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Quand il fut au salon, j'allai chercher Juliette. Elle eut l'air apeuré. Je souris.
– Ce n'est rien qu'une petite visite de courtoisie, chuchotai-je.
Monsieur Bernardin serra la main de ma femme puis s'assit. Il accepta une tasse de café. Je lui demandai s'il habitait la maison voisine depuis longtemps.
– Depuis quarante ans, répondit-il.
Je m'extasiai:
– Quarante ans ici! Comme vous avez dû être heureux!
Il ne dit rien. J'en conclus qu'il n'avait pas été heureux et je n'insistai pas.
– Etes-vous le seul médecin, à Mauves?
– Oui.
– Sacrée responsabilité!
– Non. Personne n'est malade.
Il n'y avait rien d'étonnant à cela. La population du village ne devait pas dépasser cent âmes. Peu de chances, donc, de tomber sur une personne en mauvaise santé.
Je lui arrachai quelques autres renseignements élémentaires – arracher est le verbe adéquat: il répondait le moins possible. Quand je ne parlais pas, il ne parlait pas non plus. J'appris qu'il était marié, qu'il n'avait pas d'enfant et qu'en cas de maladie nous pouvions le consulter. Ce qui me fit dire:
– Quelle aubaine de vous avoir pour voisin!
Il resta impassible. Je lui trouvais l'air d'un bouddha triste. En tout cas, on ne pouvait pas lui reprocher d'être bavard.
Pendant deux heures, immobile dans le fauteuil, il répondit à mes questions anodines. Il mettait du temps à parler, comme s'il lui fallait réfléchir, même quand je l'interrogeais sur le climat.
Il me parut touchant: je ne doutai pas un instant que cette visite l'ennuyait. Il était clair qu'il s'y était senti obligé par une conception naïve des convenances. Il semblait attendre désespérément le moment de partir. Je voyais qu'il était trop gourd et empêtré pour oser prononcer les paroles libératrices: «Je ne vais pas vous déranger plus longtemps», ou: «Je suis content d'avoir fait votre connaissance.»
Au bout de ces deux heures pathétiques, il finit par se lever. Je crus lire sur son visage ce message désemparé: «Je ne sais pas quoi dire pour partir sans être grossier.»
Attendri, je volai à son secours:
– Comme c'est gentil à vous de nous avoir tenu compagnie! Mais votre femme doit s'inquiéter de votre absence.
Il ne répondit rien, enfila son manteau, prit congé et sortit.
Je le regardai s'éloigner en réprimant mon envie de rire. Quand il fut à distance, je dis à Juliette:
– Pauvre monsieur Bernardin! Comme sa visite de courtoisie lui a pesé!
– Il n'a pas beaucoup de conversation.
– Quelle chance! Voici un voisin qui ne nous dérangera pas.
Je serrai ma femme dans mes bras en murmurant:
– Te rends-tu compte à quel point nous sommes seuls, ici? Te rends-tu compte à quel point nous allons être seuls?
Nous n'avions jamais rien voulu d'autre.
C'était un bonheur sans nom.
Comme disait le poète cité par Scutenaire: «On n'est jamais assez rien du tout.»
Le lendemain, vers 4 heures, monsieur Bernardin vint frapper à la porte.
Comme je le faisais entrer, je pensai qu'il allait nous annoncer la visite de courtoisie de madame Bernardin.
Le docteur prit le même fauteuil que la veille, accepta une tasse de café et se tut.
– Comment allez-vous depuis hier?
– Bien.
– Votre femme nous fera-t-elle, elle aussi, l'honneur d'une visite?
– Non.
– J'espère qu'elle va bien?
– Oui.
– Forcément. La femme d'un médecin ne peut pas être en mauvaise santé, n'est-ce pas?
– Non.
Je m'interrogeai un instant sur ce non, songeant aux règles logiques des réponses aux questions négatives. J'eus la sottise d'enchaîner:
– Si vous étiez un Japonais ou un ordinateur, je serais forcé de conclure que votre femme est malade.
Silence. Une bouffée de honte m'assaillit.
– Excusez-moi. J'ai été professeur de latin pendant près de quarante années et je m'imagine parfois que les gens partagent mes obsessions linguistiques.
Silence. Il me sembla que monsieur Bernardin regardait par la fenêtre.
– Il ne neige plus. Heureusement. Vous avez vu ce qui est tombé cette nuit?
– Oui.
– Neige-t-il autant, chaque hiver, ici?