38875.fb2 Les Catilinaires - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 27

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– Le sauver de quoi?

L'incendie des genêts prit fin. Ce fut le tour de la glycine.

Etre malheureux en juin est aussi inconvenant que d'être heureux en écoutant du Schubert. C'est ce qui rend ce mois intolérable: pendant trente jours, le moindre état d'âme convainc de sa propre impolitesse. Le bonheur forcé est un cauchemar.

La glycine aggrave la situation. Je ne connais pas de vision plus déchirante qu'une glycine en fleur: ces grappes bleues pleurant le long des courbes du tronc-liane ont raison de mon peu de flegme et me transforment en un grotesque débordement lamartinien. Quand j'étais petit, je passais les dimanches chez ma grand-mère. Une glycine escaladait le mur de sa maison. En juin, cette pluie bleue me lacérait le cœur. Déjà, je n'y comprenais rien: j'éclatais en sanglots dont le ridicule ne m'échappait pas.

L'antidote de la glycine est l'asperge, autre tribut du mois de juin. J'ai remarqué qu'il était impossible d'éprouver du chagrin en en mangeant. Le problème est que l'on ne peut pas en avaler vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Il m'eût fallu bien des bottes d'asperges en ce début juin pour évacuer mes angoisses. La nuit, je contemplais le sommeil de Juliette comme le Christ aux Oliviers regardant dormir ses disciples: elle avait reçu à la naissance le calme et la confiance, elle comptait sur moi pour entretenir ces deux cadeaux qui m'avaient été refusés.

L'insomnie devient plus supportable hors du lit. J'allais au jardin. La fraîcheur nocturne me chavirait, la glycine m'achevait. Les Japonais polis s'écrivent des lettres où il n'est question que des fleurs du moment; les autres se moquent de ce rituel que l'on dit insignifiant. Si j'étais nippon, je serais sans doute un grand épistolier: ce formalisme me permettrait d'étaler des sentiments de jeune fille mièvre sans que personne ne s'en aperçoive.

L'équation ne tenait pas: Juliette exigeait que je sauve monsieur Bernardin. Or, mon intime conviction était que seule la mort pouvait le tirer de sa prison. Mais ma femme ne voulait pas qu'il meure. Et même si elle l'avait voulu, il ne semblait plus disposé à se suicider.

En regardant la glycine, je pris une décision qui me parut terrible: désormais, j'accepterai que Juliette ne me comprenne plus.

Cette résolution eut des effets dès le lendemain. Je vis la voiture du voisin qui revenait du village. Je me précipitai à sa rencontre.

– Palamède, je dois vous parler.

Sans un mot, il glissa les clefs dans la serrure du coffre, mais il ne l'ouvrit pas. Il resta debout, immobile près de l'auto.

– Vous avez reçu ma lettre?

Quinze secondes de silence.

– Oui.

– Qu'en avez-vous pensé?

– Rien.

Réponse éloquente.

– Moi, j'y ai beaucoup repensé. Et je venais vous dire que je confirme: si vous recommencez, je ne vous empêcherai plus. Silence. Je repris:

– J'ai réfléchi: je vous ai compris, Palamède. Maintenant, je sais que c'est pour vous la seule solution. J'ai eu du mal à l'admettre, car enfin c'est le contraire de ce que l'on m'a toujours appris. Vous savez ce que c'est: «La vie est la valeur suprême, le respect de la vie humaine…» Grâce à vous, je sais que c'est de la foutaise: ça dépend d'un individu à l'autre, comme n'importe quoi sur terre. Et la vie, ça ne vous convient pas: c'est clair. Je vous jure que je m'en veux: je regrette de vous avoir tiré du garage.

Silence de mille tonnes.

– Je me doute bien qu'une seconde tentative doit être insurmontable. Et cependant, si étrange que cela puisse paraître, je viens vous y encourager. Oui, Palamède. Je devine qu'un tel acte exige une force d'âme dont je serais incapable: mais moi, j'aime la vie, c'est différent. Vous, je vous exhorte à avoir cette détermination.

Sans m'en apercevoir, je me mettais à parler avec fougue: je m'emportais comme Cicéron prononçant la première Catilinaire.

– Songez surtout à ce qui se pàsserait si vous ne le faites pas. Vous ne pouvez pas continuer comme ça. Regardez ce qu'est votre existence: votre vie n'est pas une vie! Vous êtes une masse de souffrance et d'ennui. Plus grave: vous êtes le néant. Et le néant souffre, nous le savons depuis Bernanos. Bien sûr, vous ne l'avez pas lu, vous ne lisez jamais, d'ailleurs vous ne faites jamais rien. Vous n'êtes rien et sans doute n'avez-vous jamais rien été. Cela ne me dérangerait pas si vous étiez seul, mais ce n'est pas le cas: vous vous vengez de votre sort sur votre femme qui, même si elle n'a pas l'apparence d'une femme, est. cent fois plus humaine que vous. Vous la séquestrez, vous voulez la plier à votre néant. C'est abject. Si l'on est incapable de vivre sans opprimer quelqu'un, il vaut mieux ne pas vivre.

Je commençais à me sentir bien. Le feu de l'art oratoire me remplissait d'énergie.

– Que comptez-vous faire aujourd'hui, Palamède? Je vais vous raconter votre journée: après avoir rentré les commissions, vous allez tomber dans votre fauteuil et regarder quatre horloges jusqu'à l'heure du déjeuner. Vous allez préparer de la nourriture infâme, vous en gaverez Bernadette avant de vous en gaver vous-même, alors que vous détestez manger, et particulièrement cette bouffe infecte. Puis vous vous écroulerez à nouveau dans le fauteuil et vous dévisagerez le temps qui passe et qui meut la petite et la grande aiguille. Nouvelle épreuve alimentaire, ensuite vous vous coucherez et ce sera le plus mauvais moment de votre journée: je devine que, comme moi, vous êtes insomniaque et si mes insomnies sont sordides, que doivent être les vôtres? L'insomnie d'un gros porc qui s'emmerde et qui n'espère même pas dormir puisqu'il n'aime pas ça. Car vous n'aimez rien, Palamède Bernardin! Quand on n'aime rien, il faut mourir. Vous n'allez pas me dire que vous n'avez pas dans votre trousse de médecin des pilules qui puissent vous y aider. Ce sera plus facile que les gaz d'échappement. Courage, Palamède! Il vous suffit d'ouvrir la bouche, d'avaler un tube de comprimés avec un verre d'eau, de vous coucher – et ce sera fini, l'ennui, le vide, le calvaire de la nourriture, les horloges, votre femme et les insomnies! Il n'y aura plus rien et vous ne serez plus là pour vous en rendre compte. Ce sera le salut, Palamède, le salut! Pour l'éternité!

J'avais les joues brûlantes.

Il se passa une chose monstrueuse et que je n'aurais pas crue possible: le voisin se mit à rire. On a l'hilarité qu'on peut: la sienne était pauvre et faible, mais d'autant plus atroce. On eût dit qu'il avait intériorisé la maladie de Parkinson: on voyait trembler ses tripes et de sa bouche sortaient des théories de petits cris.

C'était un spectacle révulsant. En plus, le rieur me regardait dans les yeux. Vaincu, humilié, écœuré, je retournai chez moi.

Ce fut dans la nuit qui suivit que mon dessein prit tournure.

Monsieur Bernardin possédait le rire. D'aucuns en auraient conclu qu'il était un homme, d'autres qu'il était le diable.

Pour ma part, je m'interrogeais surtout quant à la signification de ce rire. Avait-il trouvé ma harangue risible? Ceci eût suggéré qu'il fût un homme de goût: hypothèse irrecevable.

Non, ce devait être un rire ironique. Je l'interprétai en ces termes: «Ça t'arrangerait bien, que je me suicide, hein? Tu cesserais de te sentir coupable. Tout ce que tu viens de dire est vrai, mais tu m'as fait rater la seule chance de quitter cette vie de merde. Non, ce n'est pas facile, même avec des médicaments. Il m'a fallu soixante-dix années pour avoir le courage d'essayer. Il me faudrait soixante-dix années de plus pour avoir celui de recommencer. C'est encore plus dur quand on sait comment c'est. Et toi, toi qui as gâché mon évasion, toi qui as ruiné mon espérance, tu as le culot de venir me dire ça! Tu n'es pas gêné! Eh bien, mon cher, si tu veux réellement que je meure, tue-moi. Si tu veux te racheter, il n'y a pas d'autre moyen: tue-moi!»

On se trompe beaucoup sur le langage des fleurs. Désormais, je comprenais le cri de la glycine. Tout en elle était supplications; sa manière de s'accrocher au mur comme on se pend à la robe d'une reine, de laisser tomber ses grappes bleues comme des lamentations éplorées – j'entendais sa supplique menaçante: «La vie est une longue plainte, une torture insondable dont on pourrait me libérer.»

Aucune des objections que je m'adressais à moi-même ne tenait: il n'avait pas la moindre raison de vivre, il n'avait pas la moindre raison de ne pas mourir, je n'avais pas la moindre excuse de ne pas le tuer.

Je choisis la date du solstice d'été: c'était un peu kitsch comme détermination, mais je manquais tant de courage que j'avais besoin de m'entourer d'une certaine solennité. Le cérémonial a toujours servi à se mettre du plomb dans la cervelle. Sans la grandiloquence des rites, on n'aurait de force pour rien.

Cette décision me calma, ou plutôt elle changea la nature de mon angoisse, ce qui était une forme de rémission.

Je m'exécuterais la nuit, puisque l'Emile Hazel nocturne était à la fois plus sombre et plus hardi. Je ne dis rien à Juliette.

J'attendis qu'il n'y ait plus le moindre souvenir de lumière dans le ciel. Ma femme dormait à poings fermés. Je traversai le pont. Les portes de la maison voisine étaient toutes fermées à double tour. Je cassai la vitre du garage avec mon coude, comme je l'avais fait quand j'avais cru sauver monsieur Bernardin.

Je montai à l'étage et j'entrai dans le débarras qui servait de chambre à mon bourreau. Son lit semblait un monument d'inconfort. Il faisait noir, mais j'y voyais comme un chat: je distinguai aussitôt les yeux ouverts du gros homme couché. J'ayais eu raison de le croire insomniaque.

Pour la première fois, il ne me regardait pas d'un air mécontent. Des profondeurs de son indifférence montait une sorte de soulagement: il savait pourquoi je venais.

Il ne dit rien et je ne dis rien; nous n'étions pas à l'opéra. Messager de la Grande Dame, je ne pris pas une faux, mais un oreiller. Je commis mon acte de compassion.

Personne ne peut imaginer combien c'est facile.

Quand un obèse de soixante-dix ans meurt dans son lit, personne ne se pose de questions.

Je demandai au policier si Juliette et moi pouvions prendre en charge la femme du défunt: il n'y eut pas d'objection. On nous dit même que nous étions de braves gens.

A l'enterrement, Bernadette fut une veuve très présentable.

Il n'y a rien de plus lent que les frais d'hôpital. Fin septembre arriva la note des soins que Palamède avait reçus début avril, suite à sa tentative de suicide. C'était moi qui avais inscrit mon nom sur les fiches administratives et qui les avais signées; c'était donc à moi qu'on réclamait l'argent.

Je payai avec le sourire. Il me semblait que c'était justice: après tout, si je n'avais pas commis la sottise de le tirer de son garage, il n'y aurait pas eu de frais d'hôpital.

En outre, depuis sa mort, j'éprouvais de l'amitié pour mon voisin. Syndrome connu: on aime ceux à qui l'on a fait du bien. Dans la nuit du 2 au 3 avril, je croyais avoir sauvé la vie de monsieur Bernardin. Quelle erreur – quelle égoïste erreur!

En revanche, le 21 juin, je ne m'étais pas donné en spectacle, je n'avais pas jugé le sort d'autrui avec mes propres critères, je n'avais pas accompli un exploit qui me vaudrait l'estime des gens normaux; au contraire, j'étais allé au rebours de ma nature, j'avais fait passer le salut de mon prochain avant le mien, sans aucune chance d'être approuvé par mes pairs, j'avais piétiné mes convictions, ce qui n'est pas grand-chose, mais aussi ma passivité native, ce qui est considérable, pour exaucer le désir d'un pauvre homme – pour que soit exaucée sa volonté, et non la mienne.