38875.fb2 Les Catilinaires - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 25

Les Catilinaires - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 25

– Si, Juliette! Le problème n'est pas là: aussi longtemps qu'il restera dans la légalité, nous ne pourrons rien faire.

– Je me demande ce qui me retient de casser une fenêtre pour aller chercher Bernadette.

– En ce cas, c'est lui qui serait en droit d'appeler la police. Nous serions bien avancés.

– Peut-on vraiment ne pas réagir?

– Je vais te dire une chose terrible: hier, en désirant lui offrir un beau moment, nous avons nui à cette malheureuse. Elle est enfermée par notre faute, à présent. Je crois qu'il vaut mieux limiter les dégâts. Plus nous voudrons l'aider, plus nous aggraverons son sort.

L'argument porta. Juliette ne parla plus de secourir le kyste. Mais il était clair que cette affaire l'obsédait. Le printemps n'arrangeait rien: chaque jour était plus suave que le précédent. Je finissais par espérer qu'il pleuve: le beau temps désolait ma femme. En promenade, elle disait:

– Elle ne voit pas ces groseilliers sanguins. Elle ne voit pas ces feuillages vert tendre.

Inutile-de préciser qui désignait ce «elle». Le moindre bourgeon devenait une pièce à conviction et allongeait un réquisitoire qui, je le sentais bien, était le mien et non celui du voisin.

Un matin, j'explosai:

– Au fond, tu me reproches de l'avoir empêché de se suicider!

Elfe répondit d'une petite voix ferme:

– Non, pas du tout. Il fallait l'empêcher.

Elle avait de la chance d'en être si convaincue. Moi, je ne l'étais plus. Je me mordais les doigts de l'avoir sauvé. Je me donnais tort à cent pour cent.

D'ailleurs, n'était-il pas le premier à me le reprocher? Il me l'avait exprimé avec une rare éloquence, le jour où je l'avais ramené de l'hôpital.

Le pire, c'est qu'à présent je l'approuvais. Je me mettais dans sa peau et j'en arrivais à cette conclusion effroyable: il avait eu mille fois raison de vouloir mourir.

Car la vie, pour lui, ce devait être l'enfer. Il n'éprouvait aucun des plaisirs de l'existence: je commençais enfin à comprendre que ce n'était pas sa faute. Ce n'était pas lui qui avait choisi d'être frigide des cinq sens: il était né comme cela.

J'essayais d'imaginer son sort: ne rien ressentir en voyant la beauté de la forêt, en écoutant les arias qui bouleversent les autres, en humant le parfum d'une tubéreuse, en mangeant ou en buvant, en caressant ou en étant caressé. Cela revenait à dire qu'aucun art ne l'avait jamais touché. Et qu'il ignorait le désir sexuel.

Il y a des gens assez bêtes pour employer l'expression «être aveuglé par ses sens». Ont-ils songé à la cécité de ceux que les sens n'éclairent pas?

Je me surprenais à frissonner: quel néant que la vie de monsieur Bernardin! Si l'on considère que les sens sont les portes de l'intelligence, de l'âme et du cœur, que lui restait-il?

Même le mysticisme s'apprend par le plaisir. Pas forcément par sa pratique, mais à coup sûr par sa notion: les moines interdits de chair ont au moins la prescience de ce dont ils se privent. Et le manque instruit autant, sinon plus, que la pléthore. Or, Palamède ne souffrait d'aucun manque; on ne manque de rien quand on n'aime rien.

La vie des saints n'a-t-elle pas prouvé que l'extase religieuse est un orgasme? S'il existait une transe de la frigidité absolue, cela se saurait.

Hélas, il n'était pas nécessaire d'en arriver à de pareilles extrémités pour conclure au néant du voisin: non pas le néant grandiose que décrit Hugo, mais le néant minable, pitoyable, ridicule et sordide. Le néant bougon d'un pauvre type.

Un pauvre type qui, last but not least, n'avait jamais aimé personne, ni songé que l'on pût aimer. Certes, je ne voulais pas sombrer dans le sentimentalisme des concierges: on peut vivre sans aimer – il suffit pour s'en convaincre de regarder le sort commun des hommes.

Seulement, les hommes étrangers à l'amour ont tous autre chose: le tiercé, le poker, le football, la réforme de l'orthographe n'importe quoi, peu importe, du moment qu'ils peuvent s'y oublier.

Monsieur Bernardin, lui, n'avait rien. Il était en prison en lui-même. Aucune fenêtre dans son cachot. Et quel cachot! Le pire: celui d'un vieil obèse abruti.

Soudain, je compris son obsession des horloges: à l'inverse des vivants, Palamède bénissait la fuite du temps. L'unique lumière, au fond de sa geôle, c'était sa mort: et les vingt-cinq horloges de sa maison scandaient le rythme lent et sûr qui l'y conduisait. Après le trépas, il ne serait plus présent à son absence, il n'aurait plus de chair pour contenir son vide, il deviendrait le néant au lieu de le vivre.

Une nuit, dans un sursaut de volonté, cet homme avait voulu s'évader de son pénitencier: il lui avait fallu du courage pour prendre cette décision. Et moi, ignoble garde-chiourme, j'avais rattrapé le malheureux en cavale. Fier comme un délateur, je l'avais ramené à sa prison.

Tout s'expliquait: depuis le commencement, son attitude était celle d'un bagnard. Au début, quand il s'imposait chez moi deux heures par jour, c'était le pauvre tôlard qui n'avait rien d'autre à faire que d'envahir la cellule d'un autre. Sa gloutonnerie, alors qu'il n'aimait pas manger, était typique de ceux qui avaient atteint le paroxysme de l'ennui. Son sadisme envers sa femme, c'était encore un comportement d'incarcéré: le besoin pathétique d'imposer ses propres souffrances à une victime. Son laisser-aller, sa saleté, sa déchéance physique se retrouvaient chez les condamnés à perpétuité.

C'était tellement clair! Comment n'avais-je pas compris plus tôt?

Une nuit, je m'éveillai en sursaut avec cette pensée peu avouable: «Pourquoi ne recommence-t-il pas? Il paraît que les suicidaires sont récidivistes. Qu'attend-il pour recommencer?»

Peut-être craignait-il que je l'en empêche à nouveau. Comment l'avertir que cette fois je ne lui mettrais plus de bâtons dans les roues?

Se reposa alors la question du mode de suicide: pourquoi avait-il choisi le gaz d'échappement? Etait-ce dans l'espoir qu'on le sauve? Non, les chances étaient trop ténues. Il devait l'avoir choisi par masochisme: encore une attitude de prisonnier. Ou encore un acte symbolique: cet homme, qui vivait étouffé en lui-même, voulait mourir asphyxié. Il lui eût été cent fois plus simple et moins douloureux de s'injecter un poison, mais fallait-il exclure que cette brute ait eu, à la manière de tous les suicidés, le besoin de laisser un message? Les autres laissent une lettre, ce qu'il n'eût pas été capable d'écrire. Sa signature à lui, c'eût été ce trépas ô combien barbare qui contenait son épitaphe en filigrane: «Je meurs comme j'ai vécu.»

La nuit du 2 au 3 avril, sans ma maudite insomnie, monsieur Bernardin eût trouvé le salut. A présent, nous étions début juin. Un projet atroce me tenta: et si je lui envoyais un mot? «Cher Palamède, Maintenant j'ai compris. Vous pouvez recommencer, je ne vous dérangerai plus.» J'enfonçai ma bouche dans l'oreiller pour ne pas m'esclaffer à haute voix.

Ensuite, cette idée se mit à me paraître moins monstrueuse. Je finis même par l'envisager avec sérieux. A première vue, une telle lettre semblait cynique et criminelle mais, à y réfléchir, c'était ce dont mon voisin avait besoin. Il fallait l'aider.

Soudain, je ne pus plus attendre. Cette missive était d'une urgence capitale! Je devais la rédiger à l'instant. Je me levai, descendis au salon, pris une feuille et y écrivis les deux phrases libératrices. Je traversai le pont et je glissai le pli sous la porte des Bernardin.

Un sentiment de béatitude et de soulagement m'envahit. J'avais accompli mon devoir. Je retournai au lit et m'endormis avec l'impression idyllique d'avoir été le messager de l'amour divin. Des séraphins chantaient dans ma tête.

Le lendemain, en me levant, il me sembla avoir rêvé. Peu à peu, je m'aperçus de la réalité de mon acte: j'avais bel et bien écrit cette lettre infâme! Et j'avais été jusqu'à la glisser sous sa porte! J'avais perdu la raison.

Sous le regard stupéfait de Juliette, je pris sa pince à épiler et je sortis en courant. Couché par terre devant la porte de la maison voisine, j'introduisis la pince dans la rainure, à l'aveuglette, pour récupérer le papier. Mes tentatives furent infructueuses, le pli était trop loin – ou, alors, Palamède l'avait déjà lu.

Horrifié, je retournai chez nous.

– Peux-tu m'expliquer pourquoi tu te vautres devant leur porte avec ma pince à épiler?

– Je lui ai glissé une lettre cette nuit. Je la regrette… Mais je n'ai pas réussi à la rattraper.

– Qu'avais-tu écrit?

Je n'eus pas le courage d'avouer la vérité.

– Des injures. Du genre: «Vous êtes immonde d'enfermer votre femme, etc.» Les yeux de Juliette étincelèrent.

– Bravo. Je suis contente que tu n'aies pas récupéré l'enveloppe. Je suis fière de toi. Elle me prit dans ses bras.

Je passai la joumée à me détester. Le soir, je me couchai tôt et m'endormis comme si j'avais cherché à me fuir. A 2 heures du matin, je m'éveillai: plus moyen de fermer l'œil.

Ce fut alors que je compris une chose effrayante sur mon propre compte: il y avait un autre Emile Hazel. En effet, pendant cette insomnie, je me donnai raison d'avoir écrit cette lettre. Je n'éprouvais plus la moindre honte. Au contraire, j'étais heureux de mon acte.

Etais-je un nouveau docteur Jekyll? Je refusai cette hypothèse par trop romanesque. En revanche, je compris que la nuit avait sur moi une influence gigantesque. Mes pensées nocturnes envisageaient toujours le pire et ne laissaient jamais place à des possibilités telles que l'amélioration, l'espoir ou même l'inoffensive indifférence. Durant mes insomnies, tout était tragique et tout était de ma faute!

Se posa alors une question singulière: lequel des deux Emile Hazel avait raison? Le diurne, un peu lâche, et qui retirait son épingle du jeu? Ou le nocturne, l'écœuré, le révolté prêt aux actions les plus hardies pour aider les autres – à vivre ou à mourir?

Je résolus d'attendre le lendemain pour le savoir. Or, le matin, je pensais le contraire de mes ruminations insomniaques. J'étais à nouveau prêt à toutes les compromissions.