38875.fb2 Les Catilinaires - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 15

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Peu à peu, je compris qu'ils appréciaient ma logorrhée. Non parce qu'elle les intéressait, mais parce qu'elle les berçait. Madame Bernardin n'était autre qu'un énorme organe digestif. Le bruit monotone qui sortait de ma bouche lui procurait ce merveilleux calme dont rêvent les viscères. La voisine passait une soirée exquise.

A 11 heures pile, le docteur la hissa hors du canapé. Si «impossible» n'est pas français, «merci» n'est pas bernardin. En l'occurrence c'était nous qui avions envie de les remercier, puisqu'ils partaient.

Ils n'étaient restés que trois heures, ce qui eût frisé l'insulte de la part d'invités ordinaires. Seulement, trois heures passées avec les époux Bernardin laissaient l'impression du double. Nous étions vannés.

Palamède s'éloigna dans la nuit en tirant son poids mort matrimonial. On eût dit un gros marinier traînant une péniche.

Le lendemain matin, nous nous étions réveillés avec l'exécrable sensation d'avoir commis une erreur. Laquelle? Nous ne le savions pas, mais nous ne doutions pas que nous allions en subir les conséquences.

Nous n'osions pas en parler. Laver la vaisselle de la veille nous parut un bienfait: les pauvres soldats ont le goût des tâches fastidieuses car elles calment.

Quand vint l'après-midi, nous n'avions pas encore échangé un mot. En regardant par la fenêtre, Juliette tira la première salve, d'une voix anodine:

– Crois-tu qu'elle était déjà comme ça, quand il l'a épousée?

– Je me pose la même question. A la voir, il semble impossible qu'elle ait été normale un jour. D'autre part, si elle était déjà… comme ça, pourquoi l'a-t-il épousée?

– Il est médecin.

– Se marier avec un tel cas, ce serait pousser la conscience professionnelle un peu loin.

– Ça arrive, non?

– Il faut reconnaître que cela reste la suggestion la moins improbable.

– Alors, monsieur Bernardin est un saint.

– Un drôle de saint! Rappelle-toi l'affaire de la sauce au chocolat.

– La soupe. Oui. Tu sais, quand on vit depuis quarante-cinq ans avec ce genre de personne, on change peut-être.

– C'est sans doute ça qui l'a rendu aussi mal embouché. Quand on a cessé de parler depuis quarante-cinq années…

– Elle parle, pourtant.

– Elle est capable de s'exprimer, certes. Mais aucune conversation n'est possible, tu l'as vu. En fait, tout s'explique: si Bernardin est venu s'installer dans ce trou perdu, c'est pour cacher sa femme. S'il est devenu cette espèce de brute, c'est à force de la côtoyer de ne côtoyer qu'elle. Et s'il s'impose chez nous deux heures par jour, c'est que ce qui reste d'humain en lui a besoin d'humanité. Nous sommes sa dernière planche de salut: sans nous, il sombrerait dans l'état larvaire de sa moitié.

– Je commence à comprendre pourquoi nos prédécesseurs sont partis.

– Et c'est vrai qu'ils avaient été bien évasifs sur le sujet…

– C'est surtout nous qui ne voulions rien savoir. Nous sommes tombés amoureux de la Maison. Si on nous avait dit qu'il y avait des rats dans la cave, nous nous serions bouché les oreilles.

– Je préférerais les rats.

– Moi aussi. Il y a des dératiseurs, il n'y a pas de dévoisineurs.

– Et puis les rats, il ne faut pas leur faire la conversation. C'est ça le pire: devoir faire la conversation.

– En l'occurrence, devoir entretenir un monologue!

– Oui. Il est terrible de penser qu'il n'existe aucun moyen légal pour se protéger contre ce genre de nuisances. Aux yeux du droit, monsieur Bernardin est le voisin idéal: il est silencieux – c'est le moins qu'on puisse dire. Il ne fait rien d'interdit.

– Quand même, il a failli casser notre porte.

– Si seulement il l'avait cassée! Nous aurions un excellent motif pour nous plaindre à la police. Là, nous n'avons rien. Si nous allions dire aux gendarmes que Palamède s'impose chez nous deux heures par jour, ils nous riraient au nez.

– La police nous interdit-elle de lui fermer la porte?

– Juliette, nous en avons déjà parlé.

– Parlons-en encore. Moi, je suis prête à ne plus lui ouvrir.

– J'ai peur que ce ne soit enraciné en moi. Il y a cette phrase dans la Bible: «Si on frappe à ta porte, ouvre.»

– Je ne te savais pas si chrétien.

– Je ne sais pas si je le suis. Mais je sais qu'il m'est impossible de ne pas ouvrir, si on frappe à ma porte. C'est trop profond. Il n'y a pas que l'inné qui soit irréversible. Il y a aussi des caractères acquis auxquels on ne peut renoncer. Des réflexes civiques de base. Par exemple, il me serait impossible de ne plus dire bonjour aux gens, de ne plus leur tendre la main.

– Tu crois qu'il va venir, aujourd'hui?

– On parie?

Je fus pris d'un rire nerveux.

Il n'était ni 3 h 59 ni 4 h 01 quand on frappa à la porte.

Juliette et moi avons échangé le regard des premiers chrétiens livrés aux lions dans une arène.

Monsieur Bernardin me donna son manteau et alla prendre possession de son fauteuil. L'espace d'un instant, je me dis qu'il avait sa tête des mauvais jours. La seconde d'après, je me rappelai qu'il avait cette figure-là tous les jours.

Je ne pouvais pas ne pas être parodique en sa présence: c'était un mécanisme d'autodéfense élémentaire. Je demandai sur le ton le plus mondain:

– Vous n'êtes pas venu avec votre charmante épouse?

Il eut pour moi un regard épais. J'affectai de ne pas le remarquer.

– Ma femme et moi, nous adorons Bernadette. Les présentations sont faites, à présent. Vous ne devriez plus hésiter à l'amener avec vous.

J'étais sincère: tant qu'à subir notre tortionnaire, je le trouvais plus pittoresque en compagnie de sa moitié.

Palamède me contemplait comme si j’étais le dernier des mufles. Il parvenait encore à me décontenancer. Je me mis à bredouiller:

– C'est vrai, je vous l'assure. Peu importe qu'elle soit… différente. Nous l'aimons beaucoup.

Une voix de molosse finit par me répondre:

– Ce matin, elle était malade!