchait pas de vider les plats, l'air de dire: «Il faut bien que quelqu'un s'y colle.»
Juliette dut penser la même chose que moi, car elle posa cette question:
– Qu'est-ce que vous mangez, d'habitude, monsieur?
Quinze secondes de réflexion aboutirent à cette sentence:
– De la soupe.
Cela pouvait vouloir tout dire, mais nous n'en sûmes pas davantage. Nous eûmes beau insister: «Quelle soupe? Claire, passée, de poisson, aux pois, avec des croûtons, des morceaux de viande, des macaroni, au pistou, froide, de potiron, avec de la crème, du fromage râpé, aux poireaux…?» La seule réponse qui revint, par cycle, était:
– De la soupe.
C'était pourtant lui qui la préparait. Sans doute en demandions-nous trop.
Le dessert fut une catastrophe. C'est l'unique plat dont je me souvienne, et pour cause: des profiteroles avec une saucière de chocolat fondu. Le kyste s'excita à l'odeur et à la vue du chocolat. Il voulut garder la saucière et nous laisser les choux. Juliette et moi étions ouverts à ce genre de suggestion, nous désirions surtout éviter les drames. C'est monsieur Bernardin qui s'interposa.
Nous assistâmes à une querelle conjugale du troisième type. Le médecin se leva et vint déposer d'autorité quelques profiteroles dans l'assiette de sa moitié. Puis il les nappa d'une dose raisonnable de chocolat et mit la saucière hors de portée. Dès que s'éloigna l'objet de sa convoitise, l'épouse commença à pousser des gémissements qui n'avaient rien d'humain. Les tentacules s'allongeaient autant que possible vers le Graal. Le docteur prit ce dernier et le serra contre lui en disant d'une voix ferme:
– Non. Tu ne peux pas. Non.
Hurlements de Bernadette.
Ma femme murmura:
– Monsieur, vous pouvez la lui donner. Je peux refaire fondre du chocolat, c'est facile.
Cette intervention fut ignorée. Le ton montait entre les Bernardin. Il criait: «Non!» et elle criait quelque chose qui s'apparentait à un idiome. Peu à peu, nous identifiâmes un son:
– Soupe! Soupe!
Ainsi, elle avait cru avoir affaire à une variante de sa nourriture de base. J'eus la sottise de dire:
– Non, madame, ce n'est pas de la soupe, c'est de la sauce. On ne mange pas cela de la même façon.
Le kyste sembla trouver que j'étais byzantin avec mes précisions ridicules et il hurla de plus belle.
Juliette et moi aurions voulu être ailleurs. La dispute ne cessait d'empirer, aucun apaisement ne s'annonçait. Palamède recourut alors à une solution à laquelle même Salomon n'eût pas songé: il enleva la cuiller du récipient, la lécha, puis but le contenu de la saucière d'un trait. Ensuite, il la déposa, l'air d'avoir trouvé ce chocolat ignoble.
Il y eut une dernière clameur kystique, déchirée:
– Soupe!
Après quoi, la chose se tassa, matée, désolée. Elle ne toucha pas à son assiette.
Ma femme et moi, nous étions révoltés.
Quel sale type! S'être forcé à laper une sauce qu'il n'aimait pas, sous prétexte d'enseigner les bonnes manières à cette malheureuse handicapée! Pourquoi ne tolérait-il pas que son épouse ait du plaisir? J'étais prêt à me lever afin de préparer une casserole entière de chocolat fondu pour ce pauvre mammifère. Mais j'eus peur une nouvelle fois de la réaction du tortionnaire.
Dès cet instant, Bernadette nous inspira une sympathie pleine de tendresse.
Après le dîner, nous réinstallâmes la masse de notre invitée dans le canapé tandis que le docteur se laissait tomber dans son fauteuil. Juliette proposa des cafés. Monsieur accepta; madame, qui boudait, n'émit aucun son.
Ma femme n'insista pas et disparut à la cuisine. Dix minutes plus tard, elle revint avec trois cafés et une grande tasse de chocolat fondu.
– De la soupe, dit-elle en la tendant à la chose avec un gentil sourire…
Palamède eut l'air plus mécontent que jamais, mais il n'osa pas protester. J'eus envie d'applaudir: comme d'habitude, Juliette avait eu plus de courage que moi.
Le kyste lampait la sauce avec des beuglements de volupté. C'était répugnant, mais nous étions ravis. La colère rentrée de son mari nous rendait encore plus heureux.
Je me lançai dans un monologue sur le rôle de Parménide quant à l'élaboration du vocabulaire philosophique. J'eus beau être odieux, harassant, confus et aride, mes hôtes ne donnèrent aucun signe d'exaspération.