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– Il a honte d'elle, il ne veut pas la montrer.
– Mais nous savons déjà à quoi elle ressemble! Il n'y aurait personne d'autre que nous pour l'apercevoir.
– Le bonheur de Bernadette ne l'obsède pas.
– Quel salaud! Séquestrer cette malheureuse! Et nous tolérons cela?.
– Que veux-tu qu'on fasse? Il n'y a rien d'illégal dans son attitude.
– Et si on allait la chercher pour la conduire dehors, ce serait illégal?
– Tu as vu comment elle marche?
– Pas pour marcher. On la mettrait dans le jardin pour qu'elle voie les fleurs, pour qu'elle respire l'air.
– Il ne nous donnerait jamais son accord.
– On ne le lui demandera pas! On le prendra au dépourvu, on ira chez lui en disant: «Nous venons chercher Bernadette pour passer l'après-midi avec nous sur notre terrasse.» Qu'est-ce qu'on risque?
Peu enthousiaste, je dus convenir qu'elle avait raison. Après le déjeuner, nous allâmes frapper à leur porte (je pensais que c'était le monde à l'envers). Personne n'ouvrit. Je me mis à taper comme une brute, à l'exemple de Palamède cet hiver, mais je n'avais pas sa force. Il n'y eut aucune réaction.
– Et dire que moi, je me croyais obligé de lui ouvrir! m'exclamai-je, les poings en feu.
Juliette finit par entrer d'autorité. Le courage de cette fillette de soixante-cinq ans me stupéfiait. Je la suivis. Le remugle de cet intérieur cauchemardesque avait encore empiré.
Monsieur Bernardin était vautré dans un fauteuil du salon, environné d'horloges. Il nous regarda avec une lassitude exaspérée, l'air de penser que nous étions des voisins bien envahissants – ce qui, venant de lui, était un comble.
Sans lui dire un mot, comme s'il n'existait pas, nous montâmes à l'étage. Le kyste reposait sur sa paillasse. Il portait une chemise de nuit rose avec des marguerites blanches.
Juliette l'embrassa sur les deux joues:
– On va vous conduire dans le jardin, Bernadette! Vous verrez comme il fait beau.
Madame Bernardin se laissa tracter de bonne grâce: nous lui tenions chacun une main. Elle descendit les marches une par une, à l'exemple des enfants de deux ans. Nous passâmes devant Palamède sans expliquer où nous allions – sans même le regarder.
Comme il n'y avait pas de chaise à la taille du monstre, j'avais étendu sur l'herbe un drap jonché de coussins. Nous y avions déposé la voisine; couchée sur le ventre, elle contemplait le jardin avec une expression proche de l'étonnement. Son tentacule droit caressait les pâquerettes: il en ramena une à un centimètre de ses yeux, pour l'examiner.
– Je crois qu'elle est myope, dis-je.
– Tu te rends compte que sans nous, cette femme n'aurait jamais vu une pâquerette de près? s'indigna Juliette.
Bernadette soumit la nouveauté à chacun de ses sens: après avoir regardé le végétal, elle le huma, puis l'écouta, ensuite le promena sur son front, enfin le mastiqua et l'avala.
– Sa démarche est incontestablement scientifique! m'extasiai-je. Cette personne est intelligente!
Comme pour démentir mes paroles, la créature se mit à tousser d'une manière répugnante jusqu'à ce que la pâquerette ressorte: cette nourriture ne lui convenait pas.
Au prix d'un effort pathétique, elle se tourna sur le dos; puis elle se laissa retomber, haletante et inerte. Ses yeux se fixèrent sur le bleu du ciel et n'en bougèrent plus. Il n'y avait aucun doute: elle était heureuse. Cela la changeait du plafond obscur de sa chambre.
Vers 4 heures, Juliette alla chercher du thé et des petits gâteaux. Elle s'approcha de la gisante et lui glissa des morceaux de sablé dans l'orifice buccal. Notre invitée poussait des gloussements: elle aimait ça.
A notre grande stupeur, nous entendîmes un hurlement:
– Elle ne peut pas manger ça!
C'était Palamède qui, depuis des heures, nous épiait derrière la fenêtre de son salon, attendant que nous commettions une «erreur». Au vu de notre crime, il était sorti sur le pas de la porte pour nous rappeler à l'ordre.
Royale, ma femme reprit son flegme et continua à nourrir le kyste, comme s'il ne s'était rien passé. Je n'en menais pas large: et s'il venait nous rouer de coups? Il était bien plus fort que nous.
Mais la manœuvre de Juliette l'intimida. Décontenancé, il resta dix minutes sur le seuil à contempler notre désobéissance. Après quoi, pour partir en beauté, il cria derechef:
– Elle ne peut pas manger ça!
Il disparut dans son entrepôt d'horloges.
A la tombée du soir, nous avons reconduit madame Bernardin chez elle. Nous sommes entrés sans frapper. Le mari nous gratifia d'un: «Et si elle est malade, ce sera votre faute!»
– Vous seriez content, n'est-ce pas, si votre femme était malade? avait dit Juliette.
Nous l'avons réinstallée sur sa paillasse.
Elle semblait épuisée par tant d'émotions.
Il fallait s'y attendre: le lendemain, il avait fermé à double tour toutes les portes de sa demeure.
– Il séquestre sa femme, Emile! Et si on appelait la police?
– Hélas, il n'y a toujours rien d'illégal dans son attitude.
– Même si on précise qu'il a tenté de se suicider?
– Le suicide n'est pas illégal non plus.
– Et s'il était en train de tuer sa femme?
– Nous n'avons aucune raison de le soupçonner.
– Enfin, quoi, tu te rends compte qu'il l'enferme seulement parce qu'elle a grignoté des sablés?
– Il veut peut-être qu'elle maigrisse.
– Ça lui servirait à quoi, de maigrir, avec la vie qu'elle mène? Et puis, il ne s’est pas regardé, lui!
– Le fond de l'affaire, nous le connaissons. Monsieur Bernardin n'éprouve aucun plaisir à vivre: il ne peut tolérer que sa femme ne soit pas comme lui. Hier, il l'a vue s'extasier devant une pâquerette, se pâmer devant le bleu du ciel, puis éructer de délectation en mangeant des gâteaux. C'est plus qu'il n'en peut supporter.
– Et tu ne trouves pas ça dégoûtant, d'empêcher une pauvre vieille anormale de jouir de la vie?