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PREMIÈRE PARTIE
LES APPROCHES
25 Juin.
« La grève générale est décrétée à Canton. »
Depuis hier, ce radio est affiché, souligné en rouge. Jusqu'à l'horizon, l'Océan Indien immobile, glacé, laqué, - sans sillages. Le ciel plein de nuages fait peser sur nous une atmosphère de cabine de bains, nous entoure d'air saturé. Et les passagers marchent, à pas comptés, sur le pont, se gardant de s'éloigner trop du cadre blanc dans lequel vont être fixés les radios reçus cette nuit. Chaque jour, les nouvelles précisent le drame qui commence ; il prend corps ; maintenant, menace directe, il hante tous les hommes du paquebot. Jusqu'ici, l'hostilité du Gouvernement de Canton s'était manifestée par des paroles : voici que, tout à coup, les télégrammes traduisent des actes. Ce qui touche chacun, ce sont moins les émeutes, les brèves et les combats des rues, que la volonté inattendue, et qui semble tenace comme la volonté anglaise, de ne plus se payer de mots, d'atteindre l'Angleterre dans ce qui lui tient le plus au cœur : sa richesse, son prestige. L'interdiction de vendre dans les provinces soumises au Gouvernement Cantonais toute marchandise d'origine anglaise, même si elle est proposée par un Chinois ; la méthode avec laquelle les marchés sont maintenant, l'un après l'autre, contrôlés ; le sabotage des machines par les ouvriers de Hongkong ; enfin, cette grève générale qui, d'un coup, atteint le commerce entier de l'île anglaise, tandis que les correspondants des journaux signalent l'activité exceptionnelle des écoles militaires de Canton, tout cela met les passagers en face d'une guerre d'un mode tout nouveau, mais d'une guerre, entreprise par la puissance anarchique de la Chine du Sud, secondée par des collaborateurs dont ils ne savent presque rien, contre le symbole même de la domination britannique en Asie, le roc militaire d'où l'empire fortifié surveille ses troupeaux : Hongkong.
Hongkong. L'île est là sur la carte, noire et nette, fermant comme un verrou cette Rivière des Perles sur laquelle s'étend la masse grise de Canton, avec ses pointillés qui indiquent des faubourgs incertains à quelques heures à peine des canons anglais. Des passagers, chaque jour, regardent sa petite tache noire comme s'ils en attendaient quelque révélation, inquiets d'abord, angoissés maintenant, et anxieux de deviner quelle sera la défense de ce lieu dont dépend leur vie - le plus riche rocher du monde.
S'il est atteint, ramené plus ou moins tôt au rang de petit port, si, plus simplement encore, il s'affaiblit, c'est que la Chine peut trouver les cadres qui, jusqu'ici, lui ont manqué pour lutter contre les blancs, et la domination européenne va s'écrouler. Les marchands de coton ou de cheveux avec qui je voyage sentent cela d'une façon aiguë, et rien n'est plus singulier que de lire sur leurs visages angoissés (mais que va devenir la Maison ?) la répercussion de la lutte formidable entreprise par l'empire même du désordre, organisé tout à coup, contre le peuple qui représente, plus qu'aucun autre, la volonté, la ténacité, la force.
Un grand mouvement sur le pont. Les passagers s'empressent, se poussent, se serrent les uns contre les autres : voici la feuille des radios.
Suisse, Allemagne, Tchéco-Slovaquie, Autriche, passons, passons. - Russie, voyons. Non, rien d'intéressant. Chine, ah !
Moukden : Tchang-Tso-Lin...
Passons.
Canton.
Les passagers les plus éloignés, pour s'approcher, nous serrent contre la paroi.
Les cadets de l'école militaire de Whampoa, commandés par des officiers russes et formant l'arrière-garde d'une immense procession d'étudiants et d'ouvriers, ont ouvert le feu sur Shameen(1). Les matelots européens chargés de protéger les ponts ont riposté avec des mitrailleuses. Les cadets poussés par les officiers russes se sont élancés plusieurs fois à l'assaut des ponts. Ils ont été repoussés avec de grosses pertes.
Les femmes et les enfants des Européens de Shameen vont être évacués sur Hongkong, si possible, par des bateaux américains. Le départ des troupes anglaises est imminent.
D'un coup, le silence tombe.
Les passagers s'écartent les uns des autres, consternés. À droite, cependant, deux Français se joignent : « Enfin, Monsieur, on se demande vraiment quand les Gouvernements vont se décider à prendre l'attitude énergique qui... » et se dirigent vers le bar, perdant la fin de leur phrase dans les saccades assourdies des machines.
Nous ne serons pas à Hongkong avant dix jours.
5 heures.
Shameen. - L'électricité ne fonctionne plus. Les ponts ont été fortifiés à la hâte et coupés par des lignes de fils de fer barbelés. Ils sont éclairés par les projecteurs des canonnières.
29 juin, Saïgon.
Ville désolée, déserte, provinciale, aux longues avenues et aux boulevards droits où l'herbe pousse sous de vastes arbres tropicaux... Mon coolie-pousse ruisselle : la course est longue. Enfin nous arrivons dans un quartier chinois, plein d'enseignes dorées à beaux caractères noirs, de petites banques, d'agences de toutes sortes. Devant moi, au milieu d'une large avenue couverte d'herbe, folâtre un petit chemin de fer. 37, 35, 33... halte ! Nous nous arrêtons devant une maison semblable à toutes celles de ce quartier : un « compartiment ». Agence vague. Autour de la porte sont fixées des plaques de compagnies de commerce cantonaises peu connues. À l'intérieur, derrière des guichets poussiéreux et prêts à tomber, somnolent deux employés chinois : l'un cadavérique, vêtu de blanc, l'autre obèse, couleur de terre cuite, nu jusqu'à la ceinture. Au mur, des chromos de Shanghaï : jeunes filles à la frange sagement collée sur le front, monstres, paysages. Devant moi, trois bicyclettes emmêlées. Je suis chez le président du Kuomintang de Cochinchine. Je demande en cantonais :
- Le patron est-il là ?
- Pas encore de retour, Monsieur. Mais montez, installez-vous... »
Je monte au premier étage par une sorte d'échelle. Personne. Je m'assieds et, désœuvré, regarde : une armoire européenne, une table louis-philippe à dessus de marbre, un canapé chinois en bois noir et de magnifiques fauteuils américains, tout hérissés de manettes et de vis. Dans la glace, au-dessus de moi, un grand portrait de Sun-Yat-Sen, et une photographie, plus petite, du maître de céans. Par la baie arrive, avec un grésillement et le son de la cliquette d'un marchand de soupe, la forte odeur des graisses chinoises qui cuisent...
Un bruit de socques.
Entrent le propriétaire, deux autres Chinois et un Français, Gérard, pour qui je suis ici. Présentations. On me fait boire du thé vert, et on me charge d'assurer le Comité Central « de la fidélité des sections de toute l'Indochine française aux institutions démocratiques qui, etc... »
Gérard et moi, nous sortons enfin. Envoyé spécial du Kuomintang en Indochine il n'est ici que depuis quelques jours. C'est un homme de petite taille, dont la moustache et la barbe grisonnent, et qui ressemble au tsar Nicolas II, dont il a le regard trouble, hésitant, et l'apparente bienveillance. Il y a en lui du professeur myope et du médecin de province ; il marche à mon côté d'un pas traînant, précédé d'une cigarette fixée à l'extrémité d'un mince fume-cigarette.
Son auto, au coin de la rue, nous attend. Nous y prenons place et partons, à petite allure, à travers la campagne. L'air déplacé suffit à créer un climat nouveau ; les muscles, las et tendus, à la fois, se libèrent...
- Quelles nouvelles ?
- Ce que vous avez pu connaître vous-même par les journaux. Le déclenchement des ordres de grève des divers comités ouvriers semble avoir été parfait... Et les Anglais n'ont rien trouvé encore pour se défendre : l'organisation des volontaires est une plaisanterie, bonne contre l'émeute, peut-être, non contre la grève. L'interdiction d'exporter le riz garantit à Hongkong des vivres pour quelque temps, mais nous n'avons jamais songé à affamer la ville ; pourquoi faire ? Les Chinois riches qui soutiennent les organisations contre-révolutionnaires sont assommés par cette interdiction-là comme par un coup de trique...
- Mais depuis hier ?
- Rien.
- Croyez-vous que le Gouvernement de la Cochinchine ait supprimé les radios ?
- Non. Les employés du poste de T.S.F. sont presque tous jeune-Annam ; nous serions prévenus. C'est Hongkong qui ne transmet plus.
Un temps.
- Et les sources chinoises ?
- Les sources chinoises sont dirigées par la propagande, c'est tout dire ! Des chambres de Commerce auraient demandé à leur président de déclarer la guerre à l'Angleterre, des soldats anglais de Shameen auraient été faits prisonniers par les Cantonais, des manifestations d'une importance exceptionnelle seraient en préparation... Des histoires ! Ce qui est sérieux, ce qui est certain, c'est que, pour la première fois, les Anglais de Hongkong voient la richesse leur échapper. Le boycottage, c'était bien. La grève, c'est mieux. De quoi la grève sera-t-elle suivie ? Dommage que nous ne sachions plus rien... Je dois recevoir quelques renseignements dans un moment. Enfin, depuis deux jours, aucun bateau n'a pris la mer pour Hongkong. Ils sont tous là, dans la rivière...
- Et ici ?
- Ça ne va pas mal, vous savez : vous pourrez emporter six mille dollars au moins. J'en attends six cents autres, mais sans certitude. Et il n'y a que quatre jours que je suis ici.
- Ils sont assez emballés, si j'en juge par les résultats ?
- Oh ! à fond ! L'enthousiasme chinois, c'est assez rare ; mais cette fois, il faut le dire, ils sont enthousiastes. Et songez que les six mille dollars que je vais vous remettre ont été presque tous donnés par de pauvres gens : coolies, ouvriers du port, artisans...
- Eh ! ils ont de bonnes raisons d'espérer... L'aventure de Hongkong, Shameen...
- Certainement, cette guerre latente contre l'Angleterre immobile, incapable d'agir - l'Angleterre ! - les enivre. Mais c'est bien peu chinois tout cela...
- En êtes-vous bien sûr ?
Il se tait, calé dans le coin de la voiture, les yeux à demi fermés, soit qu'il réfléchisse, soit qu'il se laisse pénétrer par cet air frais qui nous délasse comme un bain. Dans le bleu indécis du soir, les rizières passent à côté de nous, grands miroirs gris peints çà et là, en lavis estompé, de buissons et de pagodes, et toujours dominés par les hauts pylônes du poste de T.S.F. Rentrant les lèvres et mordillant sa moustache, il répond :
- Connaissez-vous le complot de « La Monade » que les Anglais viennent de découvrir à Hongkong ?
- Je ne connais rien : j'arrive.
- Bon. Une société secrète : La Monade, remarque que la liaison entre Hongkong et Canton n'est plus assurée que par un petit vapeur, le Honan. Ce vapeur, lorsqu'il est au port, à Hongkong, est gardé par un officier anglais et quelques matelots. Les délégués de la Société distinguent - avec un grand bon sens - l'avantage qu'il peut y avoir à empêcher le bateau de partir pour Canton lorsqu'il est chargé des armes que les Anglais envoient aux contre-révolutionnaires.
- Aucun des nôtres sur ce bateau ?
- Non. Et les armes sont jetées dans des barques sur quelque point désert de la Rivière des Perles. Tout à fait la contrebande du haschisch dans le canal de Suez.
« Revenons au complot. Six délégués qui savent pertinemment qu'ils risquent leur tête, tuent l'officier et les matelots, deviennent maîtres du bateau, y travaillent pendant quatre heures et sont pris par une ronde de volontaires anglais, à l'aube, au moment où ils partaient en emportant - devinez ? l'un des deux blocs de bois de 6 mètres de long qui portent les yeux peints à l'avant des bateaux chinois.
- Je ne comprends pas très bien...
- Ces yeux permettent au bateau de se diriger. Borgne, il échouera.
- Oh, oh !..
- Cela vous étonne ? Eh, parbleu, moi aussi. Mais au fond...
L'association la plus sérieuse, celle en laquelle vous avez le plus de confiance, dites-vous bien qu'elle sera prête, le moment venu, à tout lâcher, pour aller chercher un œil peint sur un morceau de bois.
Et, voyant que je souris :
- Vous croyez que je généralise, que j'exagère. Vous verrez, vous verrez... Des faits de ce genre, Borodine et Garine vous en citeront cent...
- Vous connaissez bien Garine ?
- Mon Dieu, nous avons travaillé ensemble... Que voulez-vous que je vous dise ?.. Vous connaissez son action comme directeur de la Propagande ?
- À peine.
- Oh ! c'est... Non : il est difficile d'expliquer cela. Vous savez que la Chine ne connaissait pas les idées qui tendent à l'action ; et elles la saisissent comme l'idée d'égalité saisissait en France les hommes de 89 : comme une proie. Peut-être en est-il ainsi dans toute l'Asie jaune ; au Japon, quand les conférenciers allemands ont commencé la prédication de Nietzsche, les étudiants fanatisés se sont jetés du haut des rochers. À Canton, c'est plus obscur, et peut-être même plus terrible. L'individualisme le plus simple était insoupçonné. Les coolies sont en train de découvrir qu'ils existent, simplement qu'ils existent... Il y a une idéologie populaire, comme il y a un art populaire, qui n'est pas une vulgarisation, mais autre chose... La propagande de Borodine a dit aux ouvriers et aux paysans : « Vous êtes des types épatants parce que vous êtes ouvriers, parce que vous êtes paysans et que vous appartenez aux deux plus grandes forces de l'État. » Cela n'a pas pris du tout. Ils ont jugé qu'on ne reconnaît pas les grandes forces de l'État à ce qu'elles reçoivent des coups et meurent de faim. Ils avaient trop l'habitude d'être méprisés en tant qu'ouvriers, en tant que paysans. Ils craignaient de voir la Révolution finir, et de rentrer dans ce mépris dont ils espèrent se délivrer. La propagande nationaliste, celle de Garine, ne leur a rien dit de ce genre ; mais elle a agi sur eux d'une façon trouble, profonde, - et imprévue - avec une extraordinaire violence, en leur donnant la possibilité de croire à leur propre dignité, à leur importance si vous préférez. Il faut voir une dizaine de tireurs de pousses, avec leurs binettes de chats narquois, leurs loques et leurs chapeaux en paille de chaise, faire le maniement d'armes comme volontaires, entourés d'une foule respectueuse, pour soupçonner ce que nous avons obtenu. La révolution française, la révolution russe ont été fortes parce qu'elles ont donné à chacun sa terre ; cette révolution-ci est en train de donner à chacun sa vie. Contre cela, aucune puissance occidentale ne peut agir... La haine, on veut tout expliquer par la haine ! Comme c'est simple ! Nos volontaires sont fanatiques pour bien des raisons, mais d'abord parce qu'ils ont maintenant le désir d'une vie telle qu'ils... qu'ils ne peuvent plus que cracher sur celle qu'ils avaient, quoi ! Borodine n'a peut-être pas encore bien compris cela...
- Ils s'entendent bien, les deux grands manitous ?
- Borodine et Garine ?
J'ai d'abord l'impression qu'il ne veut pas me répondre ; mais non : il réfléchit. Son visage, ainsi, est très fin. Le soir s'étend. Au-dessus du bruit du moteur de l'auto, on n'entend plus que le sifflement rythmé des cigales. Les rizières filent toujours des deux côtés de la route ; sur l'horizon, un aréquier se déplace lentement.
- Je ne crois pas, reprend-il, qu'ils s'entendent bien. Ils s'entendent, voilà tout. Ils se complètent. Borodine est un homme d'action, Garine...
- Garine ?
- C'est un homme capable d'action. À l'occasion. Écoutez : vous trouverez à Canton deux sortes de gens. Ceux qui sont venus au temps de Sun, en 1921, en 1922, pour courir leur chance ou jouer leur vie, et qu'il faut bien appeler des aventuriers ; pour eux, la Chine est un spectacle auquel ils sont plus ou moins liés. Ce sont des gens en qui les sentiments révolutionnaires tiennent la place que le goût de l'armée tient chez les légionnaires, des gens qui n'ont jamais pu accepter la vie sociale, qui ont beaucoup demandé à l'existence, qui auraient voulu donner un sens à leur vie, et qui maintenant, revenus de tout cela, servent. Et ceux qui sont venus avec Borodine, révolutionnaires professionnels, pour qui la Chine est une matière première. Vous trouverez presque tous les premiers à la Propagande, presque tous les seconds à l'action ouvrière et à l'armée. Garine représente - et dirige - les premiers, qui sont moins forts mais beaucoup plus intelligents...
- Vous étiez à Canton avant l'arrivée de Borodine ?
- Oui, reprend-il en souriant. Mais croyez que je parle bien objectivement...
- Et avant ?
Il se tait. Va-t-il me répondre que cela ne me regarde pas ? Il n'aurait pas tort... Non. Il sourit encore, et posant très légèrement sa main sur mon genou :
- Avant, j'étais professeur au lycée de Hanoï.
Le sourire devient plus marqué, plus ironique aussi, et la main appuie.
« Mais j'ai préféré autre chose, figurez-vous... »
Il reprend aussitôt, comme s'il voulait m'empêcher de poser une nouvelle question :
- Borodine, c'est un grand homme d'affaires. Extrêmement travailleur, brave, audacieux à l'occasion, très simple, possédé par son action...
- Un grand homme d'affaires ?
- Un homme qui a besoin de penser de chaque chose : « Peut-elle être utilisée par moi, et comment ? » Borodine, c'est cela. Tous les bolcheviks de sa génération ont été marqués par leur lutte contre les anarchistes : tous pensent qu'il faut d'abord être un homme préoccupé par le réel, par les difficultés de l'exercice du pouvoir. Et puis, il y a en lui le souvenir d'une adolescence de jeune Juif occupé à lire Marx dans une petite ville lettone avec le mépris autour de lui et la Sibérie en perspective...
Les cigales, les cigales.
- Quand pensez-vous avoir les renseignements auxquels vous faisiez allusion tout à l'heure ?
- Dans quelques minutes : nous allons dîner chez le président de la section de Cholon, qui est propriétaire d'une fumerie-restaurant comme celle-ci.
Nous passons, en effet, devant des restaurants ornés de caractères énormes et de miroirs, dans une atmosphère où la vie n'est plus que lumière et bruits ; profusion de réflecteurs, de glaces, de globes et d'ampoules, bruit de mah-jong, phonographes, cris des chanteuses, flûtes aiguës, cymbales, gongs...
Voici des lumières de plus en plus serrées. Le chauffeur change de vitesse et s'énerve, faisant marcher sans arrêt son klaxon pour pouvoir avancer à travers une foule de toile blanche plus dense que celle de nos boulevards ; ouvriers, Chinois pauvres de toutes professions se promènent en mangeant des confiseries et des fruits, se dérangeant à peine pour laisser passer les autos qui jappent et grincent tandis que les chauffeurs annamites crient des injures. Ici, plus rien n'est français.
L'auto s'arrête devant un restaurant-fumerie, non pas bordé de grossiers balcons de fer comme ceux que nous venons de voir, mais moins colonial, à l'aspect de petit hôtel particulier. Selon l'usage, l'entrée, surmontée de deux caractères noirs sur fond or, n'est que miroirs à droite, à gauche, au fond, et même sur la partie verticale des marches. Dans la caisse, un Chinois obèse dont on ne voit que le torse nu fait des comptes au boulier, masquant à demi une pièce profonde où s'agitent dans l'ombre des corps orangés et des mains agiles, autour d'un immense plat de langoustines nacrées et d'une pyramide de carapaces vides, écarlates, légères.
Au premier étage, un Chinois d'une quarantaine d'années, à tête de dogue, nous accueille (présentation) et nous fait entrer aussitôt dans un cabinet particulier où nous attendent trois de ses compatriotes. Costumes blancs sans tache ; cols militaires. Sur le canapé de bois noir, des casques coloniaux. Présentations. (Naturellement, impossible d'entendre un seul nom). Petite table sans nappe, couverte de mets, de petites tasses pleines de sauces ; fauteuils d'osier. La lumière des ampoules électriques pendues au plafond en grand nombre troue la nuit active. Une rumeur que couvrent sans cesse les salves de pétards, le crépitement des dominos, les coups de gong, et, de temps à autre, le miaulement du violon monocorde, prend possession de la pièce avec les bouffées d'air chaud que s'efforcent de chasser les ventilateurs.
Le dogue, qui est le propriétaire et l'interprète, me dit, à voix presque basse, avec un fort accent :
« Monsieur le Directeur de l'Hôpital français, il est venu dîner ici, cette semaine... »
Il en semble très fier ; mais il est arrêté par le plus âgé de ses amis :
« Dis-leur que... »
Gérard leur fait aussitôt savoir que je comprends le cantonais ; leur sympathie devient plus visible, et la conversation commence : bavardage démocratique, « droits du peuple », etc... J'ai avec violence l'impression que la seule force de ces gens est un sentiment trouble, que les maux qu'ils ont subis sont la seule chose dont ils aient vraiment conscience. Je songe aux sociétés des provinces sous la Convention (mais ces Chinois sont d'une grande courtoisie, qui fait un contraste assez curieux avec leur coutume de se moucher dans leur gorge). Quelle foi ils ont tous dans la parole ! Et qu'ils doivent être faibles, en face de l'action lucide et tenace des comités techniques auxquels ils envoient leurs dollars !..
Voici ce qu'ils ont appris aujourd'hui, pêle-mêle :
De toutes les villes de l'intérieur, les Anglais se réfugient d'urgence dans les concessions internationales.
Les grandes fédérations de coolies ont décidé que chacun de leurs membres verserait désormais 5 cents par jour pour venir en aide aux grévistes de Hongkong.
Une manifestation formidable est en préparation à Shanghaï et à Pékin pour la commémoration des violences injustes exercées par les impérialistes étrangers et l'affirmation de la liberté chinoise.
Des enrôlements volontaires en grand nombre ont lieu dans les provinces du Sud.
L'armée cantonaise vient de recevoir de Russie une quantité considérable de matériel de guerre.
Puis ceci, sagement imprimé en gros caractères :
L'arrêt de l'électricité est imminent à Hongkong.
Cinq attentats terroristes y ont été commis hier. Le chef de la police est grièvement blessé.
La ville serait sur le point de manquer d'eau.
Et enfin des nouvelles qui concernent la politique intérieure, presque toutes relatives à un nommé Tcheng-Daï.
Le dîner achevé, nous descendons, Gérard et moi, dans un envol de manches blanches et de salamalecs, et décidons de marcher un moment ; l'air est frais ; les sirènes des bateaux, non loin, sur la rivière, dominent par instants, d'un meuglement que porte longuement l'atmosphère humide, le tintamarre des restaurants chinois.
Gérard marche à ma droite, inquiet. Il a beaucoup bu ce soir...
- Vous êtes souffrant ?
- Non.
- Vous semblez inquiet...
- Oui !
À peine a-t-il répondu qu'il se rend compte de la brusquerie du ton de ses paroles, et, aussitôt, il ajoute :
- Il y a de quoi...
- Mais tous semblaient ravis ?
- Oh ! eux !..
- Et les nouvelles sont bonnes...
- Lesquelles ?
- Celles qu'ils nous ont communiquées, parbleu ! L'arrêt du fonctionnement de la Centrale d'Électricité, le...
- Vous n'avez donc pas entendu ce que disait mon voisin ?
- Le mien me parlait de la révolution et de son père, j'étais bien obligé de l'écouter...
- Il disait que Tcheng-Daï va sans doute s'opposer à nous ouvertement.
- Et alors ?
- Quoi, et alors ? Ça ne vous suffit pas ?
- Ça me suffirait peut-être si je...
- Disons que c'est l'homme le plus influent de Canton.
- En quoi ?
- Je ne peux pas vous expliquer. D'ailleurs, vous entendrez parler de lui, soyez tranquille : il est le chef spirituel de toute la droite du parti. Ses amis l'appellent le Gandhi chinois. Il est vrai qu'ils ont tort.
- Précisons : que veut-il ?
- Précisons ! On voit que vous êtes jeune... Je n'en sais rien. Et lui non plus, peut-être.
- Mais en quoi vous gêne-t-il ?
- Nos rapports étaient plutôt tendus. Maintenant, il paraît qu'il se prépare à nous accuser, devant le comité des Sept et devant l'opinion...
- De quoi ?
- Est-ce que je sais ? Ah ! parce que vous avez vu des radios merveilleux, vous croyez que tout va bien ! L'intérieur vaut l'extérieur, croyez-moi... Ce n'est pas seulement à Hongkong, c'est encore à Canton même qu'il faut lutter contre ces complots militaires que font naître sans cesse les Anglais, et en quoi ils mettent beaucoup d'espoir... La seule nouvelle réellement bonne que j'aie apprise aujourd'hui, c'est celle de la blessure du chef de la sûreté anglaise. Hong a plus de talents que je ne le supposais. Hong, c'est le chef des terroristes, celui dont les radios nous donnent de temps en temps des nouvelles : « Deux attentats ont été commis hier à Hongkong... Trois attentats... Cinq attentats... » et ainsi de suite. Garine avait en lui une grande confiance... Il a travaillé avec nous, il a été son secrétaire. Aller chercher ce moucheron pour en faire son secrétaire, encore une idée, d'ailleurs ! Hong a pour lui la fièvre de la jeunesse. Il en reviendra. Mais il faut reconnaître qu'il est assez rigolo. La première fois que je l'ai vu, c'était à Hongkong, l'année dernière. J'apprends qu'il a décidé de tuer le Gouverneur, avec un browning, lui qui n'était pas capable d'envoyer à dix pas une balle dans une porte. Il arrive chez moi à l'hôtel, balançant ses mains trop grosses comme des arrosoirs. Un gosse, vraiment un gosse ! « Vous êtes au cou-rant de mon pro-jet ? » Un accent très fort, il avait l'air de couper les mots en syllabes avec ses mâchoires. Je lui explique que « son projet », comme il dit, n'est pas malin, malin ; il m'écoute, très embêté, pendant un quart d'heure. Puis : « Oui. Seulement ce-la ne fait rien, tant pis, parce que j'ai ju-ré. » Évidemment, il n'avait plus qu'à tout démolir ! Il avait juré, sur le sang de son doigt, dans je ne sais quelle pagode perfectionnée... Il a été très embêté, très. Moi je le regardais quand même avec sympathie : les Chinois de ce genre ne sont pas communs. Enfin, au moment de partir, il secoue les épaules comme s'il avait des puces et me serre la main en disant, assez lentement, ma foi : « Quand j'au-rai é-té con-dam-né à la peine ca-pi-ta-le, il faudra dire aux jeunes gens de m'i-mi-ter. » Il y avait des années que je n'avais entendu dire « la peine capitale » pour « la mort ». - Il a lu des livres... - Mais sans aucune sentimentalité, comme il aurait pu dire : quand je serai mort, il faudra me faire incinérer.
- Et le Gouverneur ?
- Il devait le descendre pendant je ne sais quelle cérémonie, le surlendemain. Je me vois encore, assis sur mon lit, à poil et les cheveux en hérisson, par une chaleur du diable - il n'était encore que dix heures, pourtant - écoutant un vacarme de klaxons, de trompes et de cris, me demandant si tout cela indiquait la fin de la cérémonie ou celle du Gouverneur... Mais Hong, suspect, avait été expulsé le matin même. Dans tout ce chahut d'autos et de coureurs, je voyais sa mâchoire débiter les mots en syllabes, et surtout, j'entendais sa voix me dire :
« Quand j'au-rai été con-dam-né à la peine ca-pi-ta-le... »
Je l'entends encore, d'ailleurs... Et ce n'était pas du bluff, vous savez. Il pensait vraiment, dans son étonnant vocabulaire, qu'il serait condamné à mort. Ça viendra... Un gosse...
- D'où sort-il ?
- De la misère. Je ne crois pas qu'il ait jamais connu ses parents. Il les avait avantageusement remplacés par un type qui vend maintenant à Saïgon des curios, des souvenirs, des choses comme ça... Tenez ! Voulez-vous boire un pernod, un vrai pernod ?
- Volontiers.
- Ça ne se refuse pas. Nous irons chez lui demain... Et ça vous permettra de voir un des hommes qui ont « formé » les terroristes. Ils deviennent rares... Avez-vous envie d'aller vous coucher ?
- Pas particulièrement...
Il appelle le chauffeur, qui s'approche.
- Chez Thi-Sao.
Nous partons. Banlieue éclairée par de rares réverbères, pans de murs noircis, arroyos où tremblent de grosses étoiles presque effacées, nuit informe trouée çà et là de taches carrées : les échoppes annamites où veillent des marchands immobiles entre des piles de bols bleus... Gérard est-il vraiment un ancien professeur ? Son caractère, son vocabulaire changent à mesure qu'il se fatigue... J'aimerais à savoir...
Nous allons très vite, et j'ai maintenant presque froid. Calé dans mon coin, les bras croisés pour me protéger, j'entends encore le verbiage démocratique du dîner, ces formules, dérisoires en Europe, recueillies ici comme les vieux vapeurs couverts de rouille ; je vois encore l'enthousiasme grave qu'elles font naître chez tous ces hommes, qui sont presque des vieillards... Et le comité cantonais qui dirige tout cela s'élève lentement derrière ces dépêches que Hongkong ne peut cacher, et qui apparaissent, une à une, comme des blessures.
1er juillet
Hongkong. - Les infirmiers chinois des hôpitaux sont tous en grève.
Les bateaux de la Compagnie de Navigation de l'Indochine sont immobilisés dans le port.
De nouveaux attentats ont été commis hier.
On est sans nouvelles de la concession de Shameen.
Tristesse, ennui, énervement de ne savoir que faire dans cette ville où je suis obligé d'attendre que le bateau reparte, alors que je voudrais tant être à Canton. Gérard me rejoint à l'hôtel. Nous déjeunons de bonne heure, presque seuls dans la salle ; il me conte, moins confusément qu'hier, l'histoire de ce Hong qui fait exécuter actuellement, les uns après les autres, les chefs des services anglais, et de l'homme que nous allons voir cet après-midi, l'homme dont le hasard fit, dit Gérard, « l'accoucheur de Hong ». Il s'appelle Rebecci ; c'est un Génois, qui a traversé la révolution chinoise avec une tranquillité de somnambule. Quand il arriva en Chine, voilà des années, il ouvrit un magasin à Shameen ; mais les Européens riches lui inspiraient tant d'antipathie qu'il l'abandonna et s'établit à Canton même, où Gérard et Garine le connurent en 1920. Il vendait aux Chinois la pacotille des bazars d'Europe et, surtout, possédait des petits automates : oiseaux chanteurs, ballerines, chat botté, qu'une pièce de monnaie mettait en mouvement, et dont il vivait. Il parlait couramment le cantonais et avait épousé une indigène assez belle, devenue grasse. Il avait été, vers 1895, anarchiste militant ; il n'aimait pas à parler de cette partie de sa vie, dont il se souvenait avec fierté mais avec tristesse, et qu'il regrettait d'autant plus qu'il savait combien il était devenu faible :
« Qu'est-ce que vous voulez, tout ça c'est des choses passées... »
Gérard et Garine allaient parfois le voir vers sept heures ; sa grande enseigne lumineuse commençait à s'allumer ; des gamins à houppe la regardaient, assis en rond par terre. Des taches de jour s'accrochaient aux paillons et aux soieries des poupées ; un bruit de casseroles remuées venait de la cuisine. Rebecci, étendu sur une chaise longue d'osier au milieu de son étroit magasin, rêvait à des tournées dans l'intérieur de la province, avec des automates neufs et nombreux. Les Chinois feraient queue devant la porte de sa tente ; il reviendrait riche : il pourrait acheter une vaste salle dans laquelle le public trouverait des punching-balls, des nègres au ventre de velours rouge, des fusils électriques, des bascules, toutes sortes d'appareils à sous, et peut-être un bowling... Quand Garine arrivait, il sortait de sa rêverie comme d'un bain, en se secouant, lui tendait la main et lui parlait de magie. C'était son dada. Non qu'il fût, à proprement parler, superstitieux ; mais il était curieux. Rien ne prouvant la présence des démons sur la terre, et particulièrement à Canton, mais rien non plus ne prouvant leur absence, il convenait de les invoquer. Et il en invoquait beaucoup, observant les rites, depuis ceux dont il trouvait les noms dans un Grand Albert incomplet jusqu'à ceux que connaissaient intimement les mendiants et les servantes. Il trouvait peu de démons, mais beaucoup d'indications dont il tirait profit pour étonner ses clients ou les guérir, à l'occasion, de maladies bénignes. À peine fumait-il l'opium ; souvent, à l'heure de la sieste, on voyait déambuler sa silhouette blanche : casque plat, torse étroit, vastes pantalons que des pinces de cycliste transformaient en pantalon de zouave, et les pieds en dehors de Charlot ; car il aimait à sortir accompagné d'un vélo qu'il tirait plus qu'il ne l'employait, un vélo ancien, mais toujours soigneusement graissé.
Il vivait entouré de petites filles qu'il avait recueillies, servantes dont le principal travail était d'écouter des histoires, et que surveillait avec soin son épouse chinoise qui n'ignorait pas qu'il eût été curieux de tenter avec elles quelques expériences. Hanté par un érotisme de colonial, il ne quittait Les clavicules de Salomon que pour lire ou relire Le règne du fouet, Esclave, ou quelque autre livre français du même genre. Puis il se laissait aller à de longues rêveries, dont il sortait, craintif et alléché, avec un sourire d'enfant peureux. « Monsieur Garine, qué vous pensez qu'il y a des choses sales en amourr ? - Non, mon vieux, pourquoi ? - Perqué, perqué... ça m'intéresse... » La bibliothèque était complétée par une édition des Misérables et par quelques brochures de Jean Grave, qu'il conservait, mais n'admirait plus.
En 1918, il s'était pris de sympathie pour Hong qu'il avait distingué parmi les jeunes Chinois qui venaient l'écouter. Il avait vite abandonné les histoires de fantômes, et lui avait enseigné le français (il ne possédait plus aucun texte italien, et savait à peine l'anglais). Quand Hong sut parler, il apprit à lire ; puis il apprit presque seul l'anglais qu'il ne savait guère, et lut tout ce qu'il put trouver - peu de choses. L'enseignement que donnent les livres fut remplacé pour lui par l'expérience de Rebecci. Une amitié profonde les liait, qui ne se manifestait jamais et qu'eussent difficilement permis de deviner la brusquerie de Hong et l'ironie timide et maladroite du Génois. Hong, habitué à la misère, avait rapidement compris la valeur du caractère de son vieux camarade qui ne faisait pas l'aumône, mais emmenait les mendiants « prendre un verre » (jusqu'au jour où, furieux de voir sa boutique luisante envahie par un groupe de faméliques, alors précisément qu'il n'avait pas un sou, il les mettait tous dehors à coups de pied) et qui, lorsque son frère avait été envoyé à Biribi, avait tout quitté pour s'installer près du bagne, afin de trouver les « combines » susceptibles de rendre son existence moins douloureuse, et de pouvoir, de temps à autre, en allant le voir, l'embrasser sur la bouche pour lui glisser un louis d'or. Rebecci, lui, avait été touché par cet adolescent qui éclatait d'un rire de nègre quand il lui contait des histoires, mais en qui il sentait un rare courage, une fermeté singulière à l'égard de la mort et, surtout, un fanatisme qui l'intriguait. « Toi, si tu n'es pas toué trop petit, tu feras des bonnes choses... »
Hong lut Jean Grave ; et dès qu'il eut terminé il demanda à Rebecci ce qu'il en pensait.
Rebecci réfléchit avant de parler - ce qui lui arrivait rarement - et dit :
« Faut que jé réfléchisse, perqué tu comprends, mon petit, Jean Grave, pour moi, il n'est pas un bonhomme, il est ma jeunesse... On rêvait des choses, maintenant on fait marcher des oiseaux mécaniques... C'était un temps mieux qué céloui-ci ; mais nous n'avions tout dé même pas raison. Ça t'étonne qué jé té dise ça, hé ? Non, nous n'avions pas raison, Perqué... écouté-moi biein : quand on a ouné vie seulemeint, on ne cherche pas à changer l'état social... Cé qué difficile, c'est dé savoir cé qué l'on veut. Voilà : que si tu fous une bombe dessus le magistrat, comprends-tu, il en crève, et c'est bien. Mais qué si tu fais un journal pour qué la doctrine elle soit connue, tout le monde il s'en fout... »
Sa vie était manquée. Il ne savait trop en quoi, mais elle était manquée. Il ne pouvait retourner en Europe : il était maintenant incapable d'un travail manuel, et il ne voulait pas en accepter un autre. Et à Canton il s'ennuyait, bien qu'en somme... S'ennuyait-il ou se reprochait-il d'avoir accepté une vie peu digne des espoirs de sa jeunesse ? Mais n'était-ce pas là le reproche d'un imbécile ? On lui avait proposé la direction d'un service de la police de Sun-Yat-Sen ; ses sentiments d'anarchiste étaient trop forts encore, et il se savait incapable de faire dénoncer ou surveiller un homme. Plus tard, Garine lui avait proposé de travailler avec lui : « Non, non, monsieur Garine, vous êtes bien gentil, mais vous savez, jé crois qué mainteneint, c'est trop tard... » Peut-être avait-il eu tort ?.. En somme, il était, sinon content, du moins tranquille entre ses démons, ses livres de magnétisme, sa Chinoise, Hong, et ses appareils automatiques...
Hong médita le jugement confus que Rebecci portait sur sa vie. La seule chose que l'Occident lui eût enseigné avec assez de force pour qu'il lui fût impossible de s'en délivrer, c'était le caractère unique de la vie. Une seule vie, une seule vie... Il n'en avait point conçu la crainte de la mort (il n'est jamais parvenu à comprendre pleinement ce qu'est la mort ; même aujourd'hui, mourir n'est pas pour lui mourir, mais souffrir à l'extrême d'une blessure très grave), mais la crainte profonde et constante de gâcher cette vie qui était la sienne et dont il ne pourrait jamais rien effacer.
C'est dans cet état d'incertitude qu'il devint l'un des secrétaires de Garine. Garine l'avait choisi pour l'influence que son courage lui donnait déjà sur un groupe assez nombreux de jeunes Chinois qui constituaient l'extrême-gauche du parti. Hong était séduit par Garine, mais il rapportait le soir à Rebecci, non sans quelque méfiance, ses propos et ses ordres. Le vieux Génois, allongé sur sa chaise longue et occupé à faire tourner un moulin à vent de papier ou à contempler une de ces boules chinoises emplies d'eau dans lesquelles on voit des jardins fantastiques, posait l'objet, croisait ses mains sur son maigre ventre, haussait les sourcils avec perplexité, et finissait par répondre : « Hé bé, peut-être biein qu'il a raison, le Garine, peut-être biein qu'il a raison... »
Enfin, les troubles devenant de plus en plus fréquents et Rebecci de plus en plus pauvre, il avait accepté un poste au service des Renseignements Généraux, après avoir spécifié qu'il était bien entendu qu'il « n'aurait à moucharder personne ! » Et Garine l'avait envoyé à Saïgon, où il était utile.
Nous avons fini de déjeuner, et nous marchons déjà, le dos courbé sous la chaleur, lorsque Gérard se tait. C'est l'heure à laquelle on trouve Rebecci.
Nous entrons dans un petit bazar : cartes postales, Bouddhas, cigarettes, cuivres d'Annam, dessins du Cambodge, sampots, coussins de soie brodés de dragons ; accrochées au mur jusqu'au plafond, hors de la lumière du soleil, des choses vagues en fer. Dans la caisse, une grasse Chinoise dort.
- Le patron est là ?
- Nan, missieu.
- Où ?
- Sais pas.
- Bistrot ?
- Pit-êt'bistrot Nam-Long.
Nous traversons la rue : « bistrot Nam-Long », c'est en face. Café silencieux ; au plafond, les petits lézards beige font la sieste. Deux domestiques, portant des pipes à opium et des cubes de porcelaine sur lesquels les fumeurs posent leurs têtes, se croisent dans l'escalier ; devant nous les boys dorment, nus jusqu'à la ceinture, les cheveux dans le bras replié. Étendu, seul sur le banc de bois noir, un homme regarde devant lui, balançant doucement la tête. Lorsqu'il voit Gérard, il se lève. Je suis un peu étonné : j'attendais un personnage garibaldien ; c'est un petit homme sec, aux doigts noueux, aux cheveux plats déjà grisonnants coupés en rond, à tête de Guignol...
« - Voici un homme qui n'a pas bu de pernod depuis des années, dit Gérard, me montrant du doigt.
- Bon, répond Rebecci. Qué ça va. »
Il sort. Nous le suivons. « Garine l'avait surnommé Gnafron », murmure Gérard à mon oreille pendant que nous traversons la rue.
Nous entrons dans son magasin, et montons au premier étage. La Chinoise a levé la tête, nous a regardés passer et s'est rendormie. La chambre est vaste. Au centre, un lit dans sa moustiquaire ; le long des murs, quantité d'objets sous une toile à ramages. Rebecci nous quitte. Nous entendons une serrure qui grince, un coffre qu'on referme brusquement, l'eau qui jaillit d'un robinet et bouillonne dans un verre. « Je descends une minute, dit Gérard. Il faut que j'aille dire quelques mots à sa Chinoise, si elle ne dort pas trop : ça lui fait plaisir. »
La minute est longue. Rebecci revient le premier, portant sur un plateau une bouteille, du sucre, de l'eau et trois verres - toujours silencieux. Il s'assied et prépare lui-même les trois pernods, sans parler. Après un moment :
- Hé bé, qué j'ai pris la retraite, vous voyez...
- Rebecct, crie Gérard qui monte enfin l'escalier, lissant sa barbe, le camarade attend de toi des histoires qui concernent ton fils spirituel ! Ah ! je suis resté longtemps : j'ai eu l'impression que nous étions filés. Non.
Il n'a pas vu combien l'expression du visage de Rebecci a changé lorsqu'il a parlé de Hong.
- Toi, si jé té connaissais pas comme jé té connais, tu aurais déjà ma main dessus la gueule... Plaiseinte pas avé ça !
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Tu trouves qué c'est le jour, alorss ?
- Quel jour ?
Rebecci hausse les épaules, excédé.
- T'es pas allé chez le Président, ce matin, pour le banquet ?
- Non.
- Mais qu'est-ce qué tu fous ?
- Nous avons rendez-vous à cinq heures.
- Ah ! c'est ça, donc... Qué tu devrais bien lui demander des nouvelles de Hong, à lui. Il té dirait qué Hong il est entre leurs pattes...
- Des Anglais ? Des Blancs ? Depuis quand ?
- Hier soir, qu'il dit. Deux heures après l'émission des radios, peut-être...
De sa cuiller, il frappe son verre à petits coups, puis boit d'un trait :
« Un autre jour, qué jé né dis pas non... Et le pernod, il est là pour le copeins... »
2 Juillet. Descente de la Rivière.
Il semblait que l'angoisse dût grandir, à mesure que nous approchions du but. Pas du tout : le paquebot est dominé par la torpeur. Heure par heure, tandis que, les mains couvertes de gouttes de sueur, nous longeons dans la buée dense les berges plates de la rivière, Hongkong devient plus réelle, cesse d'être un nom, un lieu quelque part en mer, un décor de pierre ; chacun sent la vie la pénétrer. Plus d'angoisse véritable : un état trouble, dans lequel se mêlent l'énervante régularité de la marche du navire et la conscience, pour chacun, d'éprouver ses derniers instants de liberté : les corps ne sont pas encore engagés, l'inquiétude n'a qu'un objet abstrait. Minutes bizarres, pendant lesquelles les vieilles puissances animales prennent possession de tout le bateau. Hébétude presque heureuse, nonchalance énervée. Ne pas voir encore, connaître seulement les nouvelles, n'être pas encore envahi...
5 juillet.
5 heures.
La grève générale est déclarée à Hongkong.
5 heures 1/2.
Le Gouvernement proclame l'état de siège.
9 heures.
En rade de Hongkong.
Nous venons de dépasser le phare. Les tentatives de sommeil ont été abandonnées ; hommes et femmes sont sur le pont. Limonades, whisky-sodas. Au ras de l'eau, des lignes d'ampoules électriques dessinent en pointillé lumineux le contour des restaurants chinois. Au-dessus, la masse du rocher fameux, puissante, d'un noir compact à la base, monte en se dégradant dans le ciel, et finit par arrondir au milieu des étoiles sa double bosse asiatique entourée d'une brume légère. Ce n'est pas une silhouette, une surface de papier découpé, mais une chose solide et profonde comme une matière vraie, comme une terre noire. Une ligne de globes (une route ?) ceint la plus haute des deux bosses, le Pic, comme un collier. Des maisons, on ne voit qu'un semis de lumières incroyablement serrées, presque mêlées au-dessus du profil tremblant des restaurants chinois, et qui se désagrège, comme le noir du roc, à mesure qu'il s'élève, pour aller se perdre là-haut dans les étoiles éclatantes et lourdes. Dans la baie, très nombreux, des grands paquebots dorment, illuminés, avec leurs étages de hublots, dont les reflets en zigzag se mêlent dans l'eau encore chaude à ceux de la ville. Toutes ces lumières dans la mer et dans le ciel de Chine, ne font pas songer à la force des Blancs qui les ont créées, mais à un spectacle polynésien, à l'une de ces fêtes dans lesquelles les dieux peints sont honorés par de grandes libérations de lucioles lancées dans la nuit des îles comme des graines...
Vertical, un écran confus passe devant nous, cachant tout, sans autre son que celui d'une guitare monocorde : voile de jonque. L'air est tiède - et si calme !..
Le paysage de points lumineux, soudain, cesse d'avancer vers nous. Halte. Les ancres plongent avec un fracas assourdissant de ferrailles remuées. Demain matin, à sept heures, la police viendra à bord. Défense de descendre à terre.
Le matin.
Des matelots du paquebot portent nos bagages dans la chaloupe de la Compagnie. Aucun coolie n'est venu proposer ses services. Nous filons au ras de la mer, à peine secoués par cette eau épaisse de lagune. Soudain, au moment où nous doublons un petit cap hérissé de cheminées et de signaux, le quartier des affaires se montre : de hauts édifices en profil le long du quai, une ligne de Hambourg ou de Londres écrasée par un cône de végétation intense et un ciel sur lequel l'air transparent tremble comme s'il sortait d'un four. La chaloupe accoste au débarcadère de la gare, d'où le chemin de fer, naguère, partait pour Canton.
Toujours pas de coolies. La Compagnie a prié les grands hôtels européens d'envoyer des hommes, dit-on... Personne. Les passagers hissent leurs malles à grands efforts, aidés par les matelots.
Voici la rue principale. Limite du roc et de la mer, la ville, édifiée sur l'une, accrochée à l'autre, est un croissant dans lequel cette rue, coupée perpendiculairement par toutes les rampes qui joignent le quai, le Pic, dessine en creux une grande palme. Toute l'activité de l'île, d'ordinaire, s'y concentre. Aujourd'hui, elle est déserte et silencieuse. De loin en loin, unis et méfiants, deux volontaires anglais vêtus en boys-scouts se rendent au marché pour y distribuer les légumes ou la viande. Des socques sonnent dans l'éloignement. Aucune femme blanche. Pas d'automobiles.
Voici des magasins chinois : bijouteries, marchands de jades, commerces de luxe ; je rencontre moins de maisons anglaises ; et, la rue décrivant brusquement un coude, je cesse d'en voir. Ce coude est double et la rue semble fermée comme une cour. Partout, à tous les étages, des caractères : noirs, rouges, dorés, peints sur des tablettes verticales ou fixés au-dessus des portes, énormes ou minuscules, fixés à hauteur des yeux ou suspendus là-haut, sur le rectangle du ciel, ils m'entourent comme un vol d'insectes. Au fond de grands trous sombres limités par trois murs, les marchands aux longues blouses, assis sur un comptoir, regardent la rue. Dès que je parais, ils tournent leurs petits yeux vers des objets pendus au plafond depuis des millénaires : sèches tapées, calmars, poissons, saucisses noires, canards laqués couleur de jambons, ou vers les sacs de grains et les caisses d'œufs enrobés de terre noire posés sur le sol. Des rayons de soleil denses, minces, pleins d'une poussière fauve, tombent sur eux. Si, après les avoir dépassés, je me retourne, je rencontre leur regard qui me suit, pesant, haineux.
Devant les banques chinoises surmontées d'enseignes dorées, et fermées, comme des prisons ou des boucheries, par des grilles, des soldats anglais montent la garde ; j'entends parfois le choc des crosses de leurs carabines sur l'asphalte. Symbole inutile : la ténacité des Anglais, qui a su conquérir cette ville sur le roc et sur la Chine, maison par maison, est sans force contre la passivité hostile de trois cent mille Chinois décidés à n'être plus des vaincus. Armes vaines... Ce n'est pas seulement la richesse, c'est le combat qui échappe à l'Angleterre.
Quatre heures. Sieste fiévreuse due au ventilateur qui tourne à peine car la marche de l'usine électrique n'est assurée que partiellement. Il fait encore extrêmement chaud, et, dans les rues, de l'asphalte brillant et qui reflète le ciel bleu, une chaleur plus forte que celle de l'atmosphère monte avec la poussière. Le sous-délégué du Kuomintang doit me remettre des documents. Le délégué principal, un Balte, vient d'être expulsé. Peut-être verrai-je l'organisateur européen de la grève, l'Allemand Klein.
Je sais seulement de ce sous-délégué qu'il se nomme Meunier, fut jadis ouvrier mécanicien à Paris, et sergent-mitrailleur pendant la guerre. Son aspect, sur le seuil de sa maison coloniale très simple, au bas du Pic, me surprend : je le supposais assez âgé : il ne semble pas avoir plus de trente-cinq ans. C'est un grand garçon rasé, solide, à qui une lèvre supérieure très rapprochée d'un nez fin, des petits yeux vifs et des mèches folles composent vaguement une tête de lapin facétieux ; cordial, loquace, visiblement heureux de parler français, enfoncé dans son fauteuil de rotin, devant deux hauts verres de menthe fraîche couverts de buée... Après dix minutes, il est lancé :
- Ah ! mon vieux, ça, alors, c'est un beau spectacle : le dogue de la maison Old England, le seul vrai, Hongkong soi-même, il pourrit sur pied, il est bouffé aux vers ! Tu as vu les rues, hein, puisque tu es arrivé ce matin ? C'est pas laid ! C'est même joli. Mais c'est rien, mon vieux, c'est rien, je te dis ! Faut voir ça du dedans pour que ça soit tout à fait beau !
- Et que voit-on, du dedans !
- Ben, des tas de trucs. Des prix, par exemple. Les maisons qui valaient cinq mille dollars l'année dernière, quand on veut les vendre on en demande 1. 500.
La Sûreté raconte des tas de blagues. C'est comme quand ils ont fait répandre le bruit qu'ils avaient chipé Hong. Ah ! là là !
- C'était faux ?
- Et comment !
- Mais tout le monde, à Saïgon, croyait...
- Oh ! les bobards, c'est pas ça qui manque. Hong est à Canton, bien tranquille.
- Tu connais Borodine ?
- J'imagine Clemenceau comme ça, quand il avait quarante ou quarante-cinq ans. Beaucoup d'expérience. La seule chose qu'on puisse lui reprocher, c'est d'aimer un peu trop les Russes.
- Garine ?
- Ces temps derniers, il a fait une chose épatante : il a transformé les grévistes de Canton (qui vivent des allocations que Borodine et lui sont parvenus à leur faire verser par le Gouvernement) en agents actifs de propagande. Une armée !.. Mais il commence à avoir une gueule de cadavre, Garine ! Paludisme, dysenterie, est-ce que je sais ?
« Encore de la menthe, hein ? On n'est pas mal dans un fauteuil, à cette heure-ci... Ah ! tiens, prends les papelards ; comme ça, tu seras sûr de ne pas les oublier. Une bonne idée qu'ils ont eue, les Anglais, de faire assurer le service Hongkong-Canton par un équipage de la flotte de guerre ! Klein va s'amener tout à l'heure : vous partez ensemble. Il ne devait partir que dans quelques jours, mais il est repéré, et il faut qu'il file en vitesse, si j'en crois les tuyaux de la Sûreté. Moi-même, je n'en ai sans doute plus pour longtemps...
- Tu es certain que je ne serai pas fouillé ce soir au départ ?
- Pas de raison : tu es en transit, et ils savent que tes papiers sont en règle. Ils savent aussi que fouiller et rien, c'est la même chose. Prends toujours tes précautions, bien entendu... Pour avoir des résultats, il faudrait qu'ils te coffrent, et de ce côté-là, pas encore de danger. Expulsion, au plus.
- C'est curieux...
- Non, c'est simple, ils préfèrent l'Intelligence Service et, au besoin, les interventions en douce. Et ils ont raison. Enfin leur situation est très spéciale : légalement, ils ne sont pas en guerre avec Canton. Ils pourraient essayer maintenant de trouver quelque chose, mais ils ne tiennent pas tellement à vous conserver, Klein et toi : ils vous trouvent plutôt moches...
« Dis donc, tu ne le connais pas, Klein ? Non, puisque tu arrives... »
Le ton dont cette phrase est dite est tel que je demande :
- Qu'est-ce que tu lui reproches ?
- Il est un peu drôle... Mais, comme professionnel, il est vraiment bon. Je viens de le voir travailler, eh ben, tu peux me croire : il sait ce que c'est que des déclenchements successifs de grèves !
« À propos de boulot, je voulais te dire tout à l'heure, que l'un des moments où Garine s'est montré réellement à la hauteur, c'est quand il a organisé l'école des Cadets. Là, il n'y a pas à rigoler. J'admire. Faire un soldat avec un Chinois, ça n'a jamais été facile. Avec un Chinois riche, encore moins. Il est arrivé à recruter un millier d'hommes, de quoi former les cadres d'une petite armée. Dans un an, ils seront dix fois plus, et alors, je ne vois pas bien quelle armée chinoise on pourra leur opposer... Celle de Tchang-Tso-Lin, peut-être... Pas très sûr. Quant aux Anglais, s'ils veulent jouer au corps expéditionnaire (à supposer que les camarades de là-bas soient assez moules pour les laisser partir), on pourra s'amuser... Les réunir, les cadets, ce n'était rien : il leur a donné des titres, des insignes, il les a fait respecter... Enfin ça pouvait se faire. Mais il leur a fait connaître l'existence du vice peu connu en Chine qui s'appelle courage. Je m'incline : moi, je n'y serais certainement pas arrivé. Je sais bien qu'il a été beaucoup aidé par Gallen et surtout par le commandant de l'école, Chang-Kaï-Shek. C'est lui, Chang, qui a recruté avec Garine les premiers cadres sérieux. Il a fait ça, tiens ! comme les Anglais ont fait cette ville-ci : homme à homme, courage à courage, en sollicitant, en exigeant, en faisant agir. Et ça ne devait pas être rigolo... Aller trouver des magots à l'ongle du petit doigt long comme ça, pour arriver à leur extirper leurs mômes... Je vois ça d'ici !.. Ce qui l'a aidé, ç'a été l'envoi, à Whampoa, d'un fils de l'ancien vice-roi. Puis, sa propre famille, je crois... Enfin c'est très bien. Et mettre dans la tête des gens que les cadets ne sont pas des soldats, mais les serviteurs de la Révolution, c'est aussi très bien. Le 25, on a vu les résultats à Shameen.
- Pas si brillants...
- Parce qu'ils n'ont pas pris Shameen ? Penses-tu qu'ils voulaient la prendre !
- Tu as des renseignements sérieux là-dessus ?
- Tu en auras là-bas. Je crois que cela visait surtout Tcheng-Daï. Celui-là, il doit être de plus en plus nécessaire de le mettre en face d'un fait accompli. Enfin, c'est à voir. Ce qui est tout vu, c'est que lorsque les mitrailleuses ont commencé à tirer sur les nôtres, la foule a foutu le camp, comme d'habitude, mais une cinquantaine de types se sont jetés dessus : des cadets. On les a retrouvés à trente mètres des mitrailleuses - par terre, comme de juste. J'ai une vague idée que quelque chose a changé en Chine ce jour-là.
- Pourquoi l'attaque de Shameen aurait-elle été dirigée contre Tcheng-Daï ?
- J'ai dit : peut-être. J'ai l'impression que nous ne sommes plus très bien ensemble, et je me méfie singulièrement de son ami le Gouverneur Wou-Hon-Min.
- Gérard était déjà inquiet... Est-ce que sa popularité est toujours aussi grande ?
- Il paraît qu'elle a beaucoup diminué ces derniers temps...
- Mais quelle est sa fonction ?
- Il n'a pas de fonction dans l'État. Mais il est le chef du tas de sociétés secrètes qui forment le plus clair de la droite du Kuomintang... Mon vieux, quand Gandhi, qui n'avait pas de fonction, a ordonné le Hartal, dit aux Hindous de faire grève, quoi, la première fois, ils ont tous quitté leur travail malgré l'arrivée du prince de Galles, et le prince a traversé Calcutta comme si c'était l'école des sourds-muets. Beaucoup d'Hindous, après, ont perdu leur travail et sont plus ou moins morts de faim, forcément. Mais quand même. Ici, les forces morales, c'est aussi vrai, aussi sûr que cette table ou ce fauteuil...
- Mais Gandhi est un saint.
- C'est possible : ils n'en savent rien. Gandhi est un mythe, voilà la vérité. Tcheng-Daï aussi. Il ne faut pas chercher des gens comme ça en Europe...
- Et le gouvernement ?
- De Canton ?
- Oui.
- Une espèce de fléau de balance qui oscille, en s'efforçant de ne pas tomber, de Garine et Borodine, qui tiennent police et syndicats, à Tcheng-Daï qui ne tient rien, mais n'en existe pas moins... L'anarchie, mon vieux, c'est quand le Gouvernement est faible, ce n'est pas quand il n'y a pas de Gouvernement. D'abord, il y a toujours un Gouvernement ; quand ça ne va pas, il y en a plusieurs, voilà tout. Celui-ci, de gouvernement, Garine veut l'engager jusqu'au cou : il veut lui faire promulguer son sacré décret. Hongkong sans bateaux pour y faire escale, Hongkong interdit aux bateaux qui vont en Chine, c'est un port foutu, crevé ! Pense : quand il en a été question, ils ont aussitôt demandé l'intervention militaire, ici. Alors !.. S'il y arrive, il sera malin, Garine. Mais c'est calé... c'est calé...
- Pourquoi ?
- Ben... difficile à dire. Le Gouvernement, tu comprends, voudrait bien exister à côté de nous, même au-dessus si possible ; il a peur de se faire bouffer, s'il nous suit trop loin, soit par les Anglais, soit par nous. Si l'on ne se battait que contre Hongkong ; mais l'intérieur ! L'intérieur ! C'est par là qu'ils espèrent nous avoir... Il faut voir ça de près... »
Nous buvons nos grands verres de menthe dans un silence rare sous les tropiques et que ne trouble pas même le ventilateur arrêté. Silence sans cris chantants de marchands ambulants, sans pétards chinois, sans oiseaux, sans cigales. Un vent très léger venu de la baie incline mollement les nattes tendues au travers des fenêtres, découvre un triangle de mur blanc couvert de lézards endormis et apporte l'odeur de la route dont le goudron cuit ; parfois, seul, l'appel d'une sirène lointaine, solitaire et comme étouffé, monte de la mer...
Vers cinq heures, visiblement las, Klein arrive et se laisse aussitôt tomber d'un coup, les mains sur les genoux, dans un fauteuil dont le rotin grince sous son poids. Il est grand, large d'épaules, et son visage très particulier me surprend : on rencontre parfois ce type en Angleterre, mais rarement en Allemagne. Dans ces yeux clairs surmontés de sourcils touffus, ce nez écrasé et cette barre formidable de la bouche tombante, prolongée par des rides profondes qui, du nez, rejoignent le menton, dans ce large visage plat, dans ce cou massif, il y a du boxeur, du dogue et du boucher. Sa peau, en Europe, était sans doute très rouge, car ses joues portent de petits signes de couperose ; ici, elle est brune, comme celle de tous les Européens. Il s'exprime d'abord en français, avec un fort accent de l'Allemagne du Nord qui donne à sa voix un peu enrouée un ton chantant, presque belge ; mais, très fatigué, il s'exprime avec beaucoup de peine, et prend bientôt le parti de parler allemand. Meunier, de temps à autre, résume en français leur conversation :
La grève générale de Canton, destinée à affermir le pouvoir des chefs de la gauche, à affaiblir la puissance des modérés et, en même temps, à atteindre à Canton même, chez les riches marchands opposés au Kuomintang et qui font du commerce avec les Anglais, la source principale de la richesse de Hongkong, dure depuis quinze jours déjà : Borodine et Garine sont obligés de faire vivre près de cinquante mille hommes sur les fonds de grève, c'est-à-dire sur les impôts levés à Canton et les fonds envoyés par les innombrables Chinois révolutionnaires des « colonies ». L'ordre de grève générale à Hongkong, faisant cesser le travail de plus de cent mille ouvriers, oblige le Gouvernement Cantonais à allouer un salaire de grève à un tel nombre de travailleurs que les fonds destinés à ces salaires seront épuisés dans quelques jours ; déjà les allocations ne sont plus données aux manœuvres. Or, dans cette ville où la police secrète anglaise a été jusqu'ici impuissante à détruire les organisations cantonaises, la police des rues, assurée par les volontaires armés de mitrailleuses, est trop forte pour permettre le triomphe d'une émeute. Les mouvements de violence qui ont eu lieu ces jours derniers ont été limités à des bagarres. Les ouvriers devront donc reprendre le travail, - ce qu'attendent les Anglais.
Garine, qui est actuellement chargé de la direction générale de la propagande, n'ignore pas plus que Borodine à quel point le moment est critique, à quel point cette grève colossale, malgré sa puissance qui frappe de stupéfaction tous les Blancs d'Extrême-Orient, est menacée d'écroulement. Tous deux ne peuvent agir qu'à titre de conseillers et ils se trouvent en face de l'opposition formelle du Comité souverain à décréter les mesures sur lesquelles ils comptaient. Tcheng-Daï use, dit Klein, de toute son influence pour les empêcher d'agir. D'autre part, le mouvement anarchiste se développe de la façon la plus dangereuse - ce qu'il était facile de prévoir - et une série d'attentats terroristes a commencé à Canton même. Enfin, le vieil ennemi du Kuomintang, le général Tcheng-Tioung-Ming, (grâce aux subventions des Anglais ?) est en train de lever une nouvelle armée pour marcher sur la ville.
Notre bateau est parti.
Je ne vois plus maintenant de l'île qu'une silhouette où sont piquées d'innombrables petites lumières, et qui diminue lentement, noire sur le ciel sans force. Les immenses figures de publicité se découpent au-dessus des maisons. Publicité des plus grandes sociétés anglaises, qui, il y a un mois encore, dominaient la ville de tous leurs globes allumés. L'électricité devenue précieuse ne les anime plus, et les couleurs dont elles sont peintes disparaissent dans le soir. Un brusque tournant les remplace soudain par un pan nu de la côte montagneuse de Chine, argileuse et rongée d'une herbe courte dont les taches déjà disparaissent dans la nuit criblée de moustiques, comme il y a trois mille ans. Et l'obscurité remplace cette île rongée par d'intelligents tarets qui lui laissent son aspect impérial, mais ne lui permettent plus de dresser sur le ciel, symboles éteints de ses richesses, que de grands signes noirs...
Le silence. Le silence absolu, et les étoiles. Des jonques passent, un peu au-dessous de nous, portées par le courant que nous remontons, sans un son, sans un visage. Plus rien de terrestre dans ces montagnes confuses qui nous entourent, dans cette eau qui ne bruit ni ne clapote, dans ce fleuve mort qui s'enfonce dans la nuit comme un aveugle ; rien d'humain dans ces barques que nous croisons, sinon peut-être des lanternes qui luisent si faiblement à l'arrière qu'elles se reflètent à peine...
« ... L'odeur n'est pas la même... »
La nuit est tout à fait venue. Klein est à côté de moi. Il parle français, presque à voix basse :
« Pas la même... As-tu voyagé la nuit, sur des rivières ? En Europe, je veux dire.
- Oui...
- Comme c'est différent, n'est-ce pas, comme c'est différent !.. Le silence de la nuit, chez nous, est la paix... Ici, on attend des coups de mitrailleuse, hein ? »
C'est vrai. C'est une nuit de trêve ; on devine que ce silence est plein d'armes. Klein me montre des feux tremblotants, presque imperceptibles :
« Ce sont les nôtres... »
Il parle toujours très bas, sur un ton de confidence.
« On ne voit rien par ici : on n'allume plus... Regarde. Sur le banc. En étalage. »
Derrière nous, sur le pont, une dizaine de jeunes Européens, dont les Compagnies possèdent des succursales à Shameen et qui vont aider les volontaires, assis en demi-cercle autour de deux jeunes femmes envoyées, dit-on, par un journal (ou par la Sûreté ?..) font assaut d'anecdotes : « ... il avait fait demander à Moscou un cercueil de cristal semblable à celui de Lénine, mais les Russes en ont envoyé un de verre... (il s'agit de Sun-Yat-Sen, sans doute). Une autre fois... »
Klein hausse les épaules :
« Ceux-là sont seulement idiots... »
Il pose sa main sur mon bras, et me regarde :
« Pendant la Commune de Paris, tu sais, on arrête un gros. Alors, il crie : « Mais, Messieurs, je n'ai jamais fait de politique ! - Justement ! » lui répond un type de sens. Et il lui casse la tête.
- C'est-à-dire ?
- Pas toujours aux mêmes à souffrir. Je me souviens d'une fête, autrefois, où je regardais des... êtres qui ressemblaient à ceux-ci. Ah ! quelques balles de revolver, pour casser ce... je ne sais pas dire, ce... sourire, quoi ! L'aspect de toutes ces gueules de gens qui n'ont jamais été sans bouffer ! Oui, faire savoir à ces gens-là qu'une chose, qui s'appelle la vie humaine, existe ! C'est rare, ein Mensch... un homme, quoi ! »
Je me garde de répondre. Parle-t-il par sympathie ou par besoin ? Sa voix basse est sans timbre, et l'accompagnement fin des moustiques la rend presque rauque. Ses mains tremblent : il n'a pas dormi depuis trois jours. Il est à demi ivre de fatigue.
À l'arrière, séparés de nous par une grille que gardent, carabine sous le bras, deux soldats hindous à turbans, les passagers chinois jouent et fument en silence. Klein, qui s'est retourné, regarde les barreaux épais de la grille.
Au bagne, sais-tu comment les épreuves les plus... abominables, on les supporte ? ou les plus basses ?.. Je pensais constamment que j'empoisonnerais la ville. Ça, je pouvais le faire ; j'aurais pu atteindre les réservoirs, après ma libération ; je savais que j'aurais pu avoir de grandes quantités de cyanure... par un ami... électricien... Quand le souffrais trop, alors je songeais aux moyens à employer, j'imaginais la chose... Ensuite, ça allait mieux. Le condamné, l'épileptique, le syphilitique, le mutilé : pas comme les autres. Ceux qui ne peuvent pas accepter...
Une poulie qui vient de tomber sur le pont, et qui résonne encore, l'a fait sursauter. Il reprend sa respiration et continue, amèrement :
- Je suis trop nerveux, cette nuit... Tellement esquinté !
« Le souvenir de ces choses-là reste. Au fond de la misère, il y a un homme, souvent... Il faudrait garder cet homme-là après que la misère est vaincue... C'est difficile...
« La Révolution, pour eux, tout le monde, qu'est-ce que c'est ? La Stimmung de la Révolution - tellement important ! - qu'est-ce que c'est ? Je vais te dire : on ne sait pas. Mais c'est d'abord parce qu'il y a trop de la misère, pas seulement manque d'argent, mais... toujours, qu'il y a ces gens riches qui vivent et les autres qui ne vivent pas... »
Sa voix s'est affermie : des deux coudes il est solidement appuyé au bastingage encore chaud, et il accompagne la fin de sa phrase d'un mouvement en avant de ses larges épaules, comme d'autres frapperaient du poing :
« Ici, c'est changé ! Quand les volontaires marchands ont voulu ramener l'état ancien, leur quartier a brûlé trois jours. Des femmes aux petits pieds couraient comme des pingouins. »
Il s'arrête un instant, le regard perdu. Puis il dit :
« Et tout ça, c'est toujours aussi bête... Les morts, ceux de Munich, ceux d'Odessa... Beaucoup d'autres... Toujours aussi bête... »
Il prononce : bbête, avec dégoût.
« Ils sont là comme des lapins, ou comme dans les images. Ce n'est pas tragique, non... C'est bbête... Surtout quand ils ont des moustaches. Il faut se dire que ce sont de vrais hommes tués... On ne croirait pas... »
De nouveau, il se tait, tout le corps portant sur le bastingage, écroulé. Les moustiques et les insectes, autour des lumières voilées du pont, sont de plus en plus nombreux. On devine, sans les voir, les berges et la rivière d'ombre où ne scintillent que les reflets de nos ampoules électriques, collés au bateau. Çà et là, maintenant, de hautes formes tachent confusément le ciel nocturne : des filets dressés de pêcheurs, peut-être...
- Klein ?
- Was ? Quoi ?
- Pourquoi ne te couches-tu pas ?
- Trop fatigué. Fait trop chaud en bas...
Je vais chercher une chaise longue et la dresse à côté de lui. Il s'y étend lentement, sans un mot, incline la tête sur son épaule et devient immobile, pris par le sommeil ou l'abrutissement. Sauf l'officier de quart, les sentinelles hindoues et moi, tous sont couchés ; les Chinois, de l'autre côté de la grille, sur leurs malles, les blancs sur des chaises longues ou dans leurs cabines. On n'entend plus, lorsque descend le bruit des machines, que des dormeurs qui ronflent, et un vieux Chinois qui tousse, tousse, pris de quintes sans fin parce que les boys ont allumé partout les bâtonnets d'encens qui chassent les moustiques.
Je me réfugie dans ma cabine. Mais l'hébétude du mauvais sommeil m'y poursuit : migraine, lassitude, frissons... Je me débarbouille à grande eau (non sans peine : les robinets sont minuscules), je mets le ventilateur en marche, j'ouvre le hublot.
Assis sur ma couchette, désœuvré, je sors de mes poches, un à un, les papiers qui s'y trouvent. Des réclames de pharmacies tropicales, de vieilles lettres, du papier blanc orné du petit drapeau tricolore des Messageries Maritimes... Tout cela, déchiqueté avec un soin d'ivrogne, est envoyé par le hublot dans la rivière. Dans une autre poche, d'anciennes lettres de celui qu'ils appellent Garine. Je n'ai pas voulu les laisser dans ma valise, par prudence... Et ceci ? C'est la nomenclature des papiers qui m'ont été confiés par Meunier. Voyons. Il y a bien des choses... Mais en voici deux que Meunier a mises à part dans la nomenclature même : la première est la copie d'une note de l'Intelligence Service relative à Tcheng-Daï, avec des annotations de nos agents. La seconde est celle de l'une des fiches de la Sûreté de Hongkong qui concerne Garine.
Après avoir fermé la porte à clef et poussé le verrou, je prends dans la poche de ma chemise la grosse enveloppe que Meunier m'a remise. La pièce que je cherche est la dernière.
Elle est longue, et chiffrée. En haut de la première page : transmis d'urgence. Le chiffre est joint, d'ailleurs.
La curiosité et même une certaine inquiétude me poussant, je commence à traduire. Qu'est, aujourd'hui, cet homme dont j'ai été l'ami pendant des années ? Je ne l'ai pas vu depuis cinq ans. Au cours de ce voyage, il n'est pas un jour qui ne l'ait imposé à mon souvenir, soit qu'on me parlât de lui, soit que son action fût sensible dans les radios que nous recevions... Je l'imagine, tel que je l'ai vu à Marseille lors de notre dernière entrevue, mais avec un visage formé par l'union de ses visages successifs ; de grands yeux gris, durs, presque sans cils, un nez mince et légèrement courbe (sa mère était juive) et surtout, creusées dans les joues, ces deux rides fines et nettes qui font tomber les extrémités des lèvres minces, comme dans nombre de bustes romains. Ce ne sont pas ces traits, à la fois aigus et marqués, qui animent ce visage, mais la bouche aux lèvres sans mollesse, aux lèvres tendues liées aux mouvements de la mâchoire un peu forte ; la bouche énergique, nerveuse...
Dans l'état de fatigue où le suis, les phrases que je traduis avec lenteur ordonnent mes souvenirs, et ils se groupent à leur suite. La voix domine. Il y a en moi, cette nuit, de l'ivrogne qui poursuit son rêve...
Pierre Garin, dit Garine ou Harine. Né à Genève le 5 novembre 1892, de Maurice Garin, sujet suisse, et de Sophia Alexandrovna Mirsky, russe, son épouse.
Il est né en 1894... Se vieillit-il ?..
Anarchiste militant. Condamné pour complicité dans une affaire anarchiste à Paris en 1914.
Non. Il ne fut jamais « anarchiste militant ». En 1914 - à vingt ans - encore sous l'influence des études de lettres qu'il venait de terminer et dont il ne restait en lui que la révélation de grandes existences opposées (« Quels livres valent d'être écrits, hormis les Mémoires ? ») il était indifférent aux systèmes, décidé à choisir celui que les circonstances lui imposeraient. Ce qu'il cherchait parmi les anarchistes et les socialistes extrémistes, malgré le grand nombre d'indicateurs de police qu'il savait rencontrer chez les premiers, c'était l'espoir d'un temps de troubles. Je l'ai entendu plusieurs fois, au retour de quelque réunion (où - ingénuité - il était allé coiffé d'une casquette de Barclay), parler avec une ironie méprisante des hommes qu'il venait de voir et qui prétendaient travailler au bonheur de l'humanité. « Ces crétins-là veulent avoir raison. En l'occurrence, il n'y a qu'une raison qui ne soit pas une parodie : l'emploi le plus efficace de sa force. » L'idée était alors dans l'air, et elle se reliait au jeu de son imagination, tout occupée de Saint-Just.
On le croyait généralement ambitieux. Seule est réelle l'ambition dont celui qu'elle possède prend conscience sous forme d'actes à accomplir ; il était encore incapable de désirer des conquêtes successives, de les préparer, de confondre sa vie avec elles ; son caractère ne se prêtait pas plus que son intelligence aux combinaisons nécessaires. Mais il sentait en lui, tenace, constant, le besoin de la puissance. « Ce n'est pas tant l'âme qui fait le chef que la conquête » m'avait-il dit un jour. Il avait ajouté, avec ironie : « Malheureusement ! » Et, quelques jours plus tard (il lisait alors le Mémorial) : « Surtout, c'est la conquête qui maintient l'âme du chef. Napoléon, à Sainte-Hélène, va jusqu'à dire : « Tout de même, quel roman que ma vie !.. » Le génie aussi pourrit... »
Il savait que la vocation qui le poussait n'était point celle qui brille un instant, parmi beaucoup d'autres, à travers l'esprit des adolescents, puisqu'il lui faisait d'avance l'abandon de sa vie, puisqu'il acceptait tous les risques qu'elle impliquait. De la puissance, il ne souhaitait ni argent, ni considération, ni respect ; rien qu'elle-même. Si, repris par un besoin puéril de rêverie, il rêvait à elle, c'était de façon presque physique. Plus « d'histoires » ; une sorte de crispation, de force tendue, d'attente. L'image ridicule de l'animal ramassé, prêt à bondir, l'obsédait. Et il finissait par considérer l'exercice de la puissance comme un soulagement, comme une délivrance.
Il entendait se jouer. Brave, il savait que toute perte est limitée par la mort, dont son extrême jeunesse lui permettait de se soucier peu ; quant au gain possible, il ne l'imaginait pas encore sous une forme précise. Peu à peu, aux espoirs confus de l'adolescence, une volonté lucide se substituait, sans dominer encore un caractère dont la marque restait la violence dans cette légèreté que donne, à la vingtième année, la connaissance unique de l'abstrait.
Mais il devait bientôt entrer en contact avec la vie d'une façon brutale ; un matin, à Lausanne, je reçus une lettre dans laquelle un de nos camarades m'informait que Pierre venait d'être inculpé dans une affaire d'avortement ; et, deux jours plus tard, une lettre de lui, où je trouvai quelques détails.
Si la propagande en faveur du malthusianisme était active dans les sociétés anarchistes, les sages-femmes qui acceptaient de provoquer l'avortement par conviction étaient fort peu nombreuses, et un compromis intervenait : elles provoquaient l'avortement « pour la cause » mais se faisaient payer. Pierre, à maintes reprises, avait, mi par conviction, mi par vanité, donné les sommes que n'auraient pu trouver seules des jeunes femmes pauvres. Il disposait de la fortune qu'il avait héritée de sa mère, ce que néglige le rapport de police ; on savait qu'il suffisait de s'adresser à lui : on le sollicitait souvent. À la suite d'une dénonciation, plusieurs sages-femmes furent arrêtées, et il fut poursuivi pour complicité.
Son premier sentiment fut la stupéfaction. Il n'ignorait pas l'illégalité de ce qu'il faisait, mais le grotesque d'un jugement en cour d'assises, appliqué à de telles actions, le laissa désemparé. Il ne parvenait pas, d'ailleurs, à se rendre compte de ce que pouvait être un tel jugement. Je le voyais alors souvent, car on l'avait laissé en liberté provisoire. Les confrontations n'avaient pour lui aucun intérêt : il ne niait rien. Quant à l'instruction, menée par un juge à barbe, indifférent et préoccupé surtout de réduire les faits à une sorte d'allégorie juridique, elle lui semblait une lutte contre un automate d'une médiocre dialectique.
Un jour, il dit à ce juge qui venait de lui poser une question : « Qu'importe ? - Eh ! répondit le juge, cela n'est pas sans importance pour l'application de la peine... » Cette réponse le troubla. L'idée d'une condamnation réelle ne s'était pas encore imposée à lui. Et, bien qu'il fût courageux et méprisât ceux qui devaient le juger, il s'appliqua à faire intervenir en sa faveur auprès d'eux tous ceux qu'il put atteindre : jouer sa vie sur cette carte sale, ridicule, qu'il n'avait pas choisie, lui était intolérable.
Retenu à Lausanne, je ne pus assister aux débats.
Pendant toute la durée du procès, il eut l'impression d'un spectacle irréel ; non d'un rêve, mais d'une comédie étrange, un peu ignoble et tout à fait lunaire. Seul, le théâtre peut donner, autant que la cour d'assises, une impression de convention. Le texte du serment exigé des jurés, lu d'une voix de maître d'école las par le président, le surprit par son effet sur ces douze commerçants placides, soudain émus, visiblement désireux d'être justes, de ne pas se tromper, et se préparant à juger avec application. L'idée qu'ils pouvaient ne rien comprendre aux faits qu'ils allaient juger ne les troublait pas un instant. L'assurance avec laquelle certains témoins déposaient, l'hésitation des autres, l'attitude du président lorsqu'il interrogeait (celle d'un technicien dans une réunion d'ignorants), l'hostilité avec laquelle il parlait à certains témoins à décharge, tout montrait à Pierre le peu de relation entre les faits en cause et cette cérémonie. Au début, il fut intéressé à l'extrême : le jeu de la défense le passionnait. Mais il se lassa, et, pendant l'audition des derniers témoins, il songeait en souriant : « Juger, c'est de toute évidence, ne pas comprendre, puisque si l'on comprenait, on ne pourrait plus juger. » Et les efforts du président et de l'avocat général pour ramener à la notion, commune et familière aux jurés, d'un crime, la suite de ces événements, lui semblèrent à tel point dignes d'une parodie qu'il se prit un instant à rire. Mais la justice, dans cette salle, était si forte, les magistrats, les gendarmes, la foule étaient si bien unis dans un même sentiment que l'indignation n'y avait point de place. Son sourire oublié, Pierre trouva ce même sentiment d'impuissance navrante, de mépris et de dégoût que l'on éprouve devant une multitude fanatique, devant toutes les grandes manifestations de l'absurdité humaine.
Son rôle de comparse l'irritait. Il avait l'impression d'être devenu figurant, poussé par quelque nécessité, dans un drame d'une psychologie exceptionnellement fausse, et acceptée par un public stupide ; écœuré, excédé, ayant perdu jusqu'au désir de dire à ces gens qu'ils se trompaient, il attendait avec une impatience mêlée de résignation la fin de la pièce qui le libérerait de sa corvée.
C'est seulement lorsqu'il se retrouvait seul dans sa cellule (où il avait été incarcéré l'avant-veille des débats) que le caractère de ces débats s'imposait à lui. Là, il comprenait qu'il s'agissait d'un jugement : que sa liberté était en jeu ; que toute cette comédie vaine pouvait se terminer par sa condamnation, pour un temps indéterminé, à cette vie humiliante et larvaire. La prison le touchait moins depuis qu'il la connaissait ; mais la perspective d'un temps assez long passé ainsi, quelque adoucissement qu'il pût espérer faire apporter à son sort, n'était pas sans faire monter en lui une inquiétude d'autant plus lourde qu'il se sentait plus désarmé.
Condamné à six mois d'emprisonnement.
N'exagérons pas. Un télégramme de Pierre me fit savoir que le sursis lui était accordé.
Voici la lettre qu'il m'envoya :
« Je ne tiens pas la société pour mauvaise, pour susceptible d'être améliorée ; je la tiens pour absurde. C'est bien autre chose. Si j'ai fait tout ce que j'ai pu faire pour être acquitté par ces abrutis, ou, du moins, pour rester libre, c'est que j'ai de mon destin - pas de moi-même, de mon destin - une idée qui ne peut accepter la prison pour ce motif grotesque.
« Absurde. Je ne veux nullement dire : déraisonnable. Qu'on la transforme, cette société, ne m'intéresse pas. Ce n'est pas l'absence de justice en elle qui m'atteint, mais quelque chose de plus profond, l'impossibilité de donner à une forme sociale, quelle qu'elle soit, mon adhésion. Je suis a-social comme je suis athée, et de la même façon. Tout cela n'aurait aucune importance si j'étais homme d'étude ; mais je sais que tout le long de ma vie je trouverai à mon côté l'ordre social, et que je ne pourrai jamais l'accepter sans renoncer à tout ce que je suis. »
Et, peu de temps après : « Il y a une passion plus profonde que les autres, une passion pour laquelle les objets à conquérir ne sont plus rien. Une passion parfaitement désespérée - un des plus puissants soutiens de la force ».
Envoyé à la légion étrangère de l'armée française en août 1914, déserte à la fin de 1915.
Faux. Il ne fut pas envoyé à la légion : il s'y engagea. Assister à la guerre en spectateur lui parut impossible. L'origine du conflit, lointaine, lui était indifférente. L'entrée des troupes allemandes en Belgique lui sembla témoigner d'un sens lucide de la guerre ; et, s'il choisit la légion, ce fut seulement en raison de la facilité avec laquelle il put y entrer. De la guerre, il attendait des combats : il y trouva l'immobilité de millions d'hommes passifs dans le vacarme. L'intention de quitter l'armée, qui couva longtemps en lui, devint une résolution un jour que l'on distribua de nouvelles armes pour un nettoyage de tranchées. Jusque-là, les légionnaires, à l'occasion, avaient reçu de courts poignards, qui semblaient être encore des armes de guerre ; ils reçurent ce jour-là des couteaux neufs, à manche de bois marron, à large lame, semblables, d'une façon ignoble et terrible, à des couteaux de cuisine...
Je ne sais comment il parvint à partir et à gagner la Suisse ; mais il agit cette fois avec une grande prudence, car il fut porté disparu. (C'est pourquoi je vois avec étonnement cette mention de désertion dans la note anglaise. Il est vrai qu'il n'a, aujourd'hui, aucune raison de la tenir secrète...)
Perd sa fortune dans diverses spéculations financières.
Il fut toujours joueur.
Dirige à Zurich, grâce à sa connaissance des langues étrangères, une maison d'Éditions pacifistes. S'y trouve en rapport avec des révolutionnaires russes.
Fils d'un Suisse et d'une Russe, il parlait l'allemand, le français, le russe, et l'anglais qu'il avait appris au collège. Il ne dirigea pas une maison d'éditions, mais le service des traductions d'une société dont les éditions n'étaient pas, par principe, pacifistes.
Il eut, comme le dit le rapport de police, l'occasion de fréquenter quelques jeunes hommes du groupe bolchevik. Il comprit vite qu'il avait affaire cette fois, non à des prédicateurs, mais à des techniciens. Le groupe était peu accueillant ; seul, le souvenir de son procès qui, dans ce milieu n'était pas encore oublié, lui avait permis de n'en être pas reçu comme un importun ; mais n'étant pas lié à son action (il n'avait pas voulu être membre du parti, sachant qu'il n'en pourrait supporter la discipline et ne croyant pas à une révolution prochaine) il n'eut jamais avec ses membres que des relations de camaraderie. Les jeunes hommes l'intéressaient plus que les chefs, dont il ne connaissait que les discours, ces discours prononcés sur le ton de la conversation, dans des petits cafés enfumés, devant une vingtaine de camarades affalés sur les tables, et dont le visage seul exprimait l'attention. Il ne vit jamais Lénine. Si la technique et le goût de l'insurrection chez les bolcheviks le séduisaient, le vocabulaire doctrinal, et, surtout, le dogmatisme qui les chargeait l'exaspéraient. À la vérité, il était de ceux pour qui l'esprit révolutionnaire ne peut naître que de la révolution qui commence, de ceux pour qui la révolution est, avant tout : un état de choses.
Lorsque vint la Révolution russe, il fut stupéfait. Un à un, ses camarades quittèrent Zurich, lui promettant de lui donner les moyens de venir en Russie. S'y rendre lui semblait à la fois nécessaire et juste ; et, chaque fois qu'un de ses camarades s'en allait, il l'accompagnait sans envie, mais avec le sentiment obscur d'une spoliation.
Ce voyage en Russie, il le souhaita avec passion à partir de la révolution d'Octobre ; il écrivit ; mais les chefs du parti avaient autre chose à faire que répondre à des lettres de Suisse, et faire appel à des amateurs. Il en souffrait avec une triste rage ; il m'écrivait : « Dieu sait que j'ai vu des hommes passionnés, des hommes possédés par une idée, des hommes attachés à leurs gosses, à leur argent, à leurs maîtresses, à leur espoir même, comme ils le sont à leurs membres ; intoxiqués, hantés, oubliant tout, défendant l'objet de leur passion ou courant après !.. Si je disais que je veux un million, on penserait que je suis un homme envieux ; cent, que je suis chimérique, mais peut-être fort ; et si je dis que je considère ma jeunesse comme la carte sur laquelle je joue, on a l'air de me prendre pour un malheureux visionnaire. Et je joue ce jeu-là, crois-moi, comme un pauvre type peut jouer, à Monte-Carlo, la partie après laquelle il se tuera s'il perd. Si je pouvais tricher, je tricherais. Avoir un cœur, un cœur d'homme, et ne pas s'apercevoir qu'on explique cela à une femme qui s'en fout, c'est très normal : on peut se tromper, là, tant que l'on veut. Mais on ne peut pas se tromper au jeu de la vie ; il paraît qu'il est simple, et que fixer une pensée résolue sur sa destinée est moins sage que la fixer sur ses soucis du jour, sur ses espoirs ou sur ses rêves... Et ma recherche, je saurai la conduire : que je retrouve seulement le prix du premier passage, que j'ai imbécilement gaspillé !.. »
Envoyé à Canton, à la fin de 1918, par l'Internationale.
Idiot. Il avait connu au lycée un de mes camarades, Lambert, beaucoup plus âgé que nous, dont les parents, fonctionnaires français, avaient été les amis des miens, commerçants à Haïphong. Comme presque tous les enfants européens de cette ville, Lambert avait été élevé par une nourrice cantonaise, dont, comme moi, il parlait le dialecte. Il était reparti pour le Tonkin au début de 1914. Rapidement écœuré par la vie coloniale, il avait gagné la Chine, où il était devenu l'un des collaborateurs de Sun-Yat-Sen, et n'avait pas rejoint son corps à la déclaration de guerre. Il était resté en correspondance suivie avec Pierre ; il lui promettait depuis longtemps de lui fournir le moyen de venir à Canton. Et Pierre, bien qu'il ne fût pas convaincu de la valeur de cette promesse, étudiait les caractères chinois, non sans découragement. Un jour, en juin 1918, il reçut une lettre dans laquelle Lambert lui écrivait : « Si tu es résolu à quitter l'Europe, dis-le-moi. Je puis te faire appeler ; 800 dollars par mois. » Il répondit aussitôt. Et à la fin de novembre, après que l'armistice eut été signé, il reçut une nouvelle lettre qui contenait un chèque sur une banque de Marseille, et dont le montant était un peu supérieur au prix du passage.
Je disposais alors de quelque argent. Je l'accompagnai à Marseille.
Journée de lent vagabondage à travers la ville. Atmosphère méditerranéenne où tout travail semble consenti, rues éclairées par un pâle soleil d'hiver et tachées par les capotes bleues des soldats qui ne sont pas encore démobilisés... Les traits de son visage ont peu changé : les traces de la guerre se voient surtout sur ses joues, maintenant amaigries, tendues, sillonnées de petites rides verticales, et qui accentuent l'éclat dur des yeux gris, la courbe de la bouche mince et la profondeur des deux rides qui la prolongent.
Depuis longtemps nous marchons en causant. Un seul sentiment le domine, l'impatience. Bien qu'il la cache, elle se glisse sous tous ses gestes, et s'exprime involontairement dans le rythme saccadé de ses paroles.
« Comprends-tu vraiment ce que cela peut être : le remords ? demanda-t-il soudain.
Je m'arrête, interloqué.
‘Un vrai remords ; pas un sentiment de livre ou de théâtre : un sentiment contre soi-même - soi-même à une autre époque.
« Un sentiment qui ne peut naître que d'un acte grave - et les actes graves ne se commettent pas par hasard...
- Cela dépend.
- Non. Pour un homme qui en a fini avec les expériences d'adolescent, souffrir d'un remords, cela ne peut être que ne pas savoir profiter d'un enseignement... »
Et, constatant soudain ma surprise :
« Je te dis cela à propos des Russes. »
Car nous venons de passer devant une vitrine de librairie consacrée à des romanciers russes.
« Il y a une paille dans ce qu'ils ont écrit, et cette paille c'est quelque chose comme le remords. Ces écrivains ont tous le défaut de n'avoir tué personne. Si leurs personnages souffrent après avoir tué, c'est que le monde n'a presque pas changé pour eux. Je dis : presque. Dans la réalité, je crois qu'ils verraient le monde se transformer complètement, changer ses perspectives, devenir, non le monde d'un homme qui « a commis un crime » mais celui d'un homme qui a tué. Ce monde qui ne se transforme pas - disons : pas assez, si tu veux - je ne peux pas croire à sa vérité. Pour un assassin il n'y a pas de crimes, il n'y a que des meurtres - s'il est lucide, bien entendu.
- Idée qui va loin, si on l'étend un peu...
Et, après un silence, il reprend :
« Aussi excédé de soi-même que l'on soit, on ne l'est jamais autant qu'on le dit. Se lier à une grande action quelconque, et ne pas la lâcher, en être hanté, en être intoxiqué, c'est peut-être... »
Mais il hausse les épaules et laisse là sa phrase.
- Dommage que tu n'aies pas la foi, tu aurais fait un missionnaire admi...
- Non ! D'abord parce que les choses que j'appelle bassesses ne m'humilient pas. Elles font partie de l'homme. Je les accepte comme d'avoir froid en hiver. Je ne désire pas les soumettre à une loi. Et j'aurais fait un mauvais missionnaire pour une autre raison : je n'aime pas les hommes. Je n'aime pas même les pauvres gens, le peuple, ceux en somme pour qui je vais combattre...
- Tu les préfères aux autres, cela revient au même.
- Jamais de la vie !
- Quoi, jamais de la vie ? Tu ne les préfères pas ou cela ne revient pas au même ?..
- Je les préfère, mais uniquement parce qu'ils sont les vaincus. Oui, ils ont, dans l'ensemble, plus de cœur, plus d'humanité que les autres ; vertus de vaincus... Ce qui est bien certain, c'est que je n'ai qu'un dégoût haineux pour la bourgeoisie dont je sors. Mais quant aux autres, je sais si bien qu'ils deviendraient abjects, dès que nous aurions triomphé ensemble... Nous avons en commun notre lutte, et c'est bien le plus clair...
- Alors, pourquoi pars-tu ?
Cette fois, c'est lui qui s'arrêta.
- Est-ce que tu serais devenu idiot ?
- Ça m'étonnerait : on s'en serait aperçu.
- Je pars parce que je n'ai pas envie de retourner faire l'imbécile devant un tribunal, pour une raison sérieuse cette fois. Ma vie ne m'intéresse pas. C'est clair, c'est net, c'est formel. Je veux - tu entends ? - une certaine forme de puissance ; ou je l'obtiendrai, ou tant pis pour moi.
- Tant pis si c'est manqué ?
- Si c'est manqué je recommencerai, là ou ailleurs. Et si je suis tué, la question sera résolue. »
Ses bagages avaient été portés à bord. Nous nous serrâmes fortement la main, et il se rendit au bar où il commença à lire, seul, sans pouvoir se faire servir. Sur le quai, des jeunes mendiantes italiennes chantaient, et leurs chansons m'accompagnèrent, tandis que je m'éloignais, avec l'odeur de vernis du paquebot récemment repeint.
Engagé par Sun-Yat-Sen avec le titre de « conseiller juridique » aux appointements de 800 dollars par mois ; chargé, après notre refus de fournir des techniciens au Gouvernement de Canton, de la réorganisation et de la direction de la Propagande (son poste actuel).
Lorsqu'il était arrivé à Canton, il avait appris, en effet, avec un vif plaisir, qu'il devait toucher huit cents dollars mexicains chaque mois. Mais il comprit, après trois mois, que le paiement de la solde des militaires et des civils attachés au Gouvernement de Sun-Yat-Sen était fort incertain : chacun vivait de concussion ou de « combines ». En faisant délivrer des cartes d'agents secrets de propagande à des importateurs d'opium ainsi mis à l'abri des diverses polices, il gagna, en sept mois, une centaine de mille francs-or. Ce qui lui permit de ne plus craindre d'être pris à l'improviste par quelque difficulté. Et, trois mois plus tard, Lambert quitta Canton, lui laissant la direction de la Propagande, qui n'était alors qu'une caricature.
Ne souffrant plus de la précarité d'une position devenue solide, Pierre voulut transformer la Propagande, et faire d'un bureau d'opéra-comique une arme. Il institua un contrôle sérieux des fonds qui lui étaient confiés, et exigea de ses subordonnés de la loyauté : il fut obligé de les remplacer presque tous. Mais les nouveaux fonctionnaires, malgré les promesses de Sun-Yat-Sen qui suivait son effort avec curiosité, ne furent pas payés, et, pendant des mois, Pierre fut occupé à chercher, chaque jour, les moyens de payer ses agents. Il avait annexé à la Propagande la police politique : il obtint encore le contrôle des polices urbaine et secrète. Et, avec la plus grande indifférence à l'égard des décrets, il assura, par les taxes clandestines dont il frappa les importateurs d'opium, les tenanciers de maisons de jeu et de prostitution, l'existence de la Propagande. C'est pourquoi le rapport de police dit :
Individu énergique, mais sans moralité.
(Moralité me ravit).
A su choisir des collaborateurs habiles, tous au service de l'Internationale.
La vérité est plus compliquée. Sachant que se formait entre ses mains l'instrument dont il avait si longtemps rêvé, il fit les plus grands efforts pour empêcher sa destruction. Il n'ignorait pas que, le cas échéant, malgré son affabilité, Sun n'hésiterait pas à l'abandonner ; il agit avec aussi peu de violence que possible, mais avec ténacité. Il s'entoura de jeunes gens du Kuomintang, maladroits mais fanatiques, et qu'il parvint à instruire, aidé par un nombre sans cesse croissant d'agents russes, que la famine avait chassés de la Sibérie et de la Chine du Nord. Avant la rencontre de Sun-Yat-Sen et de Borodine à Shanghaï, l'Internationale de Moscou avait fait pressentir Pierre, lui rappelant les entretiens de Zurich. Elle l'avait trouvé résolu à la servir : elle seule lui semblait disposer des moyens nécessaires à donner à la province de Canton l'organisation révolutionnaire qu'il souhaitait et à remplacer par une volonté persévérante les velléités chinoises. Aussi usa-t-il du peu d'influence qu'il avait sur Sun-Yat-Sen pour le rapprocher de la Russie, et se trouva-t-il tout naturellement le collaborateur et l'allié de Borodine, lorsque celui-ci se rendit à Canton.
Pendant les premiers mois qui suivirent l'arrivée de Borodine, je compris, au ton des lettres de Pierre, qu'une action puissante - enfin - se préparait ; puis les lettres devinrent plus rares, et c'est avec surprise que j'appris que « le ridicule petit Gouvernement de Canton » entrait en lutte contre l'Angleterre et rêvait de reconstituer l'unité de la Chine.
Lorsque Pierre, après ma ruine, me donna la possibilité de venir à Canton comme Lambert la lui avait donnée à lui-même six ans plus tôt, je ne connaissais la lutte de Hongkong contre Canton que par les radios d'Extrême-Orient ; et les premières instructions que je reçus me furent données à Ceylan par un délégué du Kuomintang de Colombo, pendant l'escale. Il pleuvait comme il pleut sous les tropiques ; pendant que j'écoutais le vieux Cantonais, l'auto dans laquelle nous étions assis filait sous les nuages bas ; le pare-brise brouillé faisait sauter au passage, en claquant, les palmes ruisselantes. Il me fallait faire effort pour me persuader que les paroles que j'entendais exprimaient des réalités, des luttes, des morts, de l'angoisse... De retour à bord, au bar, encore étonné des discours du Chinois, j'eus la curiosité de relire les dernières lettres de Pierre, dont le rôle de chef commençait à devenir réel pour moi. Et ces lettres qui sont là, sur mon lit, font maintenant entrer dans cette cabine blanche, à côté de l'image trouble de mon ami, de tant de souvenirs nets ou désagrégés, un océan battu d'une pluie oblique et bordé par la longue ligne grise des hauts plateaux de Ceylan surmontée de nuages immobiles et presque noirs...
« Tu sais combien je souhaite que tu viennes. Mais ne viens pas en croyant trouver ici la vie qui satisfait l'espoir que j'avais lorsque je t'ai quitté. La force dont j'ai rêvé et dont je dispose aujourd'hui ne s'obtient que par une application paysanne, par une énergie persévérante, par la volonté constante d'ajouter à ce que nous possédons l'homme ou l'élément qui nous manque. Peut-être seras-tu étonné que je t'écrive ainsi, moi. Cette persévérance qui me manquait, je l'ai trouvée ici chez des collaborateurs, et je crois l'avoir acquise. Ma force vient de ce que j'ai mis une absence de scrupules complète au service d'autre chose que mon intérêt immédiat... »
J'ai vu chaque jour, en approchant de Canton, afficher les radios par lesquels il a si bien remplacé ses lettres...
Cette note de police est singulièrement incomplète. Je vois au bas de la page deux gros points d'exclamation au crayon bleu. Peut-être est-ce une note ancienne ? Les précisions fournies par la seconde feuille sont d'un tout autre ordre :
Assure aujourd'hui l'existence de la Propagande par des prélèvements sur les envois des coloniaux chinois et sur les cotisations des syndicats. Semble être pour beaucoup dans l'enthousiasme indéniable que rencontre ici l'idée d'une guerre contre les troupes auxquelles nous avons accordé notre appui. Est parvenu, à l'aide d'une prédication incessante, menée par ses agents, à faire accepter les syndicats obligatoires, - sur l'importance desquels je ne crois pas devoir insister, - lorsque Borodine en demanda la création, avant de disposer des piquets de grève. A fait des sept services de la police, publique et secrète, autant de services de propagande. A créé un « groupement d'instruction politique » qui est une école d'orateurs et de propagandistes. A fait rattacher au Bureau Politique, et par là à l'Internationale, le Commissariat de la Justice (ici encore, je ne crois pas devoir insister) et celui des Finances. Enfin, j'insiste sur ce point, il s'efforce actuellement de faire promulguer le décret dont le seul projet a fait demander par nous l'intervention militaire du Royaume-Uni : le décret qui interdit l'entrée du port de Canton à tout bateau ayant fait escale à Hongkong, et dont on a si bien dit qu'il détruirait Hongkong aussi sûrement qu'un cancer. Cette phrase est affichée dans plusieurs bureaux de la Propagande.
Au-dessous, trois lignes sont soulignées deux fois au crayon rouge.
Je me permets d'attirer tout spécialement votre attention sur ceci : cet homme est gravement malade. Il sera obligé de quitter le Tropique avant peu.
J'en doute.