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– La route est-elle parfois bloquée par la neige?
– Parfois.
– Le reste-t-elle longtemps?
– Non.
– Ah. La voirie s'en occupe vite?
– Oui.
– Tant mieux.
Si, à mon âge, je me souviens avec une telle précision d'une conversation vieille d'un an et d'une insignifiance pareille, c'est à cause de la lenteur des réponses du docteur. A chacune des questions précitées, il mettait un quart de minute avant de réagir.
Après tout, de la part d'un homme qui semblait avoir soixante-dix ans, c'était normal. Je pensai que, dans cinq années, je l'aurais peut-être rejoint.
Timide, Juliette vint s'asseoir à côté de monsieur Bernardin. Elle le contemplait avec ce regard que j'ai déjà décrit, fait d'attention respectueuse. Ses yeux à lui restaient dans le vague.
– Encore une tasse de café, monsieur? demanda-t-elle.
Il refusa. «Non.» Je fus un rien choqué par l'absence de «merci» et de «madame». Il était clair que les mots «oui» et «non» constituaient l'essentiel de son vocabulaire. Quant à moi, je commençais à me demander pourquoi il s'incrustait. Il ne disait rien et n'avait rien à dire. Un soupçon s'insinua en ma pensée:
– Etes-vous bien chauffé, chez vous, monsieur?
– Oui.
Ma tournure d'esprit expérimentale me poussa néanmoins à prolonger l'examen, histoire d'explorer les limites de son laconisme.
– Vous n'avez pas de feu ouvert, je crois?
– Non.
– Vous vous chauffez au gaz?
– Oui.
– Ça ne vous pose pas de problème?
– Non.
Cela ne s'arrangeait pas. J'essayai une question à laquelle il n'était pas possible de répondre par oui ou par non:
– Comment occupez-vous vos journées?
Silence. Son regard se courrouça. Il plissa les lèvres, comme si je l'avais offensé. Ce mécontentement muet m'impressionna au point de me faire honte.
– Pardonnez-moi, je suis indiscret.
L'instant d'après, ce repli me parut ridicule.
Ma question n'avait rien de choquant! C'était lui qui était impoli, en venant nous envahir sans avoir rien à nous dire.
Je réfléchis que, même s'il avait été bavard, son comportement eût été incorrect. Et eussé-je préféré qu'il m'arrosât d'un flot de paroles? Difficile à préciser. Mais comme son silence était crispant!
J'imaginai soudain une autre possibilité: il avait un service à nous demander et n'osait pas. Je lançai diverses suggestions:
– Avez-vous le téléphone?
– Oui.
– La radio, la télévision?
– Non.
– Nous non plus. On vit très bien sans, non?
– Oui.
– Vous avez des problèmes de voiture?
– Non.
– Aimez-vous lire?
– Non.
Il avait au moins le mérite de la franchise.
Mais comment pouvait-on vivre dans ce trou perdu sans le goût de la lecture? J'en fus effrayé. D'autant qu'il avait dit, la veille, ne pas avoir de clients au village.
– Un bel endroit pour les promenades, ici.Vous vous promenez souvent?
– Non.
J'examinai sa graisse en pensant que j'aurais dû m'en douter. «Curieux, quand même, qu'un médecin soit si gros!» me dis-je.
– Vous avez une spécialisation? J'obtins une réponse d'une longueur record:
– Oui, en cardiologie. Mais j'exerce comme généraliste.
Stupéfaction. Cet homme à l'air abruti était cardiologue. Cela supposait des études ardues, acharnées. Il y avait donc une intelligence dans cette tête.
Fasciné, j'inversai alors tout ce que j'avais cru: mon voisin était un esprit supérieur. S'il mettait quinze secondes à trouver des réponses à mes questions simplistes, c'était une manière de souligner l'inanité de mes interrogations. S'il ne parlait pas, c'était parce qu'il n'avait pas peur du silence. S'il ne lisait pas, ce devait être pour un motif mallarméen, conforme à ce que j'entrevoyais de sa triste chair. Son laconisme et sa prédilection pour les oui et les non en faisaient un disciple de saint Matthieu et de Bernanos. Ses yeux qui ne regardaient rien trahissaient son insatisfaction existentielle.
Dès lors, tout s'expliquait. S'il vivait ici depuis quarante ans, c'était par dégoût du monde. Et s'il venait chez moi pour se taire, c'était pour tenter, à l'approche de la mort, une communication d'un genre nouveau.