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Tiré d'affaire, notre voisin avait recouvré sa placidité. En l'examinant, je m'aperçus que ce mot ne lui convenait pas. Il n'avait rien de placide: je lui avais accolé ce terme parce qu'il est d'usage d'en qualifier les gros. Or, nulle trace de cette douceur et de ce flegme sur le visage de notre tortionnaire. Au fond, sa figure n'exprimait rien d'autre que la tristesse. Mais ce n’était pas la tristesse élégante que l'on prête aux Portugais, c'était une tristesse pesante, imperturbable et sans issue, car on la sentait fondue dans sa graisse.
A la réflexion, avais-je déjà vu des gros joyeux? Je sondai en vain ma mémoire. Il me parut que la réputation de gaieté des obèses était infondée: la plupart d'entre eux avaient au contraire le faciès accablé de monsieur Bernardin.
Ce devait être l'un des motifs pour lesquels sa présence était si désagréable. S'il avait eu l'air heureux, j'imagine que son mutisme ne m'eût pas tant oppressé. Il y avait quelque chose d'éprouvant dans la stagnation de ce désespoir gras.
Juliette, qui était encore plus frêle que menue, avait le visage gai même quand elle ne souriait pas. Dans le cas de notre hôte, ce devait être le contraire, à supposer qu'il lui arrivât de sourire.
Suite à l'échec du questionnement sur les sapins de Noël et leur raison d'être ou de ne pas être, je ne sais plus ce que j'ai dit. Je me souviens seulement que ce fut long, long et pénible.
Quand il partit enfin, je ne pus croire qu'il fût 6 heures du soir: je pensais dur comme fer qu'il était 9 heures et je voyais le moment où il allait s'imposer à dîner. Il n'était donc resté «que» deux heures, à l'instar de la veille et de l'avant-veille.
Avec l'injustice des gens exaspérés, je m'en pris à ma femme:
– Pourquoi es-tu venue à son secours pour le sapin de Noël? Il fallait le laisser patauger!
– Je suis venue à son secours?
– Oui! Tu as répondu à sa place.
– C'est parce que ta question me semblait un peu déplacée.
– Elle l'était! Raison de plus pour qu'on la lui pose. Ne serait-ce que pour tester le niveau de son intelligence.
– Il est cardiologue, quand même.
– Il a peut-être été intelligent dans un passé lointain. Maintenant, il est clair qu'il ne lui en reste rien.
– Tu n'as pas plutôt l'impression qu'il a un problème? Il a un air malheureux et fataliste, ce monsieur.
– Ecoute, Juliette, tu es adorable, mais nous ne sommes pas des saint-bernard.
– Tu crois qu'il va revenir demain?
– Comment veux-tu que je le sache?
Je me rendis compte que j'élevais la voix. Je passais mes nerfs sur ma femme, comme le dernier des médiocres.
– Excuse-moi. Ce type me met hors de moi.
– S'il revient demain, que fait-on, Emile?
– Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu en penses?
Je me sentais lâche.
Elle dit avec un sourire:
– Peut-être qu'il ne viendra pas demain.
– Peut-être.
Hélas, je n'y croyais plus.
Le lendemain, à 4 heures de l'après-midi, quelqu'un frappa à la porte. Nous savions de qui il s'agissait.
Monsieur Bernardin se tut. Il avait l'air de trouver que notre manque de conversation était le comble de l'impolitesse.
Deux heures plus tard, il s'en alla.
– Demain, Juliette, à 4 heures moins 10, nous partirons nous promener.
Elle éclata de rire.
Le lendemain, à 3 h 50, nous nous en allions à pied. Il neigeait. Nous étions ravis, nous nous sentions libres. Jamais promenade de nous avait donné tant de joie.
Ma femme avait dix ans. Elle rejetait la tête en arrière de manière à avoir le visage face au ciel. Elle ouvrait grand la bouche et s'appliquait à avaler le plus de flocons possible. Elle prétendait les compter. De temps en temps, elle m'annonçait un chiffre invraisemblable:
– Cent cinquante-cinq.
– Menteuse.
Dans la forêt, nos pas faisaient aussi peu de bruit que la neige. Nous ne disions rien, nous redécouvrions que le mutisme équivalait au bonheur.
La nuit ne tarda pas à tomber. A la faveur de la blancheur omniprésente, la clarté surenchérit. Si le silence devait s'incarner en une matière, ce serait dans la neige.
Il était passé 6 heures quand nous regagnâmes la Maison. Les traces de pas d'un seul homme, encore récentes, menaient jusqu'à la porte puis retournaient chez le voisin. Elles nous firent éclater de rire, en particulier celles qui témoignaient d'une longue attente bredouille devant l'entrée. Nous avions l'impression de pouvoir lire dans ces empreintes; nous y distinguions avec précision l'air mécontent de monsieur Bernardin qui avait dû penser que nous étions bien mal élevés de ne pas être là pour l'accueillir.
Juliette était hilare. Elle me parut surexcitée: la conjonction de cette promenade féerique et de la déconvenue du docteur l'avait mise en état d'ébriété mentale. Il y avait eu si peu de choses dans sa vie qu'elle réagissait à tout avec une intensité extrême.
La nuit, elle dormit mal. Le lendemain matin, elle toussait. Je m'en voulus: comment avais-je pu la laisser courir nu-tête sous la neige, avaler des centaines de flocons?
Rien de grave, mais il serait hors de question de se promener ce jour-là.
Je lui apportai de la tisane au lit.
– Va-t-il venir, aujourd'hui?
Nous ne devions même plus préciser qui était «il».
– Peut-être notre absence d'hier l'aura-t-elle découragé.
– A 4 heures, les autres fois, nous avions allumé la lumière du salon. Nous pourrions ne pas l'allumer.
– Hier, nous n'avions pas allumé. Cela ne l'a pas empêché de venir.
– Au fond, Emile, sommes-nous obligés de lui ouvrir?