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DEUXIÈME PARTIE

PUISSANCES

Juillet

Cris, appels, protestations, ordres des policiers, le vacarme d'hier soir recommence. Cette fois c'est le débarquement. À peine regarde-t-on Shameen aux petites maisons entourées d'arbres. Tous observent le pont voisin protégé par des tranchées et des fils de fer barbelés, et, surtout, les canonnières anglaises et françaises toutes proches dont les canons sont dirigés vers Canton. Un canot automobile nous attend, Klein et moi.

Voici la vieille Chine, la Chine sans Européens. Sur une eau jaunâtre, chargée de glaise, le canot avance comme dans un canal, entre deux rangs serrés de sampans semblables à des gondoles grossières avec leur toiture d'osier. À l'avant, des femmes presque toutes âgées cuisinent sur des trépieds, dans une intense odeur de graisse brûlée ; souvent, derrière elles, apparaît un chat, une cage ou un singe enchaîné. Les enfants nus et jaunes passent de l'un à l'autre, faisant sauter comme un plumeau plat la frange unique de leurs cheveux, plus légers et plus animés que les chats malgré leurs ventres en poire de mangeurs de riz. Les tout petits dorment, paquets dans un linge noir accroché au dos des mères. La lumière frisante du soleil joue autour des arêtes des sampans et détache violemment de leur fond brun les blouses et les pantalons des femmes, taches bleues, et les enfants grimpés sur les toits, taches jaunes. Sur le quai, le profil dentelé des maisons américaines et des maisons chinoises : au-dessus, le ciel sans couleur à force de lumière ; et partout, légère comme une mousse, sur les sampans, sur les maisons, sur l'eau, cette lumière dans laquelle nous pénétrons comme dans un brouillard incandescent.

Nous accostons. Une auto qui nous attendait nous emmène aussitôt à vive allure. Le chauffeur, vêtu de l'uniforme de l'armée, fait ronfler sans cesse son klaxon, et la foule reflue précipitamment, comme poussée par un chasse-neige. À peine ai-je le temps d'entrevoir, perpendiculairement à notre course, une multitude bleue et blanche - beaucoup d'hommes en robes - encadrée par des perspectives de stores ornés de gigantesques caractères noirs et constamment trouée par les marchands ambulants et les manœuvres qui avancent au pas gymnastique, le corps déjeté, l'épaule courbée sous un bambou aux extrémités duquel pendent de lourdes charges. Un instant, apparaissent des ruelles aux dalles crevassées qui finissent dans l'herbe devant quelque bastion à cornes ou quelque pagode moisie. Et, dans un coup de vent, nous distinguons en la croisant l'auto d'un haut fonctionnaire de la République, avec ses deux soldats, parabellum au poing, debout sur les marchepieds.

Quittant le quartier commerçant de la ville, l'auto s'engage sur un boulevard tropical bordé de maisons entourées de jardins, sans promeneurs, où l'éclat blanchâtre et mat de la chaussée brûlante n'est taché que de la silhouette clopinante d'un marchand de soupe bientôt disparu dans une ruelle. Klein, qui va chez Borodine, me quitte devant une maison de style colonial - toit débordant et vérandas - entourés d'une grille semblable à celles qui ornent les chalets des environs de Paris : la maison de Garine. La porte de fer est poussée. Je traverse un petit jardin et parviens à une seconde porte gardée par deux soldats cantonais en uniforme de toile grise. L'un prend ma carte et disparaît. J'attends en regardant l'autre : avec sa casquette plate et son parabellum à la ceinture, il me rappelle les officiers du tsar ; mais sa casquette est rejetée sur l'arrière de sa tête et il est chaussé d'espadrilles. L'autre revient. Je peux monter.

Un petit escalier d'un étage, puis une pièce très vaste, qui communique par une porte avec une autre pièce où des hommes parlent à voix assez haute. Cette partie de la ville est tout à fait silencieuse ; à peine entend-on par instants, derrière les aréquiers dont les palmes emplissent deux fenêtres, des trompes d'autos éloignées ; la porte n'est bouchée que par une natte et je distingue les paroles prononcées en anglais dans l'autre chambre. Le soldat me montre la natte et s'en va.

« ...que l'armée de Tcheng-Tioung-Ming s'organise...

Un homme, de l'autre côté de la natte, continue à parler, mais confusément...

- Je le dis depuis plus d'un mois ! D'ailleurs, Boro est aussi décidé que moi. Le décret seul, tu entends (c'est maintenant la voix de Garine. Un poing frappe une table, martelant les mots), le décret seul nous permettra de démolir Hongkong ! Il faut que ce sacré gouvernement se décide à s'engager...

-...

- Fantôme ou non, qu'il marche, puisque nous avons besoin de lui !

-...

- Eux, là-bas ? ils réfléchiront : ils savent aussi bien que moi que ce décret fera crever leur port comme... »

Un bruit de pas. Des gens entrent et sortent.

« Que proposent les Comités ? »

On remue des feuilles de papier.

- Pas grand-chose... (C'est une nouvelle voix qui parle). La plupart ne proposent même vraiment rien. En voici deux qui demandent l'augmentation des secours de grève et le maintien de l'allocation aux manœuvres. Celui-ci propose l'exécution des ouvriers qui ont les premiers repris le travail...

- Non. Pas encore.

- Pourquoi non ? (voix chinoises, accent d'hostilité).

- La mort ne se manie pas comme un balai ! »

Si quelqu'un sortait, j'aurais l'air d'un espion. Je ne peux cependant pas me moucher, ou me mettre à siffler ! Poussons la natte et entrons.

Autour d'un bureau, Garine en tenue kaki d'officier et trois jeunes Chinois en veston blanc. Pendant les présentations, l'un des Chinois murmure :

« - Il y a des personnes qui ont peur de se salir en touchant les balais...

- Il y avait bien des gens qui trouvaient Lénine peu révolutionnaire, répond Garine, se retournant d'un coup, la main encore posée sur mon épaule. Puis, s'adressant à moi :

« (Tu n'as pas rajeuni...) Tu viens de Hongkong ? » et, sans même attendre ma réponse :

« Tu as vu Meunier, oui. As-tu les papiers ? »

Ils sont dans ma poche. Je les lui donne. Au même instant, un factionnaire entre, apportant une enveloppe gonflée ; Garine la passe à l'un des Chinois, qui résume :

« Rapport de la section de Kuala-Lumpur. Elle attire notre attention sur les difficultés qu'elle rencontre actuellement pour réunir les fonds.

- Et en Indochine française ? me demande Garine.

- Je vous apporte six mille dollars réunis par Gérard. Il dit que ça va très bien.

- Bon. Viens.

Il me prend par le bras, saisit son casque, et nous sortons.

Nous allons chez Borodine : c'est tout près.

Nous longeons le boulevard aux trottoirs d'herbe roussie, silencieux, désert. Le soleil plaque sur la poussière blanche une lumière crue qui oblige presque à fermer les yeux. Garine m'interroge sur mon voyage, rapidement, puis lit, en marchant, le rapport de Meunier, inclinant les feuilles pour atténuer la réverbération. Il a peu vieilli, mais, sous la doublure verte du casque, chaque trait porte l'empreinte de la maladie ; les yeux sont cernés jusqu'au milieu des joues ; le nez s'est aminci encore ; les deux rides qui joignent les ailes du nez aux commissures des lèvres ne sont plus les rides profondes, nettes, d'autrefois ; ce sont des rides larges, presque des plis, et tous les muscles ont quelque chose à la fois de fiévreux, de mou et de si fatigué que, lorsqu'il s'anime et que tous se tendent, l'expression de son visage change complètement. Autour de cette tête qui avance, les yeux fixés sur le papier, l'air, comme toujours à cette heure, tremble devant la verdure dense d'où sortent des palmes poussiéreuses. Je voudrais lui parler de sa santé ; mais il a terminé sa lecture et dit, appuyant à son menton le rapport dont il a fait un petit rouleau :

« Ça commence à aller assez mal, là-bas aussi. L'esprit des sympathisants est moins bon, des domestiques retournent à la niche. Et il faut s'appuyer ici sur de jeunes crétins qui confondent une action révolutionnaire avec le troisième acte de l'Ambigu-Chinois... - Il est impossible d'attribuer des fonds plus élevés aux secours de grève, impossible ! D'ailleurs ça ne changerait rien. Les grèves malades, ça se soigne avec des victoires.

- Il ne propose rien, Meunier ?

Il dit que l'esprit général n'est pas encore mauvais : les faibles flanchent parce que l'Angleterre les menace, par l'intermédiaire de la police secrète. D'autre part, il transmet : « Nos comités chinois, là-bas, proposent de faire enlever en vitesse deux ou trois cents gosses appartenant aux coupables ou aux suspects. On les transporterait ici, on les traiterait bien, mais on ne les rendrait qu'aux parents qui viendraient les chercher. Évidemment, ils ne retourneraient pas à Hongkong demain... C'est précisément le moment de villégiatures, ajoute-t-il. Ça porterait les autres à réfléchir » Ce n'est pas avec des procédés de ce genre que nous irons loin... »

Nous arrivons. La maison est semblable à celle de Garine, mais jaune. Au moment où nous allons entrer, Garine s'arrête et salue militairement un petit vieillard chinois qui sort. Celui-ci étend la main vers nous : nous nous approchons.

- Monsieur Garine, dit-il en français, lentement, d'une voix faible, j'étais ici dans le dessein de vous rencontrer. Je crois qu'un entretien entre nous serait une bonne chose. Quand pourrai-je vous trouver ?

- Monsieur Tcheng-Daï, quand il vous plaira. J'irai vous voir cette...

- Non, non, répond-il, tapotant l'air de la main comme s'il voulait calmer Garine, je passerai, je passerai. Cinq heures, cela vous convient-il ?

- Entendu ; je vous attendrai.

Dès que j'ai entendu prononcer son nom, je l'ai regardé attentivement. Son visage, comme celui de nombre de vieux lettrés, fait songer à une tête de mort. Cela tient à la saillie de ses pommettes, qui ne laisse voir de sa face que les deux taches profondes et sombres des orbites, un nez imperceptible et les dents, surtout lorsqu'on la voit à quelque distance. De près, ses yeux, qui sont allongés, s'animent : son sourire se relie à l'extrême courtoisie de sa parole, à la distinction de sa voix ; tout cela atténue sa laideur et en modifie le caractère. Il enfonce ses mains dans ses manches à la façon d'un prêtre, et accompagne ses paroles de légers mouvements des épaules en avant. J'ai songé un instant à Klein, qui, lui aussi, s'exprime avec tout son corps ; et ce Tcheng-Daï m'a paru plus fin encore, plus âgé, plus subtil. Il est vêtu d'un pantalon et d'une vareuse militaire au col empesé, en toile blanche, comme presque tous les chefs du Kuomintang. Son pousse - il a un pousse particulier, tout noir, - l'attend. Il le rejoint à pas menus ; le tireur l'emmène, d'une course lente et sage ; lui, calé au fond du siège, hoche gravement la tête et semble peser des arguments qu'il se propose en silence...

Après l'avoir suivi un instant du regard, nous passons, sans nous faire annoncer, devant les factionnaires, traversons un hall vide et rencontrons une autre sentinelle en uniforme kaki soutaché d'orange. (Est-ce une marque de distinction ?) En face, ce n'est pas une natte, cette fois, mais une porte fermée.

« Il est seul ? » demande Garine à la sentinelle. L'autre incline la tête affirmativement. Nous frappons et entrons. Le cabinet de travail est vaste. Un portrait en pied de Sun-Yat-Sen, de deux mètres, coupe en deux le mur de chaux bleuâtre. Derrière un bureau couvert de papiers de toutes sortes mis en ordre et soigneusement séparés les uns des autres, Borodine, à contre-jour, nous regarde entrer, un peu étonné (par ma présence sans doute) et clignant des yeux. Il se lève et vient à nous, la main en avant, le dos voûté. Je distingue maintenant son visage en raccourci, au-dessous des cheveux ondulés, massifs, rejetés en arrière, que je voyais seuls lorsqu'il m'est apparu d'abord, penché sur son bureau. Il a cet air de fauve intelligent que donne l'ensemble des moustaches courbes, des pommettes saillantes et des yeux bridés. Quarante ans peut-être.

Pendant l'entretien qu'il a avec Garine, son attitude est à peu près celle d'un militaire. Garine me présente, résume en russe le rapport de Meunier qu'il a laissé sur le bureau ; Borodine prend le papier, et le classe aussitôt dans une pile de rapports surmontée d'un autre portrait, gravé, de Sun-Yat-Sen. Il semble intéressé surtout par un détail qu'il note en disant quelques mots. Puis, tous deux discutent, en russe encore, sur un ton d'animation inquiète. Et nous regagnons pour déjeuner la maison de Garine, qui marche les yeux baissés, soucieux.

- Ça ne marche pas ?

- Oh ! j'ai l'habitude...

Devant sa maison, un planton qui l'attendait lui remet un rapport. Il le lit en gravissant les marches, le signe sur la table d'osier de la véranda et le rend. Le planton part en courant. Garine est de plus en plus soucieux. Je lui demande de nouveau, en hésitant :

- Alors ?

- Alors... alors voilà.

Le ton suffit.

- Ça va mal ?

- Assez. Les grèves, c'est très joli, mais ça ne suffit pas. Maintenant, il faut autre chose. Il faut UNE autre chose : l'application du décret qui interdit aux bateaux chinois de toucher Hongkong, ainsi qu'à tous les bateaux étrangers qui veulent mouiller à Canton. Il y a plus d'un mois que le décret est signé, mais il n'est pas encore promulgué. Les Anglais savent que la grève ne peut durer toujours ; ils se demandent ce que nous allons faire. Attendent-ils beaucoup de l'expédition de Tcheng-Tioung-Ming ? Ils lui fournissent des armes, des instructeurs, de l'argent... Lorsque ce décret a été signé, ils ont eu une telle peur, les gens de Hongkong, qu'ils ont télégraphié à Londres, au nom de tous les corps constitués, pour demander une intervention militaire. Le décret est resté au fond d'un tiroir. Je sais bien que son application justifierait la guerre. Et après ? Ils ne peuvent pas l'entreprendre, cette guerre ! Et Hongkong serait enfin...

Du poing, il fait le geste de serrer une vis.

- En retirant à Hongkong la clientèle des seules compagnies cantonaises, nous abaissons des deux tiers les recettes du port. La ruine.

- Eh bien ?

- Quoi, eh bien ?

- Oui, qu'attendez-vous ?

- Tcheng-Daï. Nous ne sommes pas encore le gouvernement. Une action de ce genre échouera, si ce vieil abruti se met en tête de la faire échouer.

Il réfléchit.

- Même lorsqu'on est très bien renseigné, on ne l'est qu'à demi. Je voudrais savoir - savoir - s'il n'est vraiment pour rien dans ce que nous préparent Tang et les cochons de second ordre...

- Tang ?

- Un général, comme beaucoup d'autres. Tang n'a pas d'importance. Il prépare un coup d'État : il veut nous coller au mur. Ça le regarde. Mais lui, en l'occurrence, ne compte pas : il n'est qu'un hasard nécessaire, qui se reproduira. Ce qui compte, c'est ce que nous trouverons derrière lui. L'Angleterre d'abord, comme il convient. En ce moment les caisses anglaises s'ouvrent largement devant tous ceux qui se proposent de nous abattre ; chaque homme de ses régiments lui est certainement payé un bon prix. (Et - malheureusement - Hongkong n'est pas loin, ce qui permet à Tang et aux autres de filer en lieu sûr quand ils sont battus). Et il y a encore Tcheng-Daï, « l'honnête Tcheng-Daï » que tu as vu tout à l'heure. Je suis sûr que Tang, s'il était vainqueur - il ne le sera pas - lui offrirait le pouvoir, quitte à gouverner sous son nom. On peut mettre Tcheng-Daï à la place du Comité des Sept et on ne peut mettre que lui. Les sociétés publiques et secrètes l'accepteraient, c'est certain. Et il remplacerait notre action par de beaux « appels aux peuples du monde » comme celui qu'il vient de lancer et auquel Gandhi et Russel ont répondu. C'est beau, l'âge du papier ! Je vois cela d'ici : compliments, boniments, retour des marchandises anglaises, Anglais à cigares sur le quai, démolition de tout ce que nous avons fait. Toutes ces villes chinoises sont molles comme des méduses. Le squelette, ici, c'est nous. Pour combien de temps ? »

À l'instant où nous allons nous mettre à table, un nouveau planton arrive, porteur d'un pli. Garine ouvre l'enveloppe avec le couteau de table, s'assied devant son assiette et lit.

- Bon, ça va.

Le planton part.

- Le nombre de crapules que l'on peut trouver autour de Tcheng-Daï est incroyable. Avant-hier, les types qui prétendent se réclamer de lui donnaient une réunion. Sur une espèce de place, pas très loin de la rivière. Il était venu. Digne et fatigué comme tu l'as vu tout à l'heure ; pas pour parler, évidemment. Et c'était à voir, les orateurs vociférant, montés sur les tables, au-dessus d'une masse carrée de têtes pas très enthousiastes, sur un fond de tôle ondulée, de cornes de pagodes, de bouts de zinc tordus. Autour de lui, un peu à l'écart, pas trop, un grand cercle respectueux. Il a été attaqué par de quelconques voyous. Il avait avec lui quelques costauds choisis qui l'ont défendu. Le chef de la police a fait aussitôt coffrer agresseurs et défenseurs. Et aujourd'hui, le principal défenseur - c'est son interrogatoire que j'ai sous les yeux - demande une place, même dans la police, au commissaire qui l'interroge. C'est beau, la foi ! Quant à l'autre papier, le voici...

Il me le tend. C'est la copie d'une liste établie par le général Tang : Garine, Borodine, Nicolaïeff, Hong, des noms chinois. À fusiller d'abord.

Pendant tout le déjeuner, nous parlons de Tcheng-Daï : Garine ne pense qu'à lui. L'adversaire.

Sun-Yat-Sen a dit avant de mourir : « La parole de Borodine est ma parole. » Mais la parole de Tcheng-Daï aussi est sa parole, et il n'a pas été nécessaire qu'il le dît.

Il a commencé en Indochine sa vie publique. Qu'était-il allé faire à Cholon ? La grande ville du riz n'avait rien pour séduire ce lettré... Il a été là-bas un des organisateurs du Kuomintang, et mieux qu'un organisateur : un animateur. Chaque fois que le gouvernement de la Cochinchine, soit à l'instigation des ghildes riches, soit de sa propre initiative, intervint contre l'un des membres du parti, on vit apparaître Tcheng-Daï. Il fournit du travail ou de l'argent à ceux que le Gouvernement ou la police s'efforçait d'affamer, permit aux expulsés de rentrer en Chine avec leur famille en donnant les sommes nécessaires. Les membres du parti voyant se fermer devant eux les portes des hôpitaux, il parvint à en créer un nouveau.

Il était alors président de la section de Cholon. Dans l'impossibilité de réunir à l'aide de cotisations les fonds nécessaires, il fit appel aux banques chinoises qui refusèrent tout prêt. Il offrit alors en garantie ses propriétés de Hongkong - les deux tiers de sa fortune. Les banques acceptèrent et la construction de l'hôpital commença. Trois mois après, à la suite d'une manœuvre électorale, la présidence du parti lui était retirée ; en même temps, les entrepreneurs lui faisaient savoir que, certaines modifications ayant été apportées au devis, ils se voyaient obligés d'augmenter les prix prévus. Les banques refusèrent toute nouvelle avance ; de plus, menacées par le gouvernement de la Cochinchine qui pouvait dans les vingt-quatre heures expulser leurs directeurs, elles commencèrent à soulever des difficultés pour le règlement des fonds promis. Tcheng-Daï fit vendre les propriétés qu'il avait données en gage, et l'hôpital s'éleva ; mais il fallait l'achever. Une sourde campagne commençait contre lui au sein du Kuomintang ; bien qu'il en souffrît, il ne s'arrêta pas ; et tandis que dans les restaurants chinois, après la sieste, les agents électoraux en tricots blancs venaient parler confidentiellement de « son attitude bizarre » aux artisans mal réveillés, abrutis de chaleur, il faisait mettre en vente à Canton sa maison familiale. L'hôpital achevé, divers pots-de-vin encore devaient être versés ; après avoir pressenti Grosjean, l'antiquaire de Pékin, il se défit de ses rouleaux peints et de sa collection célèbre de jades Sung. Que possédait-il encore ? De quoi vivre très modestement, à peine. Seul entre tous les membres influents du parti, il n'a pas d'auto. C'est pourquoi je l'ai vu passer en pousse, assez satisfait, peut-être, du spectacle d'une pauvreté qui ne permet pas d'oublier sa générosité.

Car sa noblesse, pour être réelle, ne va pas sans habileté. Comme Lau-Yit, comme le général Hsu, il est poète ; mais c'est lui qui a fait du boycottage, défense de quelques marchands adroits contre les Japonais, l'arme précise que nous connaissons aujourd'hui. C'est lui qui l'a fait appliquer aux Anglais, lui qui, connaissant le commerce occidental (élève des Pères, il lit, parle et écrit couramment le français et l'anglais), a orienté assez habilement la propagande de Sun-Yat-Sen pour donner confiance aux Anglais ; lui qui a fait subordonner les interdictions d'achat au service des renseignements, laissant toujours aux Anglais de Hongkong assez d'espoir pour leur permettre d'accumuler des marchandises dont, à un moment choisi, les Chinois se détournent tout à coup.

Mais son autorité est, avant tout, morale. On n'a pas tort, dit Garine, de parler de Gandhi à son sujet. Son action, quoique plus limitée, est du même ordre que celle du Mahatma. Elle est au-dessus de la politique, elle touche l'âme, elle excelle à détacher. Toutes deux agissent par la création d'une légende qui trouble profondément les hommes de leur race. Mais, si les deux actions sont parallèles, les hommes, eux, sont fort différents. Au centre de l'œuvre de Gandhi est le désir douloureux, passionné, d'enseigner aux hommes à vivre ; rien de semblable chez Tcheng-Daï. Il ne veut être ni l'exemple, ni le chef, mais le conseiller. À la mort de Sun-Yat-Sen, qu'il a assisté aux heures les plus tristes de sa vie, mais sans presque se mêler aux agitations purement politiques, on lui a demandé s'il accepterait de succéder au dictateur en tant que Président du parti. Il a refusé. Il ne craignait pas les responsabilités, mais le rôle d'arbitre lui semble plus noble, plus conforme aussi à son caractère, que tout autre. De plus, il se défendait d'accepter une fonction qui pût occuper toute son activité, et faire de lui autre chose que ce qu'il voulait être : le gardien de la Révolution. Sa vie entière est une protestation morale, et son espoir de vaincre par la justice n'exprime point autre chose que la plus grande force dont puisse se parer la faiblesse profonde, irrémédiable, si répandue dans sa race.

Et peut-être cette faiblesse est-elle seule susceptible de faire comprendre son attitude présente. Désire-t-il vraiment, passionnément, depuis des années, délivrer la Chine du Sud de la domination économique de l'Angleterre ? Oui. Mais, à défendre et à diriger un peuple d'opprimés dont la cause était indéniablement juste, il a pris insensiblement l'habitude de son rôle, et s'est trouvé, un jour, préférer ce rôle au triomphe de ceux qu'il défend. Inconsciemment, sans doute, mais avec force. Il est beaucoup plus attaché à sa protestation que décidé à vaincre ; il lui convient d'être l'âme et l'expression d'un peuple opprimé.

Il n'a pas, d'enfants. Pas même de fille. Il a été marié jadis. Sa femme est morte. Il s'est marié à nouveau. Plusieurs années après, sa seconde femme est morte, elle aussi. Nul, après sa mort, ne célébrera pour lui les rites anniversaires. Il en éprouve une douleur calme, tenace, dont il ne parvient pas à se délivrer. Il est athée, ou croit l'être ; mais cette solitude dans la vie et dans la mort l'obsède. L'héritage de sa gloire, il le léguera à la Chine relevée. Hélas !.. Lui, qui fut riche, mourra presque pauvre, et la grandeur de cette mort ira s'éparpiller sur des millions d'hommes. Dernière solitude... Cela, chacun le sait, et aussi que cette solitude le lie plus étroitement chaque jour à la destinée du parti.

« Noble figure de victime qui soigne sa biographie », dit Garine. Tenter lui-même de satisfaire ses désirs lui donnerait l'impression d'une trahison. Dominé à la fois par son tempérament, par une longue habitude et par l'âge, il a oublié jusqu'à la possibilité de tirer les conséquences logiques de son attitude. Entreprendre et diriger une lutte décisive ne s'impose pas plus à lui que ne s'impose à un catholique fervent l'idée de devenir pape. Garine, un jour, a terminé une discussion sur la IIIe Internationale par : « Mais la IIIe Internationale, elle, a fait la Révolution. » Tcheng-Daï n'a répondu que par un geste à la fois évasif et restrictif des deux mains levées sur la poitrine, et Garine dit que jamais il n'a compris aussi vivement la distance qui les sépare.

On le croit capable d'action : mais il n'est capable que d'une sorte d'action particulière, de celle qui exige la victoire de l'homme sur lui-même. S'il est parvenu à ériger un hôpital c'est que les obstacles qu'il a dû surmonter, malgré leur importance, l'ont toujours été par son désintéressement. Il a dû se dépouiller ; il l'a fait, et peut-être sans peine, fier de penser que peu d'hommes l'eussent fait. Chez lui, comme chez les chrétiens, l'action s'accorde avec la charité ; mais la charité qui est, chez les chrétiens, compassion, est chez lui le sentiment de la solidarité ; seuls les Chinois du Parti sont reçus dans son hôpital. La grandeur de sa vie vient d'un dédain du temporel qui donne à ses actes publics un caractère admirable ; mais ce dédain, pour être sincère, n'en laisse pas moins la place au sens de son utilisation, et Tcheng-Daï, désintéressé, entend ne point laisser ignorer un désintéressement fort rare en Chine. Ce désintéressement, qui semble avoir été d'abord simplement humain, est devenu, par une subtile comédie, sa raison d'être : il y cherche la preuve de sa supériorité sur les autres hommes. Son abnégation est l'expression d'un orgueil lucide et sans violence, de l'orgueil compatible avec la douceur de son caractère et sa culture de lettré.

Comme tous ceux qui agissent fortement sur les foules, ce vieillard courtois, aux petits gestes mesurés, est hanté. Hanté par cette Justice qu'il croit être chargé de maintenir et qu'il ne distingue plus qu'à demi de sa propre pensée, par les problèmes que sa défense lui impose, comme d'autres le sont par la sensualité ou par l'ambition. Il ne songe qu'à elle ; le monde existe en fonction d'elle ; elle est le plus élevé des besoins de l'homme, et aussi le dieu qui doit être le premier satisfait. Il a confiance en elle comme un enfant dans une statue de la pagode.

Le besoin qu'il en avait jadis était profond, humain, simple ; elle le domine aujourd'hui comme un fétiche. Peut-être est-elle encore le premier besoin de son cœur : mais elle est aussi une divinité protectrice sans qui rien ne saurait être tenté, qu'on ne saurait oublier sans devoir craindre une sorte de vengeance mystérieuse... Sa grandeur a vieilli avec lui, et l'on n'en voit plus que le corps exsangue. Possédé par un dieu déformé bien caché sous sa douceur, son sourire et ses grâces mandarinales, il vit, hors de ce monde révolutionnaire quotidien auquel nous sommes, dit Garine, si fortement attachés, dans un rêve de monomane où passent encore des épaves de sa noblesse ; et cette monomanie augmente son influence et son prestige. Le sentiment de la justice a toujours été très puissant en Chine, mais à la fois passionné et confus ; la vie de Tcheng-Daï, qui déjà prend tournure de légende, son âge, font de lui un symbole. Les Chinois tiennent à le voir respecter comme ils tiennent à voir reconnaître les qualités de leur race. Il est provisoirement intangible. Et l'enthousiasme, créé par la Propagande, dirigé contre l'Angleterre, ne peut changer sa direction sans perdre sa force. Il faut qu'il entraîne tout avec lui, mais il est trop tôt encore...

Pendant le repas, les rapports se sont succédé. Garine, de plus en plus inquiet, en prend connaissance dès qu'ils arrivent, et les pose au pied de sa chaise, les uns sur les autres.

Le monde de vieux mandarins, contrebandiers d'opium ou photographes, de lettrés devenus marchands de vélos, d'avocats de la Faculté de Paris, d'intellectuels de toutes sortes affamés de considération qui gravite autour de Tcheng-Daï sait que la Délégation de l'Internationale et la Propagande maintiennent seules l'état actuel, soutiennent seules cette immense attaque qui met en échec l'Angleterre, s'opposent seules avec force au retour de l'état de choses qu'ils n'ont pas su maintenir, de cette république de fonctionnaires dont les deux piliers étaient l'ancien mandarin et le nouveau : médecin, avocat, ingénieur. « Le squelette, c'est nous », disait Garine tout à l'heure. Et il semble, d'après les rapports, que tous, à l'insu peut-être de Tcheng-Daï qui réprouverait un coup d'État militaire, se soient groupés autour de ce général Tang dont on n'a pas parlé à Canton jusqu'ici, et qui a sur eux la supériorité du courage. Tang a reçu ces jours derniers des sommes considérables. Les agents anglais sont nombreux dans l'entourage de Tcheng-Daï... Comme je m'étonne qu'un tel mouvement puisse se préparer à l'insu du vieillard, Garine me répond, tapotant du doigt la table : « Il ne veut pas savoir. Il ne veut pas engager sa responsabilité morale. Mais je crois qu'il veut bien soupçonner... »

2 heures.

À la Propagande, avec Garine, dans le bureau qui m'est destiné. Au mur un portrait de Sun-Yat-Sen, un portrait de Lénine, et deux affiches coloriées : l'une figure un petit Chinois enfonçant une baïonnette dans le derrière rebondi de John Bull les quatre fers en l'air, tandis qu'un Russe en bonnet de fourrure dépasse l'horizon, entouré de rayons, comme un soleil ; l'autre représente un soldat européen, armé d'une mitrailleuse, tirant sur une foule de Chinoises et d'enfants qui lèvent les bras. Sur la première, en chiffres européens : 1925 et le caractère chinois : aujourd'hui ; sur la seconde, 1900 et le caractère : jadis. Une large fenêtre devant laquelle un store jaune saturé de soleil est baissé. À terre, une pile de journaux chinois qu'un planton vient chercher. Les secrétaires de ce service en tirent toutes les caricatures politiques et les classent avec des résumés des principaux articles. Sur le bureau Louis-XVI, réquisitionné, une caricature oubliée, un double sans doute ; c'est une main qui porte, imprimé sur chacun de ses doigts : Russes, Étudiants, Femmes, Soldats, Paysans ; et, dans la paume : Kuomintang. Garine (serait-il devenu soigneux, lui aussi ?) la froisse et la jette au panier. Au mur, un cartonnier, et une porte par laquelle cette pièce communique avec celle où se tient Garine, pleine, elle aussi, de cette lumière tamisée, jaune et dense, que laissent passer les stores. Mais il n'y a pas d'affiches au mur, et le cartonnier est remplacé par le coffre-fort. À la porte, un factionnaire.

Le Commissaire à la Police générale, Nicolaïeff, est assis dans un fauteuil, le ventre en avant, les jambes écartées. C'est un homme très gros, dont le visage a cette expression d'aménité que donne aux obèses blonds un nez légèrement retroussé. Il écoute Garine, les yeux fermés, les mains croisées sur le ventre.

- Enfin, dit Garine, tu as lu tous les rapports qui t'ont été envoyés ?

- Jusqu'à cette minute même...

- Bien. À ton avis, Tang va-t-il marcher contre nous ?

- Sans hésiter : voici la liste des Chinois qu'il a l'intention de faire arrêter. Sans parler de toi.

- Penses-tu que Tcheng-Daï soit au courant ?

- Ils veulent se servir de lui, voilà tout...

Le gros homme s'exprime en français avec un très léger accent. Le ton de la voix - on dirait, malgré la netteté des réponses, qu'il parle à une femme ou qu'il va ajouter : mon cher - le calme du visage, l'onction de l'attitude font songer à un ancien prêtre.

- Disposes-tu de beaucoup d'agents, à la Secrète ?

- Mais, presque de tous...

- Bien : la moitié des hommes dans la ville pour annoncer que Tang, payé par les Anglais, prépare un coup d'État qui doit faire de Canton une colonie anglaise. Milieux populaires, bien entendu. Un quart aux permanences des Syndicats : de bons agents. Très important. Le reste, parmi les sans-travail, avec des numéros de la Gazette de Canton, pour bien montrer que les amis de Tang ont demandé la suppression de l'indemnité de grève que nous faisons verser.

- Les sans-travail inscrits sont, voyons...

- Laisse le dossier tranquille : vingt-six mille.

- Bon, nous aurons assez d'hommes.

- Plus quelques agents choisis, ce soir, aux réunions du parti, pour insinuer que Tang va être radié, qu'il le sait et qu'il place maintenant son espoir hors du parti. Ça, assez vague.

- Entendu.

- Tu es absolument certain, n'est-ce pas, qu'il est impossible de le faire coffrer, Tang ?

- Hélas !

- Dommage. Il ne perdra rien pour attendre.

Le gros homme s'en va, son dossier sous le bras. Garine sonne. Le planton apporte un paquet de cartes de visites qu'il pose sur la table en prenant une cigarette dans la boîte, ouverte, de Garine.

- Fais entrer les délégués des syndicats.

Sept Chinois entrent, l'un derrière l'autre - veste au col fermé et pantalons de toile blanche - en silence.

Des jeunes, des vieux. Ils se placent devant la table, en demi-cercle. L'un des plus âgés s'assied à demi sur le bureau : l'interprète. Tous écoutent Garine :

Il est probable qu'un coup d'État va être tenté contre nous cette semaine. Vous connaissez aussi bien que moi les opinions du général Tang et de ses amis ? Je n'ai pas besoin de vous rappeler combien de fois notre camarade Borodine a dû intervenir au Conseil pour faire maintenir le paiement des allocations de grève à Canton. Vous représentez, avant tout, nos sans-travail qui se sont dépensés sans compter, aux dernières réunions syndicales, pour faire reconnaître par tous les camarades vos qualités ; je sais que je peux compter sur vous. Voici d'ailleurs la liste des gens qui, suspects à Tang, à Tcheng-Daï et à leurs amis, doivent être arrêtés dès le début du mouvement.

Il leur passe une liste. Ils lisent, puis se regardent les uns les autres.

- Vous reconnaissez vos noms ? Donc, à partir du moment où vous sortirez de ce bureau...

À la fin de chaque phrase, l'interprète, d'une voix sourde, traduit ; les autres répondent par un murmure : litanies.

-... Vous ne devez plus rentrer chez vous. Chacun de vous restera à la permanence du syndicat, et y dormira. Pour vous...

Il désigne trois Chinois.

« ... dont les permanences sont trop éloignées pour être défendues, vous irez, en sortant, chercher les archives et les apporterez ici. Je vous ai fait préparer des bureaux. Chacun de vous donnera à ses piquets de grève(2) des instructions précises : il faut que nous puissions réunir tous nos hommes en une heure. »

Pendant qu'il parlait, il a fait circuler la boîte de cigarettes, qui est revenue sur la table. Il la referme avec un léger claquement, et se lève. L'un après l'autre, comme ils sont entrés, les Chinois sortent, lui serrant la main au passage. Il sonne.

- Que celui-là écrive la cause de sa visite, dit-il au planton, en lui rendant l'une des cartes. En attendant fais entrer Lo-Moï.

C'est un Chinois de petite taille, rasé, au visage couvert de boutons, qui se place devant Garine, respectueusement, les yeux baissés.

- Dans les derniers déclenchements de grève, à Hongkong et ici, trop de discours inutiles. Si les camarades se croient dans un Parlement, ils se trompent ! Et, une fois pour toutes, ces discours-là doivent être soutenus par un objet : si la maison du patron est trop loin, ou si elle est trop proche, ils peuvent toujours avoir son auto sous la main. Je répète, pour la dernière fois, que les orateurs doivent montrer ce qu'ils attaquent. Que je n'aie plus à revenir là-dessus.

Le petit Chinois s'incline et sort. Le planton rentre avec la carte que Garine lui a rendue tout à l'heure, et la lui tend.

- Pour des tanks ?

Garine hausse les sourcils.

- Enfin, ça regarde Borodine.

Il écrit sur la carte l'adresse de Borodine, et quelques mots (d'introduction, sans doute). On frappe à la porte, deux coups.

- Entrez !

Un Européen, au visage vigoureux taché d'une moustache américaine, vêtu du même uniforme kaki d'officier que Garine, pousse la porte.

- Garine, bonjour.

Il parle français, mais c'est encore un Russe.

- Bonjour, général.

- Eh bien ? Il se décide, monsieur Tang ?

- Tu es au courant ?

- À peu près. Je viens de voir Boro. Il souffre, ce pauvre garçon, en vérité ! Le docteur dit qu'il craint l'accès.

- Quel docteur : Myroff ou le Chinois ?

- Myroff. Alors, Tang ?

- Deux ou trois jours encore...

- Il n'a que son millier d'hommes ?

- Et ce qu'ils pourront trouver avec leur argent et celui des Anglais. Quinze à dix-huit cents en tout. En combien de temps l'armée rouge(3) peut-elle être ici, au minimum ? Six jours ?

- Huit. La propagande les a-t-elle travaillées, les troupes de Tang ?

- Très peu : les hommes sont presque tous Honanais et Yunnanais.

- Tant pis. Combien ont-ils de mitrailleuses ?

- Une vingtaine.

- Tu pourras avoir en ville cinq à six cents cadets, Garine, pas plus.

- Dès que l'action sera engagée, vous rappliquerez.

- Nous sommes donc d'accord : dès que les troupes de Tang seront alertées tu enverras les cadets dont tu disposeras, avec la section de mitrailleuses, et la police derrière. Et nous viendrons par le haut.

- Entendu.

L'homme s'en va.

- Dis donc, Garine, c'est le Chef de l'État-Major ?

- Oui : Gallen.

- Ce qu'il peut avoir l'air d'un officier du tsar !

- Comme les autres...

Nouveau Chinois, cheveux blancs en brosse.

Il s'approche, touche le bureau de l'extrémité de ses doigts, et attend.

- Vous avez tous vos sans-travail en main ?

- Oui, Monsieur.

- Combien pourrait-on en réunir en une demi-heure ?

- Avec quels moyens, Monsieur ?

- Moyens rapides. Négligez la question du transport.

- Plus de dix mille.

- Bien. Je vous remercie.

À son tour, le Chinois aux beaux cheveux blancs s'en va.

- Qu'est-ce que c'est que celui-là ?

- Chef du Bureau des Allocations. Un lettré. Ancien mandarin chassé. Des histoires...

Il rappelle le planton.

- Envoie tous ceux qui attendent encore chez le Commissaire à la Police Générale.

Mais, par la porte entrouverte, un nouveau Chinois, vient d'entrer, tranquille, après avoir frappé en passant deux petits coups. Obèse comme Nicolaïeff, rasé, avec une bouche épaisse et un visage sans traits, il sourit largement, découvrant des dents aurifiées, et tient entre ses doigts un énorme cigare. Il parle anglais.

- Le bateau de Vladivostock est arrivé, monsieur Garine ?

- Ce matin.

- Quelle quantité de gazoline ?

- Quinze cents... (suit le nom d'une mesure chinoise que je ne connais pas).

- Quand sera-t-elle livrée ?

- Demain. Le chèque ici même, comme d'habitude.

- Voulez-vous que je le signe immédiatement ?

- Non. Chaque chose en son temps.

- Alors, au revoir, monsieur Garine. À demain.

- À demain.

« Il nous achète les produits que nous envoie l'U. R. S. S., me dit Garine à mi-voix en français pendant que le Chinois s'en va. L'Internationale n'est pas riche, en ce moment, et les envois de matières premières sont bien nécessaires. Enfin, ils font ce qu'ils peuvent : gazoline, pétrole, armes, instructeurs... »

Il se lève, va jusqu'à la porte, regarde ; plus personne. Il revient à son bureau, se rassied et ouvre un dossier : HONGKONG. Les derniers rapports. Il me passe, de temps à autre, certaines pièces qu'il veut classer à part. Pour avoir moins chaud, j'abaisse la manette qui commande le ventilateur ; aussitôt les feuilles s'envolent. Il arrête le ventilateur, reclasse les feuilles éparses et continue à souligner certaines phrases au crayon rouge. Rapports, rapports, rapports. Pendant que je prépare un résumé de ceux qu'il a choisis, il sort. Rapports...

La grève qui paralyse Hongkong ne se maintiendra pas plus de trois jours, sous sa forme actuelle.

Supposons que les ouvriers qui ne recevront plus les secours de grève attendent dix jours avant de travailler à nouveau : en tout treize jours. Donc, si, avant quinze jours, Borodine n'a pas trouvé un nouveau moyen d'action, les bateaux anglais seront dans le port de Canton. Hongkong se relèvera ; tout l'enseignement de cette grève aura été donné en vain. Le coup porté à Hongkong est très dur ; les banques ont perdu, et perdent encore chaque jour des sommes énormes ; de plus, les Chinois ont vu que l'Angleterre n'est pas invulnérable. Mais, à l'heure actuelle, nos subventions et celles des banques anglaises font vivre une ville de trois cent mille habitants où personne ne travaille. De ce jeu, qui se lassera d'abord ? Nous, nécessairement. Et, du côté de Waïtchéou, l'armée de Tcheng-Tioung-Ming se prépare à entrer en campagne...

Reste l'interdiction de toucher Hongkong faite à tous les capitaines dont les bateaux doivent se rendre à Canton. Mais il faut pour cela un décret, et, tant que Tcheng-Daï possédera la puissance qui est actuellement la sienne, le décret ne sera pas signé.

Hongkong : l'Angleterre. Derrière l'armée de Tcheng-Tioung-Ming : l'Angleterre. Derrière la nuée de sauterelles qui entoure Tcheng-Daï : l'Angleterre.

Quelques livres sont posés sur le bureau : le dictionnaire sino-latin des Pères, deux livres anglais de médecine : Dysentery, Paludism. Quand Garine revient, je lui demande s'il est vrai qu'il ne se soigne pas.

- Mais si, je me soigne ! Bien entendu ! Je ne me suis pas toujours soigné très sérieusement, parce que j'avais autre chose à faire, mais cela n'a pas grande importance : pour guérir, il faut que je rentre en Europe ; je le sais. Je resterai là-bas le moins longtemps possible. Mais comment veux-tu que je m'en aille actuellement ! »

J'insiste à peine : cette conversation l'irrite. Et le planton vient d'apporter une lettre qu'il lit attentivement. Puis il me la tend, disant seulement : « Les mots au crayon rouge sont écrits par Nicolaïeff. »

C'est une nouvelle liste, semblable à celle qu'a reçue Garine au début du déjeuner, mais plus longue : Borodine, Garine, E. Chen, Sun-Fo, Liao-Chong-Hoï, Nicolaïeff, Sémionoff, Hong, de nombreux Chinois que je ne connais pas. Nicolaïeff a ajouté dans le coin, en rouge : liste complète des gens à faire arrêter ET EXÉCUTER SÉANCE TENANTE. Et il a ajouté au bas, à la plume, rapidement : ils sont en train de faire graver des proclamations.

À cinq heures, le planton apporte une nouvelle carte. Garine se lève, va jusqu'à la porte et s'efface pour laisser passer Tcheng-Daï. Le petit vieillard entre, s'assied dans le fauteuil, allonge ses jambes, plonge ses mains dans ses manches et regarde Garine retourné derrière son bureau, avec une bienveillance un peu ironique. Mais il se tait.

- Vous désiriez me voir, monsieur Tcheng-Daï ?

Il fait : oui, de la tête, sort lentement ses mains de ses manches et dit, de sa voix faible :

- Oui, monsieur Garine, oui. Je ne crois pas devoir vous demander si vous connaissez les attentats qui se sont succédé ces jours derniers.

Il parle très lentement, avec soin, l'index levé.

« J'admire trop vos qualités pour penser que vous les ignorez, étant donné les relations confiantes que votre fonction vous oblige à entretenir avec monsieur Nicolaïeff...

« Monsieur Garine, ces attentats se succèdent trop. »

Garine répond par un geste qui signifie : « Qu'y puis-je ? »

- Nous nous comprenons, monsieur Garine, nous nous comprenons...

- Monsieur Tchen-Daï, vous connaissez le général Tang, n'est-ce-pas ?

- Monsieur le général Tang est un homme loyal et juste.

Et, posant lentement la main droite sur le bureau, comme pour souligner ce qu'il dit :

- Je compte obtenir du Comité Central des mesures effectives pour réprimer les attentats. Je crois qu'il serait bon de faire mettre en accusation les hommes connus de tous comme chefs de groupes terroristes. Monsieur Garine, je désire savoir quelle sera votre attitude, quelle sera l'attitude de vos amis en face des propositions que je vais présenter.

Il retire sa main, et la replonge dans sa manche.

- Depuis quelque temps, répond Garine, il faut reconnaître, monsieur Tcheng-Daï, que les instructions que vous avez données à vos amis se sont opposées d'une façon rigoureuse - et un peu malencontreuse - à tous nos désirs.

- On vous a trompé, monsieur Garine ; sans doute avez-vous quelques mauvais conseillers, ou vos informations ont-elles été mal prises ? Je n'ai donné aucune instruction.

- Disons des indications.

- Pas même... J'ai exposé ma façon de penser, donné mon opinion, c'est tout...

Il sourit de plus en plus.

« Je suppose que vous n'y voyez pas d'inconvénient ?

- Je fais grand cas de votre opinion, Monsieur ; mais j'aimerais - nous aimerions - que le Comité en fût informé autrement...

- Que par ses agents de police, monsieur Garine ? Moi aussi. Il eût pu, par exemple, m'envoyer un de ses membres, une personne qualifiée. Il le pouvait bien certainement (il s'incline légèrement) et la preuve, c'est que nous sommes ensemble.

- Il y a quelques mois, notre Comité ne se voyait pas obligé de me déléguer pour connaître vos opinions ; vous les lui faisiez connaître vous-même...

- La question est donc de savoir si c'est moi qui ai changé, ou si c'est vous... Je ne suis plus un jeune homme, monsieur Garine, et vous reconnaîtrez peut-être que ma vie...

- Personne ne songe à contester votre caractère, pour lequel nous avons tous du respect : nous n'ignorons pas ce que vous doit la Chine. Mais...

Il s'était incliné, et souriait. Entendant : mais, il se redresse, inquiet, et regarde Garine.

« ... mais vous ne contestez pas, me semble-t-il, la valeur de notre action. Et cependant, vous tentez de l'affaiblir.

Tcheng-Daï se tait, espérant que le silence gênera Garine, et qu'il continuera à parler. Après un moment, il se décide.

- « Peut-être, en effet, est-il souhaitable que notre situation devienne plus nette... Les qualités de certains membres du Comité, et les vôtres en particulier, monsieur Garine, sont éminentes. Mais vous donnez une grande force à un esprit qu'il nous est impossible d'approuver pleinement. Quelle importance vous accordez à l'école militaire de Wampoa ! »

Il écarte les mains, comme un prêtre catholique déplorant les péchés de ses fidèles.

« Je ne suis pas suspect de tenir à l'excès aux vieilles coutumes chinoises ; j'ai contribué à les détruire. Mais je crois, je crois fermement, je dirai même : j'ai la conviction, que le mouvement du parti ne sera digne de ce que nous attendons de lui qu'à la condition de rester fondé sur la justice. Vous voulez attaquer ? »

D'une voix encore affaiblie :

« Non... Que les impérialistes prennent toutes leurs responsabilités. Quelques nouveaux assassinats de malheureux feront plus pour la cause de tous que les cadets de Wampoa...

- C'est faire bon marché de leur vie. »

Il rejette la tête en arrière pour regarder Garine, ce qui lui donne l'aspect d'un vieux maître chinois indigné par la question d'un élève. Je le crois en colère, mais rien n'en paraît. Ses mains sont toujours dans ses manches. Pense-t-il à la fusillade de Shameen ? Enfin, il dit, comme s'il exposait la conclusion de ses réflexions :

- Oh ! Moins que de les envoyer se faire fusiller par les volontaires de Hongkong, ne trouvez-vous pas ?

- Mais la question ne se pose pas. Vous savez comme moi que la guerre n'aura pas lieu, que l'Angleterre ne peut pas la faire ! Chaque jour démontre à tous les Chinois - et le parti y contribue - la stupidité du bluff européen, le néant d'une force appuyée sur des baïonnettes pendues au mur et des canons bouchés.

- Je n'en suis pas si certain que vous semblez l'être. La guerre ne vous déplairait pas... Elle montrerait à tous votre habileté, qui est remarquable, les qualités d'organisateur de Monsieur Borodine et les qualités guerrières de Monsieur le Général Gallen.

(Quel accent de mépris secret sur le mot : guerrières...)

- N'est-ce donc pas une chose haute et juste que la délivrance de la Chine entière ?

- Vous êtes bien éloquent, monsieur Garine... Mais nous ne voyons pas cela de la même façon. Vous aimez les expériences. Vous employez, pour les exécuter, comment puis-je dire ?.. ce dont vous avez besoin. Il s'agit, en l'occurrence, du peuple de cette ville. Vous l'avouerai-je ? Je préférerais qu'il ne fût pas employé à cette besogne. J'aime à lire des contes tragiques, et le sais les admirer ; je n'aime pas à en contempler le spectacle dans ma propre famille. Si j'osais exprimer ma pensée dans une forme trop violente, qui la dépasse, et employer une expression dont vous vous servez parfois, à propos d'un tout autre objet, je dirais que je ne puis voir sans regret mes compatriotes transformés... en cobayes...

- Il me semble que si une nation a servi de sujet d'expériences au monde entier, ce n'est pas la Chine, c'est la Russie.

- Sans doute, sans doute... Mais elle avait peut-être besoin de cela. Ce besoin, vous l'éprouvez, vous et vos amis. Certes, le danger venu, vous ne le fuirez pas...

Il s'incline.

- Ce n'est pas - à mon avis, monsieur Garine - une raison suffisante pour l'aller chercher.

« Je veux, - je souhaite - que les Chinois soient jugés partout en Chine par des tribunaux chinois, protégés réellement par des gendarmes chinois, qu'ils possèdent en vérité, et non pas en principe, une terre dont ils sont les maîtres légitimes. Mais nous n'avons pas le droit d'attaquer l'Angleterre d'une façon effective, par un acte du Gouvernement. Nous ne sommes pas en guerre. La Chine est la Chine, et le reste du monde est le reste du monde... »

Gêné, Garine ne répond pas tout de suite. Tcheng-Daï reprend :

- Je sais trop à quoi tend cette attaque... Je sais trop qu'elle va contribuer à maintenir le fanatisme qui est venu ici avec vous...

Garine le regarde.

« Fanatisme dont je ne conteste pas la valeur, mais que je ne puis accepter, à mon regret très vif, monsieur Garine. C'est sur la vérité seule que l'on fonde... »

Il écarte les mains, comme s'il s'excusait.

- Croyez-vous, monsieur Tcheng-Daï, que l'Angleterre se soucie de la justice autant que vous ?

- Non... C'est pourquoi nous finirons par la vaincre sans mesures violentes, sans combat. Avant que cinq ans se soient écoulés, aucun produit anglais ne pourra plus pénétrer en Chine. »

Il pense à Gandhi... Garine, frappant la table du bout de son crayon, répond lentement :

- Si Gandhi n'était pas intervenu - au nom de la justice, lui aussi - pour briser le dernier Hartal, les Anglais ne seraient plus aux Indes.

- Si Gandhi n'était pas intervenu, monsieur Garine, l'Inde, qui donne au monde la plus haute leçon que nous puissions entendre aujourd'hui, ne serait qu'une contrée d'Asie en révolte...

- Nous ne sommes pas ici pour donner de beaux exemples de défaites !

- Soyez remercié d'une comparaison qui m'honore plus que vous ne pouvez croire, mais dont je ne suis pas digne. Gandhi sait racheter par ses propres souffrances les erreurs de ses compatriotes.

- Et les coups de fouet que leur vaut sa vertu.

- Vous êtes passionné, monsieur Garine. Pourquoi vous irriter ? Entre vos idées et les miennes, la Chine choisira...

- C'est à nous de faire de la Chine ce qu'elle doit être ! Mais pourrons-nous le faire si nous ne sommes pas d'accord entre nous, si vous lui enseignez à mépriser ce qui lui est le plus nécessaire, si vous ne voulez pas admettre que ce qu'il faut d'abord, c'est EXISTER !

- La Chine a toujours pris possession de ses vainqueurs. Lentement, il est vrai. Mais toujours...

« Monsieur Garine, si la Chine doit devenir autre chose que la Chine de la Justice, celle que j'ai - modestement - travaillé à édifier ; si elle doit être semblable à...

(Un temps. Sous-entendu : à la Russie).

« Je ne vois pas la nécessité de son existence. Qu'il en reste un grand souvenir. Malgré tous les abus de la dynastie mandchoue, l'histoire de la Chine est digne de respect...

- Croyez-vous donc que les pages que nous sommes en train d'en écrire donnent l'impression d'une déchéance ?

- Cinquante siècles d'histoire ne vont pas sans quelques pages très tristes, monsieur Garine, plus tristes sans doute que celles dont vous parlez ne le seront jamais ; mais du moins n'est-ce pas moi qui les ai écrites. »

Il se lève, non sans peine, et se dirige vers la porte à petits pas. Garine l'accompagne ; dès que la porte est refermée, il se tourne vers moi :

- Bon Dieu, Seigneur ! délivrez-nous des saints !

Derniers rapports : les officiers de Tang sont en ville. Rien à craindre pour cette nuit.

« Même dans le domaine des idées, ou plutôt des passions, m'explique Garine pendant que nous dinons, nous ne sommes pas sans force contre Tcheng-Daï. Toute l'Asie moderne est dans le sentiment de la vie individuelle, dans la découverte de la mort. Les pauvres ont compris que leur détresse est sans espoir, qu'ils n'ont rien à attendre d'une vie nouvelle. Les lépreux qui cessaient de croire en Dieu empoisonnaient les fontaines. Tout homme détaché de la vie chinoise, de ses rites et de ses vagues croyances, et rebelle au christianisme, est un bon révolutionnaire. Tu verras cela à merveille par l'exemple de Hong et de presque tous les terroristes que tu auras l'occasion de connaître. En même temps que la terreur d'une mort sans signification, d'une mort qui ne rachète ni ne compense, naît l'idée de la possibilité, pour chaque homme, de vaincre la vie collective des malheureux, de parvenir à cette vie particulière, individuelle, qu'ils tiennent confusément pour le bien le plus précieux des riches. C'est à ces sentiments que les quelques institutions russes apportées par Borodine doivent leur succès ; c'est eux qui poussent les ouvriers à exiger, dans les usines, des commissions de contrôle élues, non par vanité, mais pour atteindre le sentiment d'une existence plus réellement humaine... N'est-ce pas un sentiment semblable : celui de posséder une vie particulière, distincte au regard de Dieu, qui fit la force du christianisme ? Qu'il n'y ait pas loin de tels sentiments à la haine, et même au fanatisme de la haine, je le vois tous les jours... Si l'on montre à un coolie l'auto du patron, cela peut avoir plusieurs effets ; mais si le coolie a les jambes cassées... Et il y a beaucoup de jambes cassées en Chine... Ce qui est difficile, c'est de transformer les velléités des Chinois en résolutions. Il a fallu leur inspirer confiance en eux-mêmes, et par degrés, afin que cette confiance ne disparût pas après quelques jours ; leur montrer leurs victoires, nombreuses et successives, avant de les faire combattre militairement. La lutte contre Hongkong, entreprise pour bien des raisons, est excellente pour cela. Les résultats ont été brillants ; nous les faisons plus brillants encore. Cette ruine qu'ils voient s'appesantir sur le symbole de l'Angleterre, ils désirent tous y participer. Ils se voient vainqueurs, et vainqueurs sans avoir à supporter les images guerrières auxquelles ils répugnent parce qu'elles ne leur rappellent que des défaites. Pour eux comme pour nous, aujourd'hui c'est Hongkong, demain Hankéou, après-demain Shanghaï, plus tard Pékin... C'est l'élan donné par cette lutte qui doit soutenir - et qui soutiendra - notre armée contre Tcheng-Tioung-Ming, comme c'est lui qui soutiendra l'expédition du Nord. C'est pourquoi notre victoire est nécessaire, pourquoi nous devons empêcher, par tous les moyens, cet enthousiasme populaire qui est en train de devenir une force d'épopée de retomber en poussière au nom de la justice et d'autres fariboles !

- Une telle force, si aisément détruite ?

- Détruite, non. Annihilée, oui. Il a suffi d'une inopportune prédication de Gandhi (parce que des Indiens avaient liquidé quelques Anglais, ah ! là là !..) pour briser le dernier Hartal. L'enthousiasme ne supporte pas l'hésitation, surtout ici. Ce qu'il faut, c'est que chaque homme sente que sa vie est liée à la Révolution, qu'elle perdra sa valeur si nous sommes battus, qu'elle redeviendra une loque...

Après un silence, il ajoute :

- Et de plus, une minorité résolue...

Après le dîner, il est allé prendre des nouvelles de Borodine ; l'accès de fièvre que craignait le médecin s'est déclaré, et le délégué de l'Internationale, couché, est dans l'impossibilité de lire et de discuter quoi que ce soit. Cette maladie inquiète Garine, et son inquiétude nous a amenés à parler quelques instants de lui-même. À l'une de mes questions, il a répondu :

- Il y a au fond de moi de vieilles rancunes, qui ne m'ont pas peu porté à me lier à la Révolution...

- Mais tu n'as presque pas été pauvre...

- Oh ! là n'est pas la question. Mon hostilité profonde va bien moins aux possesseurs qu'aux principes stupides au nom desquels ils défendent leurs possessions. Et il y a autre chose : quand j'étais adolescent, je pensais des choses vagues, je n'avais besoin de rien pour avoir confiance en moi. J'ai toujours confiance en moi, mais autrement : aujourd'hui, il me faut des preuves. Ce qui me lie au Kuomintang...

Et, posant sa main sur mon bras : « C'est l'habitude, mais c'est surtout le besoin d'une victoire commune... »

Le lendemain.

L'action des terroristes est toujours violente. Hier, un riche commerçant, un juge et deux anciens magistrats ont été assassinés, les uns dans la rue, les autres chez eux.

Tcheng-Daï doit demander demain au Comité exécutif l'arrestation immédiate de Hong et de tous ceux qui sont tenus pour les chefs des sociétés anarchistes et terroristes.

Le lendemain.

« Les troupes de Tang sont réunies. »

À peine avons-nous commencé de déjeuner. Aussitôt, nous partons. L'auto file à toute vitesse le long du fleuve. Dans la ville on ne voit rien encore. Mais, à l'intérieur des maisons devant lesquelles nous nous arrêtons, les équipes de mitrailleurs sont prêtes. Dès que nous sommes passés, la police régulière du quai et les piquets de grève chassent la foule, et arrêtent toute circulation sur les ponts, près desquels s'installent les batteries de mitrailleuses. Les troupes de Tang sont de l'autre côté du fleuve.

À la propagande, devant le bureau de Garine, nous attendent Nicolaïeff et un jeune Chinois dépeigné, au visage assez beau : Hong, le chef des terroristes. C'est seulement lorsque j'entends son nom que je remarque la longueur de ses bras, cette longueur un peu simiesque dont m'a parlé Gérard. Déjà de nombreux agents sont dans le couloir : ceux qui, postés devant les maisons de nos amis suspects à Tang avaient pour mission de nous prévenir dès que se présenteraient les patrouilles chargées des arrestations. Ils disent qu'ils viennent de voir les soldats pénétrer de force dans les maisons, furieux de ne pas trouver ceux qu'ils cherchent, emmener des femmes, des domestiques... Garine les fait taire. Puis, il demande à chacun où il se trouvait, et note, sur le plan de Canton, les lieux visités par les patrouilles.

- Nicolaïeff ?

- Oui.

- Descends. Un message à Gallen. Toi-même, hein ! Puis, un agent en auto dans toutes les permanences : que chaque syndicat envoie cinquante volontaires contre chaque patrouille. Les patrouilles vont remonter vers le fleuve. Les volontaires sur le quai. Deux postes de cadets pour les diriger, avec une mitrailleuse chacun. »

Nicolaïeff part en hâte, essoufflé, secouant lourdement son gros corps. Il y a maintenant dans le couloir une foule d'agents qu'un officier cantonais et un Européen de haute taille (Klein, me semble-t-il... mais il est dans l'ombre) interrogent rapidement avant de les laisser arriver jusqu'à Garine. Un autre officier cantonais, très jeune, traverse en jouant des épaules cette masse blanche de personnages en costume de toile ou en robes.

- Je pars, monsieur le Commissaire ?

- Entendu, colonel. Vous recevrez les messages à hauteur du pont n°3.

Il lui remet un plan où sont notés en rouge les lieux où se trouvaient les patrouilles, le point de départ de Tang et les routes qu'il peut suivre. La barre bleue du fleuve coupe la ville : là, comme toujours à Canton, se livrera le combat. Je me souviens de la phrase de Gallen : « Les tenailles. S'ils ne passent pas les ponts de bateaux, ils sont fichus... »

Un jeune secrétaire, en courant, apporte des notes.

- Attendez, colonel ! voici la note de la Sûreté : Tang a quatorze cents hommes.

- Moi, cinq cents seulement.

- Gallen me disait six ?

- Cinq. Vous avez des guetteurs le long du fleuve ?

- Oui. Aucun danger d'être tournés.

- Bon. Les ponts, nous les tiendrons.

L'officier s'en va, sans rien ajouter. Dans le brouhaha, nous entendons le grincement de son auto qui démarre et son klaxon qui s'éloigne en fonctionnant sans arrêt. Chaleur, chaleur. Nous sommes tous en manches de chemise ; nos vestons sont jetés les uns sur les autres, dans un coin.

Encore une note : copie d'une note de Tang :

Objectifs : Banques, Gare, Poste, lit à haute voix Garine. Il continue à lire, mais sans parler, puis reprend : « Il faut d'abord qu'ils passent le fleuve...

- Garine, Garine ! Les troupes de Feng-Liao-Dong...

C'est Nicolaïeff qui revient, épongeant son large visage avec son mouchoir, les cheveux mouillés, les yeux roulant comme des billes.

-... se joignent à celles de Tang ! Les routes de Whampoa sont coupées.

- Sûr ?

- Sûr.

Et, à voix plus basse : « Jamais nous ne pourrons tenir tout seuls...

Garine regarde le plan étendu sur la table. Puis, il hausse nerveusement les épaules et va jusqu'à la fenêtre.

- Il n'y a pas trente-six choses à faire...

À pleine voix :

- « Klein ! » Plus bas : « Hong, file à la permanence des chauffeurs et ramène une cinquantaine de types. »

Et, revenant à Nicolaïeff :

- Télégraphe ? Téléphone ?

- Coupés, naturellement.

Klein entre.

- Quoi ?

- Feng nous plaque et coupe Wampoa. Prends une patrouille de gardes rouges et des agents. Réquisitionne - en vitesse - tout ce que tu pourras trouver comme autos. Dans chaque bagnole, un agent et un chauffeur. (Tu trouveras les chauffeurs en bas, Hong, est allé les chercher). Qu'ils circulent dans toute la ville - sans passer les ponts - et qu'ils envoient ici le plus possible de sans-travail et de grévistes. Passe aux permanences. Que les militants nous envoient tous les hommes dont ils pourront disposer. Et arrange-toi pour atteindre le colonel et lui dire qu'il te donne cent cadets.

- Il va gueuler.

- Plus le choix, idiot ! Ramène-les toi-même.

Klein part. Dans le lointain, un bruit de fusillade commence...

- Maintenant, gare à l'embouteillage ! S'il en vient seulement trois mille pour commencer...

Il appelle le cadet qui tout à l'heure, avec Klein, interrogeait les agents avant de les laisser entrer :

- Envoyez un secrétaire à la permanence des gens de mer. Trente coolies tout de suite.

Encore une auto qui part. Je jette un coup d'œil par la fenêtre : une dizaine d'autos sont devant la Propagande, avec leurs chauffeurs, et attendent. Chaque secrétaire qui part en prend une ; l'auto sort en grinçant de la grande ombre oblique du bâtiment et disparaît dans une poussière pleine de soleil. On n'entend plus de coups de feu, mais, pendant que je regarde, j'entends la voix d'un homme qui dit à Garine, derrière moi :

- Trois patrouilles sont prisonnières. Les trois envoyés des sections attendent.

- Fusillez les officiers. Quant aux hommes... où sont-ils ?

- Aux permanences.

- Bon. Désarmés, menottes. Si Tang passe les ponts, fusillés.

Au moment où je me retourne, l'homme qui parlait sort ; mais il rentre aussitôt :

- Ils disent qu'ils n'ont pas de menottes.

- Au diable !

La sonnerie du téléphone intérieur.

- Allô ? Capitaine Kovak ? Le Commissaire à la Propagande, oui ! Elles flambent ? Combien de maisons ? De l'autre côté du fleuve ?.. Laissez-les flamber...

Il raccroche.

- Nicolaïeff ? Quelle garde devant la maison de Borodine ?

- Quarante hommes.

- Pour l'instant, ça suffit. Il y a une civière chez lui ?

- J'en ai fait porter une tout à l'heure,

- Bon.

Il regarde à son tour par la fenêtre, serre les poings et, s'adressant de nouveau à Nicolaïeff :

- Voilà le cafouillage qui commence... Descends. D'abord, les autos sur une seule ligne, les unes derrière les autres. Le type qui part n'a qu'à prendre la première. Ensuite, un barrage et les sans-travail en rangs.

Nicolaïeff, déjà en bas, se démène, agite les bras, en raccourci, le visage rouge sous son casque blanc. Les autos, avec fracas, se déplacent, se rangent. Deux ou trois cents hommes en loques attendent, à l'ombre, presque tous accroupis. Il en arrive de nouveaux de minute en minute. Ils questionnent les premiers, l'air abruti, et s'accroupissent derrière eux, pour être eux aussi à l'ombre. J'entends derrière moi :

- Le premier et le troisième ponts de bateaux ont été attaqués.

- Étais-tu là ?

- Oui, Commissaire, au troisième.

- Alors ?

- Ils n'ont pas tenu devant les mitrailleuses. Maintenant, ils préparent des sacs de sable.

- Bon.

- Le colonel m'a donné cette note pour vous.

J'entends l'enveloppe qu'on déchire.

- Des hommes ? oui, oui ! dit encore Garine, avec exaspération. Et, à voix basse : Il a peur de ne pas tenir le coup.

En bas, les loqueteux sont de plus en plus nombreux. À la limite de la ligne d'ombre, des disputes se produisent.

- Garine, il y a au moins cinq cents types en bas.

- Toujours personne, de la permanence des gens de mer ?

- Personne, Commissaire, répond le secrétaire.

- Tant pis !

Il fait remonter le store, et, par la fenêtre, appelle :

- Nicolaïeff !

Le gros homme lève la tête, montrant ainsi son visage, et vient sous la fenêtre.

Garine lui jette un paquet de brassards qu'il a pris dans le tiroir de son bureau :

- Prends trente bonshommes, fous-leur à chacun un brassard et commence la distribution des armes.

Il revient.

On entend la voix de Nicolaïeff, d'en bas :

« Les clefs, bon Dieu ! »

Garine prélève sur un trousseau une petite clef et la jette par la fenêtre : le gros homme la reçoit dans ses mains réunies en coupe. À l'extrémité de la route apparaissent des ambulanciers, qui portent des blessés couchés sur des civières.

- Deux gardes rouges au bout de la rue, bon Dieu ! Pas de blessés par ici en ce moment !

Fatigué par la réverbération du soleil sur la poussière de la rue et sur les murs, je me retourne un instant. Tout est brouillé. Taches de couleurs des affiches de propagande collées au mur, ombre de Garine qui marche de long en large... Mes yeux, rapidement, s'accoutument à l'ombre. Ces affiches, en ce moment, prennent vie... Garine revient à la fenêtre.

- Nicolaïeff ! Rien que des fusils !

- Bon.

La foule des sans-travail, de plus en plus dense, encadrée par des agents de police en uniforme et un piquet de grève envoyé sans doute par Klein, avance, en pointe, vers la porte : les fusils sont dans la cave. Foule immense, toujours protégée par l'ombre. Arrivent dans le soleil, en rangs, une vingtaine d'hommes porteurs de brassards, conduits par un secrétaire.

- Garine, de nouveaux types avec des brassards !

Il regarde.

- Les coolies des gens de mer. Ça va.

Silence. Dès que nous attendons quelque chose, nous retrouvons la chaleur, comme une plaie. En bas, une faible rumeur ; murmures, socques, inquiétude, la cliquette d'un marchand ambulant, les cris d'un soldat qui le chasse. Devant la fenêtre, la lumière. Calme plein d'anxiété. Le son rythmé, de plus en plus net, de la marche des hommes qui arrivent, au pas ; le claquement brutal de la halte. Silence. Rumeur... Un seul pas, dans l'escalier. Le secrétaire.

- Les coolies des gens de mer sont là, commissaire.

Garine écrit et plie sa feuille.

Le secrétaire tend la main.

- Non !

Il froisse le papier, et l'envoie dans la corbeille.

- J'y vais.

Mais voici de nouveaux secrétaires porteurs de papiers. Il lit : « Hongkong, plus tard ! » et jette les rapports dans un tiroir. Entre un cadet.

- Commissaire, le Colonel demande des hommes.

- Dans un quart d'heure.

- Il demande combien il en aura !

Nous regardons encore par la fenêtre ; maintenant la foule s'étend jusqu'à l'extrémité de la rue - toujours limitée par la ligne d'ombre - agitée de lents mouvements qui s'y perdent, comme dans l'eau.

- Au moins quinze cents.

Le secrétaire attend encore, Garine, de nouveau, écrit, et cette fois, lui remet l'ordre.

Encore la sonnerie du téléphone intérieur.

-...

- Mais quels émeutiers, bon sang !

-...

- Tu devrais le savoir !

-...

- Oui, enfin, comment sont-ils arrivés ?

-...

- Plusieurs banques ? Bon. Laisse-les attaquer.

Il raccroche et quitte la pièce.

- Je te suis ?

- Oui, répond-il, déjà dans le corridor.

Nous descendons. Des hommes à brassard, choisis tout à l'heure par Nicolaïeff, apportent de la cave des fusils que leurs camarades distribuent sur le perron aux sans-travail, presque en rangs ; mais les coolies des gens de mer sont remontés avec des caisses de cartouches ; les hommes armés se mêlent aux autres, qui veulent passer et prendre des cartouches avant d'avoir obtenu un fusil... Garine crie en mauvais chinois ; on ne l'entend pas. Il vient alors devant la caisse ouverte et s'assied dessus. La distribution cesse. Le mouvement s'arrête ; des derniers rangs viennent des questions... Il fait vivement reculer les hommes sans armes, placer devant eux les hommes armés. Ceux-ci, par trois, reçoivent, en passant devant la caisse, leurs munitions, avec une inquiétante lenteur... Dans la cave, les coolies ouvrent de nouvelles caisses, à grands coups de ciseau et de marteau... Et un bruit militaire de pas, comme tout à l'heure, arrive jusqu'à nous. Nous ne voyons rien à cause de la foule. Garine saute sur le perron, et regarde :

- Les cadets !

Ce sont, en effet, les cadets que ramène Klein. Des coolies reviennent de la cave, ahanant, l'épaule écrasée par un large bambou où sont suspendues de nouvelles caisses de cartouches... Klein est devant nous.

- Deux cadets pour te seconder, lui dit Garine. Tous les hommes arrivés et pourvus de munitions à vingt mètres en avant. Les hommes armés sans munitions à dix mètres. Une caisse et trois hommes entre les deux pour la distribution.

Et, quand tout cela est fait, sans cris, dans une poussière âcre et dense, rayée de soleil :

- Maintenant, les fusils d'abord, les munitions trois mètres plus loin. Les cadets tout à fait en avant. Faites ranger les hommes par dix. Un chef par rang ; militant s'il y en a, sinon le premier du rang. Chaque cadet prend cent cinquante hommes et file au quai demander les instructions du colonel.

Nous remontons, et notre premier regard est encore pour la fenêtre : la rue est maintenant envahie ; au soleil comme à l'ombre, des orateurs, juchés sur les épaules de leurs compagnons, hurlent... On entend le bruit éloigné des mitrailleuses. Là-bas, un premier groupe armé s'en va au pas gymnastique, surveillé par un cadet.

Et l'exaspération passive, la tension de tous les nerfs qui ne trouve plus d'autre objet que l'attente, commence. Attendre. Attendre. Sous la fenêtre, les sections, une à une, se constituent et s'en vont, dans un bruit de pas. Des pièces qui concernent Hongkong sont apportées. Garine les jette dans un tiroir. On entend toujours le son de toile déchirée des mitrailleuses, et, de temps à autre, des rafales isolées de coups de fusil ; mais tout cela est lointain et rejoint presque dans notre esprit les salves de pétards que nous entendions hier... Nous tenons toujours les ponts. Cinq fois, les troupes de Tang ont essayé de passer, mais n'ont pu franchir les têtes de pont sur lesquelles nos mitrailleuses tirent à feux croisés. Chaque fois, un cadet apporte une note : « Attaque pont n°... repoussée. » Et nous recommençons à attendre, Garine marchant de long en large ou couvrant son buvard de lourds dessins fantastiques pleins de courbes, moi regardant, par la fenêtre toujours semblable, l'organisation des sections. Deux indicateurs sont venus après avoir franchi le fleuve à la nage : de l'autre côté des ponts, on pille et on brûle. Tendue au-dessus de la rue, une très légère fumée atténue l'éclat du ciel très calme.

Garine et moi filons en auto vers le quai. Personne dans les rues. Les rideaux de fer des riches boutiques sont abaissés, les échoppes sont fermées par des planches. Lorsque nous passons, des figures apparaissent aux fenêtres, derrière une toile tendue ou un lit dressé, et s'effacent aussitôt. Au coin d'une rue disparaît une femme aux petits pieds qui court, un enfant dans les bras, un enfant sur le dos.

Halte à quelques mètres du quai, dans une rue parallèle, pour échapper au feu des ennemis qui tirent de l'autre rive. Le colonel s'est établi dans une maison peu éloignée du pont principal. Dans la cour, des officiers et des enfants. Au premier étage, une table sur laquelle le plan de Canton est étendu ; contre la fenêtre, trois lits de bois dressés ne laissent entre eux qu'une étroite meurtrière où passe une raie de soleil qui fait sur le genou du colonel une tache pointue.

- Eh bien ?

- Avez-vous reçu cela ? demande le colonel, tendant une note.

La note est en chinois : Garine et moi lisons ensemble. Il semble comprendre à peu près ; néanmoins je traduis, à mi-voix : le général Gallen attaque les troupes de Feng qui nous séparent et marche vers la ville ; le commandant(4) Chang-Kaï-Shek, parti avec les meilleures sections de mitrailleuses va prendre à revers les troupes de Tang.

- Non. C'est arrivé depuis mon départ, sans doute. Vous êtes sûr de tenir, ici ?

- Naturellement.

- Gallen va bousculer Feng comme un tas de poussière. Avec l'artillerie, c'est certain. Pensez-vous que les troupes de Feng se replient sur la ville ?

- C'est probable.

- Bon. Avez-vous assez d'hommes, maintenant ?

- Plus qu'il n'en faut.

- Pouvez-vous me donner deux mitrailleuses et un capitaine ?

Le colonel lit quelques notes.

- Oui.

- Je fais barricader les rues et établir à l'entrée des nids de mitrailleuses. Si les troupes battues tombent dessus, elles prendront la campagne.

- Je le crois.

Il donne un ordre à son officier d'ordonnance, qui part en courant. Nous prenons congé, frappés l'un après l'autre par le rayon que projette la meurtrière. La fusillade, dehors, est calme.

En bas, vingt cadets nous attendent, abattus comme des mouches sur deux autos : serrés dans les sièges, accrochés aux garde-boue, assis dans la capote, debout sur les marchepieds. Le capitaine monte avec nous. Les autos démarrent et filent, secouant les cadets à chaque caniveau.

De nouveaux rapports, sur le bureau, attendent Garine qui les regarde à peine. Il donne au capitaine la direction des sections qui continuent à se former : dans la rue que le soleil maintenant plus bas emplit d'ombre, on ne voit que des têtes.

« Pour les barricades, réquisitionnez ! »

Laissant Nicolaïeff à l'organisation et à l'armement des sections, Klein descend de nouveau au sous-sol, suivi de vingt cadets ; le groupe remonte et reparaît dans le couloir, confus, hérissé çà et là des raies brillantes que fait la lumière sur les canons des mitrailleuses. Et, de nouveau, des autos s'en vont avec un fracas d'embrayage et de klaxons, débordant de soldats secoués, et laissant entre les traces des roues des casquettes kaki, épaves.

Deux heures d'attente. De temps à autre, nous recevons un nouveau rapport... Une seule alerte : vers quatre heures, l'ennemi avait emporté le deuxième pont. Mais presque aussitôt, la ligne d'ouvriers armés placés partout à l'arrière du quai, arrêtant le corps de Tang, a donné à notre section mobile de mitrailleuses le temps d'arriver, et nous avons reconquis le pont. Puis, dans les ruelles parallèles au quai, on a fusillé.

Vers cinq heures et demie, les premiers fuyards de la division de Feng arrivent. Reçus par les mitrailleuses, ils reprennent la campagne aussitôt.

Inspection de nos postes. L'auto s'arrête à quelque distance ; nous allons à pied, Garine, un secrétaire cantonais et moi, jusqu'à l'extrémité de ces rues dont la perspective est coupée à mi-hauteur par des barricades basses, faites de poutres et de lits de bois. Derrière elles, les mitrailleurs fument de longs cigares indigènes, et jettent de temps à autre un coup d'œil par les meurtrières. Garine regarde en silence. À cent mètres des barricades, les ouvriers armés par nous attendent, accroupis, causant ou écoutant les discours des sous-officiers improvisés, militants de syndicats porteurs de brassards.

Et, dès notre retour à la Propagande, l'attente recommence. Mais ce n'est plus une attente anxieuse : au dernier des postes que nous inspections, un secrétaire a rejoint Garine et lui a apporté un message de Klein : le commandant Chang-Khaï-Shek a forcé les barrages de Tang, et les troupes de ce dernier, débandées elles aussi, tentent de gagner la campagne. La fusillade, qui a cessé du côté des ponts, continue, nourrie, comme une grêle lointaine, sur l'autre rive ; de temps à autre, on entend éclater des grenades, comme d'énormes pétards. La bataille s'éloigne rapidement, aussi rapidement que tombe la nuit. Pendant que je dîne dans le bureau de Nicolaïeff, en classant les derniers rapports de Hongkong, des lumières s'allument ; et la nuit tout à fait venue, je n'entends plus que des détonations isolées, perdues...

Lorsque je redescends au premier étage, une rumeur de paroles et des bruits d'armes viennent, par les fenêtres, de la rue nocturne. Près des autos, dans la lumière triangulaire des phares, des silhouettes de cadets se croisent, noires, rayées de barres qui brillent : des armes. Un bataillon de Chang-Kaï-Shek est déjà dans la rue. On ne distingue rien hors des faisceaux lumineux des phares, mais on sent qu'en bas une foule mouvante anime l'ombre, avec le besoin de parler haut qui suit les combats.

Garine, assis derrière son bureau, mange une longue flûte de pain grillé qui craque entre ses dents et parle au général Gallen qui l'écoute en marchant à travers la pièce.

-... Je ne peux pas donner, dès maintenant, des conclusions. Mais, d'après les quelques rapports que j'ai déjà reçus, je peux affirmer ceci : il y a partout des îlots de résistance ; il y a dans la ville la possibilité d'une nouvelle tentative semblable à celle de Tang.

- Il est pris, Tang ?

- Non.

- Mort ?

- Je ne sais pas encore. Mais aujourd'hui c'est Tang, demain ce sera un autre. L'argent de l'Angleterre est toujours là, et celui des financiers chinois aussi. On lutte ou on ne lutte pas. Mais...

Il se lève, souffle sur le bureau, secoue ses vêtements pour en chasser les miettes de pain, va au coffre-fort, l'ouvre, et en tire un tract qu'il donne à Gallen.

-... voici l'essentiel.

- Hein ! cette vieille crapule !..

- Non. Il ignore certainement l'existence de ces tracts.

Je regarde par-dessus l'épaule de Gallen : le tract annonce la constitution d'un nouveau gouvernement, dont la présidence aurait été offerte à Tcheng-Daï.

« On sait qu'on peut nous l'opposer. Contre toute notre propagande, il y a son influence.

- Tu as ce tract depuis longtemps ?

- Une heure.

- Son influence... Oui, il fait pôle. Tu ne trouves pas que tout cela a assez duré ?

Garine réfléchit :

- C'est difficile...

« D'autant plus que je commence à me méfier de Hong... il se mêle maintenant de faire descendre, de sa propre autorité, des gens qui ont fait au parti des dons considérables...

- Remplace-le.

- Ça demande réflexion : il a de grandes qualités, et le moment est mal choisi. Et puis, s'il cesse d'être avec nous, il sera contre nous.

- Et après ?

- Il ne peut rien sans nous de façon durable ; les terroristes sont toujours imprudents, toujours mal organisés... mais pendant quelques jours...

Le lendemain.

« Naturellement ! » dit Garine en entrant dans son bureau, ce matin, et en voyant de hautes piles de rapports. « Après les histoires, c'est toujours comme ça... » Et nous nous mettons au travail. Une activité furieuse apparaît à travers tous ces rapports que nous mettons en ordre comme des choses mortes. Désirs, volontés d'avant-hier et d'hier, violence d'hommes dont je sais seulement qu'ils sont morts ou en fuite. Et espoir d'autres hommes qui veulent, demain, tenter ce que Tang n'a pas été capable de réussir.

Garine travaille en silence, et réunit tous les documents - ils sont nombreux - qui concernent Tcheng-Daï. Quelquefois, en choisissant ou annotant une pièce au crayon rouge, il dit seulement, à mi-voix : « Encore. »

Vers ce vieillard s'orientent tous nos ennemis. Tang qui croyait passer les ponts assez vite pour s'emparer des armes réunies à la Propagande, voulait lui confier la présidence du nouveau gouvernement. Tous ceux que l'action gêne ou inquiète, tous ceux qui vivent de lamentations, réunis autour des chefs des sociétés politiques secrètes, vieillards qui ont jadis collaboré avec Tcheng-Daï, forment une masse à qui sa vie, à lui Tcheng, donne une sorte d'ordre...

Et voici les rapports de Hongkong : Tang a gagné la ville. L'Angleterre, qui sait combien les fonds de la Propagande sont peu élevés, reprend courage. Je comprends, mieux peut-être que lorsque j'étais à Hongkong même, ce qu'est cette guerre nouvelle où les canons sont remplacés par des mots d'ordre, où la ville battue n'est pas livrée aux flammes, mais à ce grand silence des grèves d'Asie, à ce vide inquiétant des villes abandonnées où quelque silhouette furtive disparaît avec un claquement assourdi de socques solitaires... La victoire n'est plus dans un nom de bataille, mais dans ces graphiques, dans ces rapports, dans la baisse du prix des maisons, dans les demandes de subventions, dans la floraison des plaques blanches qui remplacent peu à peu, à l'entrée des buildings de Hongkong, les raisons sociales des Compagnies... L'autre guerre, l'ancienne, se prépare, elle aussi : l'armée de Tcheng-Tioung-Ming est entraînée sous la direction d'officiers anglais.

« De l'argent, de l'argent, de l'argent ! » disent, l'un après l'autre, les rapports. « Nous allons être obligés de cesser le paiement des allocations de grève... » Et Garine, en face de chaque demande, trace nerveusement un D majuscule : le décret. Nombre de compagnies cantonaises, qu'il ruinerait sans espoir et qui ont proposé naguère à Borodine des sommes élevées, se sont tournées vers les amis de Tcheng-Daï... Vers onze heures, il s'en va.

- Il faut absolument décrocher ce décret. Si Gallen vient, tu lui diras que je suis chez Tcheng-Daï. »

Je travaille ensuite avec Nicolaïeff. Ce chef de la Sûreté est un ancien agent de l'Okhrana, dont Borodine connaît le dossier, aujourd'hui à la Tchéka. Affilié aux organisations terroristes avant la guerre, il fit arrêter nombre de militants. Il était fort bien renseigné, car il joignait à ses propres indications celles de sa femme, terroriste sincère et respectée, qui mourut de façon singulière. Diverses circonstances éloignèrent de lui la confiance de ses camarades, sans permettre néanmoins la naissance d'une opinion assez ferme pour justifier son exécution. Dès lors, l'Okhrana le tint pour brûlé, et ne le paya plus. Il était incapable de travailler. Il erra de misère en misère, fut guide, marchand de photos obscènes... Périodiquement, il implorait la police qui lui envoyait quelque argent pour le secourir ; il vivait écœuré de lui-même, à vau-l'eau, lié cependant à cette police par une sorte d'esprit de corps. En 1914, sollicitant cinquante roubles - ce fut sa dernière demande - il dénonçait, comme pour s'acquitter, sa voisine, vieille femme qui cachait des armes...

La guerre le délivra. Il quitta le front en 1917, finit par échouer à Vladivostok, puis à Tientsin où il s'embarqua, en qualité de laveur, sur le bateau qui partait pour Canton. Il reprit ici son ancienne profession d'indicateur, et sut montrer assez d'habileté pour que Sun-Yat-Sen lui confiât, quatre ans plus tard, un des postes importants de sa police secrète. Les Russes semblent avoir oublié son ancienne profession.

Pendant que j'achève de mettre en ordre le courrier de Hongkong, il étudie la répression du soulèvement d'hier. « Alors comprends-tu, mon petit, je choisis la plus grande salle. Elle est grande, très grande. Donc, je m'assieds dans le fauteuil présidentiel, seul, tout seul, sur l'estrade ; tout seul, tu comprends bien ? Il y a seulement un greffier dans un coin, et, derrière moi, six gardes rouges qui ne comprennent que le cantonais, revolver au poing, bien sûr. Quand le type entre, il fait souvent claquer ses talons (il y a des hommes courageux, comme dit ton ami Garine) ; mais quand il sort, il ne fait jamais claquer ses talons. S'il y avait là des gens, du public, je n'obtiendrais jamais rien : les accusés tiendraient tête. Mais quand nous sommes tout seuls... Tu ne peux pas comprendre cela : tout seuls... » Et, avec un sourire mou, un sourire de gros vieillard excité regardant une petite fille nue, il ajoute, plissant les paupières : « Si tu savais comme ils deviennent lâches...

Lorsque je rentre pour déjeuner, je trouve Garine en train d'écrire.

- Un instant, j'ai presque fini. Il faut que je note cela tout de suite, sinon je l'oublierais. C'est ma visite à Tcheng-Daï.

Après quelques minutes, j'entends le bruit que fait la plume lorsqu'on tire un trait. Il repousse ses papiers.

« Il paraît que sa dernière maison est vendue. Il loge chez un photographe pauvre, et c'est sans doute pour cela qu'il a préféré venir me voir, l'autre jour. On me fait entrer dans l'atelier, une petite pièce pleine d'ombre. Il avance le fauteuil et s'assied sur le divan. Quelque part, dans une cour, un marchand de lanternes martèle du fer-blanc - ce qui nous oblige à parler très haut. D'ailleurs, tu n'as qu'à lire...

Il me tend ses papiers.

- « Commence à : Mais sans doute... T. D., c'est lui, G., c'est moi, évidemment. Ou plutôt non : je vais te lire ça : tu ne pourrais pas comprendre les indications qui sont en abrégé.

Il incline la tête, mais, au moment de lire, ajoute : « Je te fais grâce des inutiles boniments du début. Mandarinal et distingué, comme d'habitude. Quand je l'ai mis au pied du mur en lui demandant s'il votera, oui ou non, le décret :

- Monsieur Garine, dit-il (Garine imite presque la voix faible, mesurée et un peu doctorale du vieillard), voulez-vous me permettre de vous poser quelques questions ? Je sais que ce n'est point l'usage...

- Je vous en prie.

- Je voudrais savoir si vous vous souvenez du temps où nous avons créé l'école militaire.

- Fort bien.

- Peut-être n'avez-vous pas oublié, en ce cas, que lorsque vous avez bien voulu venir me trouver, me faire connaître votre projet, vous m'avez dit - vous m'avez affirmé - que cette école était fondée pour permettre au Kouang-Ton de se défendre.

- Eh bien ?

- De se défendre. Vous vous souvenez peut-être que je suis allé avec vous, avec le jeune commandant Chang-Khaï-Shek, chez les personnes notables. J'y suis même allé seul parfois. Des orateurs m'ont injurié, m'ont qualifié de militariste, moi ! Je sais qu'une vie honorable n'échappe pas aux injures, et je les dédaigne. Mais j'ai dit à des hommes dignes de respect, de considération, qui avaient placé en moi leur confiance : « Vous voulez bien croire que je suis un homme juste. Je vous demande d'envoyer votre enfant - votre fils - à cette école. Je vous demande d'oublier ce que la sagesse de nos ancêtres nous a enseigné : l'infamie du métier militaire. » Monsieur Garine, ai-je dit cela ?

- Qui le conteste ?

- Bien. Cent vingt de ces enfants sont morts. Trois d'entre eux étaient fils uniques. Monsieur Garine, qui est responsable de ces morts ? Moi.

Les mains dans les manches il s'incline profondément, et se relève en disant :

« Je suis un homme âgé, j'ai depuis longtemps oublié les espoirs de ma jeunesse - un temps où vous n'étiez pas né, Monsieur Garine. Je sais ce qu'est la mort. Je sais qu'il est des sacrifices nécessaires... De ces jeunes hommes, trois étaient fils uniques, - fils uniques, monsieur Garine, - et j'ai revu leurs pères. Tout jeune officier qui ne tombe pas pour défendre sa province menacée meurt en vain. Et j'ai conseillé cette mort.

- Ces arguments sont excellents ; je regrette que vous ne les ayez pas exposés au général Tang.

- Le général Tang les connaissait et il les a oubliés, comme d'autres... Monsieur Garine, peu m'importent les factions. Mais puisque le Comité des Sept, puisqu'une partie du peuple accorde de la valeur à ma pensée, je ne la lui cacherai point.

Il ajoute, très lentement :

« Quel qu'en soit pour moi le danger...

« Croyez que je regrette de vous parler ainsi. Vous m'y contraignez. Je le regrette, en vérité. Monsieur Garine, je ne défendrai pas votre projet. J'irai même sans doute jusqu'à le combattre... Je pense que vos amis et vous n'êtes pas de bons pasteurs pour le peuple...

(Ce sont les Pères, dit Garine de sa voix habituelle, qui lui ont enseigné le français).

... et même que vous êtes dangereux pour lui. Je pense que vous êtes extrêmement dangereux : car vous ne l'aimez pas.

- Qui l'enfant doit-il préférer, de la nourrice qui l'aime et le laisse se noyer, ou de celle qui ne l'aime pas, mais sait nager et le sauve ?

Il réfléchit un instant, incline la tête en arrière pour me regarder et répond respectueusement :

- Cela dépend peut-être, monsieur Garine, de ce que l'enfant a dans ses poches...

- Ma foi, vous devez bien le savoir, puisque voilà près de vingt ans que vous l'aidez et que vous êtes encore pauvre...

- Je n'ai pas cherché...

- Ce n'est pas comme moi ! À voir mes souliers, qui sont percés (je m'appuie au mur et montre l'une de mes semelles) on devine que la corruption m'a enrichi. »

« C'est déconcertant, mais idiot. Il pourrait répliquer que nos fonds, quelque faibles qu'ils soient, permettent l'achat de souliers neufs ? N'y pense-t-il pas, ou ne veut-il pas continuer une discussion qui le blesse ? Comme tous les Chinois de sa génération, il a peur de la violence, de l'irritation, signes de vulgarité... Il sort les mains de ses manches, ouvre les bras d'un geste et se lève.

« Voilà. »

Garine pose sur la table la dernière feuille, croise les mains sur elle et répète :

- Voilà.

- Eh bien ?

- Je crois que la question est résolue. La seule chose à faire maintenant, c'est d'attendre, pour reparler du décret, d'en avoir fini avec lui. Il fait heureusement tout ce qu'il faut pour nous venir en aide.

- En quoi ?

- En demandant l'arrestation des terroristes (entre parenthèses, il peut la demander : s'il obtient leur mise en accusation, la police ne les trouvera pas, voilà tout). Il y a longtemps que Hong le hait...

Le lendemain matin.

Entrant, comme à l'ordinaire lorsqu'il est en retard, dans la chambre de Garine, j'entends des cris : deux jeunes Chinoises qui étaient couchées sur le lit, nues, (longues taches lisses des corps épilés) surprises par mon entrée, se lèvent en hurlant et se réfugient derrière un paravent. Garine, qui boutonne sa tunique d'officier, appelle le boy et lui donne des instructions pour qu'il fasse sortir les femmes et les paye lorsqu'elles seront habillées.

« Lorsqu'on est ici depuis un certain temps, me dit-il dans l'escalier, les Chinoises énervent beaucoup, tu verras. Alors, pour s'occuper en paix de choses sérieuses, le mieux est de coucher avec elles et de n'y plus penser.

- Avec deux à la fois, je pense qu'on a deux fois la paix ?

- Si le cœur t'en dit, fais-les (ou fais-la, si tu y tiens) venir dans ta chambre. Nous avons bien des indicateurs dans les maisons des bords du fleuve, mais je me méfie...

- Les blancs vont dans ces boîtes ?

- Et comment ! Les Chinoises sont très habiles...

Mais Nicolaïeff nous attend au bas de l'escalier ; dès qu'il voit Garine, il crie :

« Oui, oui, ça continue ! Écoute ça ! »

Il tire de sa poche un papier, et, tandis que nous nous rendons à la Propagande à pied (il ne fait pas encore très chaud), lentement, à cause de son obésité, il lit :

« Les hommes et les femmes étrangers des missions ont fui devant une foule chinoise inoffensive. Pourquoi donc, s'ils n'étaient point coupables ? Et l'on a trouvé dans le jardin de la mission d'innombrables os de petits enfants. Maintenant qu'il est bien établi que ces êtres sans vertu, dans leurs orgies, massacrent férocement les innocents petits enfants chinois... »

- C'est de Hong, oui ? demande Garine.

- Enfin, comme d'habitude : dicté, puisqu'il ne sait pas écrire les caractères... C'est le troisième papier...

- Oui, je lui ai déjà interdit ces stupidités. Il commence à m'embêter, Hong !

- Et je crois qu'il a l'intention de continuer... Je ne l'ai vu travailler avec plaisir, à la Propagande, que chaque fois qu'il a dû rédiger des communiqués anti-chrétiens. Il dit que le peuple est heureux de tels communiqués... Peut-être...

- Ce n'est pas la question. Envoie-le-moi, quand il arrivera.

Il désirait te voir ce matin, je pense qu'il t'attend...

- Ah ! surtout, ne lui demande pas quelles sont ses intentions à l'égard de Tcheng-Daï. Cherche tes renseignements ailleurs.

- Bien. Dis-moi, Garine ?

- Quoi ?

- Tu sais que le banquier Sia-Tcheou est mort ?

- Couteau ?

- Une balle dans la tête quand nous avons passé les ponts.

- Et tu penses que Hong ?

- Je ne pense pas : Je sais.

- Tu lui avais bien dit de laisser...

- De ta part et de la part de Borodine (à propos, il va mieux, Borodine, il viendra sans doute bientôt). Hong n'en fait plus qu'à sa tête.

- Il savait que Sia-Tcheou nous soutenait ?

- Fort bien. Mais peu lui importait ! Sia-Tcheou était trop riche... Aucun pillage, comme d'habitude...

Garine hoche la tête sans répondre. Nous arrivons.

J'accompagne Nicolaïeff, prends dans son bureau les dossiers des derniers rapports de Hongkong et redescends. Lorsque j'entre dans le bureau de Garine, je me heurte à Hong qui prend congé. Il parle avec un accent très fort, d'une voix presque basse où l'on devine une rage mal dominée :

- Vous devez juger ce que j'écris. C'est bien. Mais non mes sentiments. La torture - moi je pense - est, là, une chose juste. Parce que la vie d'un homme de la misère est une torture longue. Et ceux qui enseignent aux hommes de la misère à supporter cela doivent être punis, prêtres chrétiens ou autres hommes. Ils ne savent pas. Ils ne savent pas. Il faudrait - je pense - les obliger (il souligne le mot d'un geste, comme s'il frappait) à comprendre. Ne pas lâcher sur eux les soldats. Non. Les lépreux. Le bras d'un homme se transforme en boue, et coule ; l'homme il vient me parler de résignation, alors c'est bien. Mais cet homme-là, lui, il dit autre chose... »

Et il sourit en s'en allant, d'un sourire qui découvre ses dents et donne tout à coup à son visage haineux une expression presque enfantine.

Garine, soucieux, réfléchit. Lorsqu'il relève la tête, son regard rencontre le mien...

- J'ai fait prévenir l'évêque, dit-il, du danger que courent ses missionnaires. Leur départ est devenu nécessaire, mais pas leur massacre.

- Et alors ?

- « Les précautions convenables seront prises, m'a-t-il fait répondre. Pour le reste, Dieu nous accordera ou nous refusera le martyre ! que sa volonté soit faite ! » Quelques missionnaires sont partis...

Pendant qu'il parle, son regard se porte sur le bureau, et s'arrête sur l'une des notes blanches qui couvrent son buvard :

« Ah ! Ah ! Tcheng-Daï a quitté le photographe et s'est installé dans une villa qu'un ami absent a mise à sa disposition !.. Et cet homme sage s'est fait donner hier soir une garde militaire... Ah ! qu'il y aurait avantage à faire remplacer le Comité des Sept par un comité dictatorial plus sûr, à créer une Tchéka, à n'avoir pas à compter sur des gens comme Hong !.. Il y a bien des choses à faire !

« Quoi encore ? Oui, entrez ! »

Le planton apporte de la part d'un délégué un rouleau de soie envoyé de Shanghaï, sur lequel sont calligraphiées à l'encre de Chine des félicitations.

Au bas, une sorte de post-scriptum est ajouté, écrit d'une encre plus claire et plus sale.

« Nous, (suivent quatre noms), avons signé ceci de notre sang, après avoir tranché chacun l'un de nos doigts, pour témoigner notre admiration à nos compatriotes cantonais qui osent ainsi lutter, d'une manière très admirable, contre l'Angleterre impérialiste. Donc, nous leur témoignons notre respect, et comptons que la lutte sera continuée jusqu'à la victoire complète. Ont signé ensuite : d'innombrables signatures collectives (une par section) suivent.

« Jusqu'à la victoire complète, répète Garine. Le décret, le décret, le décret ! Tout est là. Si nous n'empêchons pas définitivement les bateaux de Hongkong de venir ici, nous finirons par nous faire casser les reins, malgré tout ! Il faut que ce décret passe. Il le faut. Sinon, qu'est-ce que nous foutons ici ?..

Il prend, sur le bureau, une liasse de rapports de Hongkong. Ce ne sont que demandes d'argent.

« En attendant, il n'y a qu'une solution, reprend-il : l'abandon de la grève générale. Toute l'Asie suit enfin le combat que nous avons engagé : il suffit que Hongkong, aux yeux de tous, reste paralysé. La grève des gens de mer, marins et coolies, complète, surveillée par les syndicats, suffira. Hongkong sans bras vaut Hongkong désert, et nous avons grand besoin, ici, de l'argent de l'Internationale, grand besoin !..

Et il commence à écrire un rapport, car les décisions qui engagent l'Internationale sont prises par Borodine. La lumière accuse les saillies et les rides de son visage penché. La plus ancienne puissance de l'Asie reparaît : les hôpitaux de Hongkong, abandonnés par leurs infirmiers, sont pleins de malades, et, sur ce papier que jaunit la lumière, c'est encore un malade qui écrit à un autre malade...

2 heures.

La nouvelle attitude de Hong inquiète Garine à l'extrême. Il compte sur lui pour le délivrer de Tcheng-Daï ; mais si les rapports des indicateurs lui permettent de savoir que Hong n'attendra pas d'être mis en accusation pour agir, et que la certitude où il est de n'avoir pas encore la police contre lui le pousse à agir rapidement, il ne sait rien de ce que doit être l'action du terroriste. En lui, me dit-il, un personnage singulier, depuis quelque temps, apparaît : sous l'apparente culture, faite uniquement de méditations sur quelques idées virulentes trouvées au hasard des livres et des conversations, le Chinois inculte, le Chinois qui ne sait pas lire les caractères, remonte et commence à dominer celui qui lit les livres français et anglais ; et ce nouveau personnage, lui, est soumis tout entier à la violence de son caractère et de la jeunesse, et à la seule expérience qui soit vraiment sienne : celle de la misère... Il a vécu, adolescent, parmi des hommes dont la misère formait l'univers, tout près de ces bas-fonds des grandes villes chinoises hantés des malades, des vieillards, des affaiblis de toute sorte, de ceux qui meurent de faim quelque jour et de ceux, beaucoup plus nombreux, qu'une nourriture de bête entretient dans une sorte d'hébétude et de constante faiblesse. Pour ceux-là, dont l'unique souci est de parvenir à s'assurer quelque pitance, la déchéance est presque toujours si complète qu'elle ne laisse pas même place à la haine. Sentiments, cœur, dignité, tout s'est écroulé et des élans de rancœur et de désespoir apparaissent à peine, çà et là, comme, au-dessus de la masse des haillons et des corps roulés dans la poussière, ces têtes, les yeux ouverts, appuyés sur les pilons donnés par les missionnaires... Mais pour d'autres, pour ceux qui deviennent à l'occasion soldats ou brigands, pour ceux qui sont encore capables de quelque sursaut, qui préparent des combinaisons compliquées pour parvenir à acheter du tabac, la haine existe, tenace, fraternelle. Ils vivent avec elle, dans l'attente de ces journées où les troupes qui fléchissent sont prêtes à appeler à leur aide les pillards et les incendiaires. Hong s'est libéré de la misère ; mais il n'a pas oublié sa leçon, ni l'image du monde qu'elle fait apparaître, féroce, colorée par la haine impuissante. « Il n'y a que deux races, dit-il, les mi-sé-ra-bles et les autres. » Le dégoût qu'il a des puissants et des riches, formé dans son enfance, est tel qu'il ne souhaite ni puissance ni richesse. Peu à peu, à mesure qu'il s'est éloigné de ses cours des Miracles, il a découvert qu'il ne haïssait point le bonheur des riches, mais le respect qu'ils avaient d'eux-mêmes. « Un pauvre, dit-il encore, ne peut pas s'estimer. » Cela, il l'accepterait s'il pensait avec ses ancêtres que son existence n'est pas limitée au cours de sa vie particulière. Mais, attaché au présent de toute la force que lui donne sa découverte de la mort, il n'accepte plus, ne cherche plus, ne discute plus ; il hait. Il voit dans la misère une sorte de démon doucereux, sans cesse occupé à prouver à l'homme sa bassesse, sa lâcheté, sa faiblesse, son aptitude à s'avilir. Sans nul doute, il hait avant tout l'homme qui se respecte, qui est sûr de lui-même ; impossible d'être plus profondément révolté contre sa race. C'est son dégoût de la respectabilité, vertu chinoise par excellence, qui l'a conduit dans les rangs des révolutionnaires. Comme tous ceux que la passion anime, il s'exprime avec force, ce qui lui donne de l'autorité ; et cette autorité est accrue par le caractère extrême de sa haine des idéalistes - de Tcheng-Daï en particulier - à laquelle on prête à tort des causes politiques. Il hait les idéalistes parce qu'ils prétendent « arranger les choses ». Il ne veut point que les choses soient arrangées. Il ne veut point abandonner, au bénéfice d'un avenir incertain, sa haine présente. Il parle avec rage de ceux qui oublient que la vie est unique, et proposent aux hommes de se sacrifier pour leurs enfants. Lui, Hong, n'est point de ceux qui ont des enfants, ni de ceux qui se sacrifient, ni de ceux qui ont raison pour d'autres qu'eux-mêmes. Que Tcheng-Daï, dit-il, cherchant comme d'autres sa nourriture auprès des égouts, ait donc le plaisir d'entendre un honorable vieillard lui parler de la justice ! Il ne veut voir dans le vieux chef tourmenté que celui qui prétend, au nom de la justice, le frustrer de sa vengeance. Et, pensant aux confuses confidences de Rebecci, il juge que trop d'hommes se sont laissé détourner de leur seule vocation par l'ombre d'un idéal quelconque. Il entend ne pas terminer sa vie en louant des oiseaux mécaniques, ne pas laisser l'âge s'imposer à lui. Ayant entendu réciter ce poème d'un Chinois du Nord :

Je combats seul et gagne ou perds

Je n'ai besoin de personne pour me rendre libre.

Je ne veux pas que nul Jésus-Christ pense

Qu'il pût jamais mourir pour moi,

il s'est hâté de l'apprendre par cœur. L'influence de Rebecci, puis celle de Garine, n'ont fait que développer le besoin qu'il a d'un réalisme furieux, tout entier soumis à la haine. Il considère sa vie comme pourrait le faire un phtisique encore plein de force, mais sans espoir ; et, dans l'ensemble extrêmement trouble de ses sentiments la haine met un ordre sauvage, brutal, et prend le caractère d'un devoir.

Seule, l'action au service de la haine n'est ni mensonge, ni lâcheté, ni faiblesse ; seule, elle s'oppose suffisamment aux mots. C'est ce besoin d'action qui a fait de lui notre allié ; mais il trouve que l'Internationale agit trop lentement, qu'elle ménage trop de gens ; par deux fois, cette semaine, il a fait assassiner des hommes qu'elle voulait protéger. « Chaque meurtre accroît la confiance qu'il a en lui, dit Garine, et il prend peu à peu conscience de ce qu'il est profondément : un anarchiste. La rupture entre nous est prochaine. Pourvu qu'elle ne se produise pas trop tôt ! »

Et après un court silence :

« Il est peu d'ennemis que je comprenne mieux... »

Le lendemain.

Quand j'entre dans le bureau de Garine, Klein et Borodine causent, assis l'un en face l'autre près de la porte. Ils surveillent obliquement Hong, debout au milieu de la pièce, qui, les mains dans ses poches, discute avec Garine. Borodine s'est levé ce matin : jaune, amaigri, il semble Chinois, aujourd'hui. Quelque chose, dans l'atmosphère, dans l'attitude des hommes, dit l'hostilité, presque l'altercation. Hong parle avec son accent marqué par saccades, sans bouger. Devant le mouvement brutal de ses mâchoires (il parle comme s'il mordait) je songe soudain à la phrase que me rapportait Gérard : « Quand j'aurai été condamné à la peine capitale... »

« - En France, est-il en train de dire, on n'osait pas couper la tête du roi, hein ? On l'a fait, à la fin. Et la France n'est pas morte. Il faut commencer par guillotiner le roi, toujours.

- Pas quand il paye.

- Quand il paye. Et quand il ne paye pas. Et que m'importe qu'il paye ?

- Il nous importe, à nous. Attention, Hong : une action terroriste dépend de la police qu'elle trouve en face d'elle...

- Quoi ?

Garine répète sa phrase. Hong semble avoir compris, mais il est toujours immobile et regarde le carrelage, le front en avant.

- Chaque chose en son temps, ajoute Garine. La révolution n'est pas si simple.

- Oh ! la révolution...

- La révolution, dit Borodine brusquement, en se retournant, c'est payer l'armée !

- Alors, ce n'est pas du tout digne d'intérêt. Choisir ? Pourquoi ? Parce qu'il y a plus de justice chez vous ? Je laisse ces soucis au respectable Tcheng-Daï. Son âge les excuse. Ils conviennent à ce nuisible vieillard. La Politique ne m'intéresse pas.

- C'est ça, c'est ça, répond Garine. Des discours ! Sais-tu ce que font les directeurs des grandes agences de Hongkong, en ce moment ? Ils font queue chez le gouverneur pour obtenir des subventions, et les banques refusent de fournir les sommes demandées. Sur le port, les « gens distingués » coltinent des paquets (comme des oies, d'ailleurs). Nous ruinons Hongkong, nous faisons un petit port de l'un des plus riches territoires de la couronne - sans parler de l'exemple. Toi, qu'est-ce que tu fais ?

Hong, d'abord, se tait. Mais, à la façon dont il regarde Garine, je sens qu'il va parler. Enfin, il se décide :

- Tout état social est une saloperie. Sa vie unique. Ne pas la perdre. Voilà.

Mais c'est là une sorte de préliminaire...

- Après ? dit Borodine.

- Ce que je fais, vous demandez ?

Il s'est tourné vers Borodine et le regarde en face, cette fois.

- Ce que vous n'osez pas faire. Crever de travail des hommes pauvres, cela est très honteux, faire tuer par de pauvres bougres les ennemis du parti, cela est bien. Mais se bien garder d'aller salir ses mains à de semblables choses, cela est bien aussi, hein ?

- J'ai peur, peut-être ? répond Borodine, en qui la colère commence à monter.

- De vous faire tuer, non.

Et, secouant la tête de haut en bas :

- Du reste, oui.

- Chacun son rôle !

- Ha ! C'est le mien, hein ?

En lui aussi la colère monte, et son accent devient de plus en plus marqué.

- Croyez-vous que je n'éprouve pas de répulsion ? Moi, c'est parce que cela m'est pénible que je ne le fais pas toujours faire aux autres, vous entendez ? Oui, vous regardez Monsieur Klein. Il a supprimé un Haute-Noblesse, je sais. Je lui ai demandé...

Laissant là sa phrase, il regarde alternativement Borodine et Klein, et rit, nerveusement.

- Tous les bourgeois ils ne sont pas patrons d'usine » murmure-t-il.

Puis, tout à coup, il hausse violemment les épaules et s'en va presque en courant, claquant la porte.

Silence.

- Ça ne va pas mieux, dit Garine.

- Que penses-tu qu'il fasse ? demande Klein.

- À l'égard de Tcheng-Daï ? Tcheng-Daï a presque demandé sa tête...

Et, après avoir réfléchi :

- Il m'a compris lorsque je lui ai dit : une action terroriste doit compter avec la police que les terroristes trouvent en face d'eux. Donc, il va essayer d'en finir avec Tcheng-Daï le plus tôt possible... C'est très probable. Mais, à partir d'aujourd'hui, nous allons être visés nous-mêmes... Au premier de ces messieurs...

Borodine, mordant sa moustache et bouclant son ceinturon qui le gêne, se lève et part. Nous le suivons. Plaqué contre l'ampoule électrique, un gros papillon projette sur le mur une large tache noire.

9 heures.

Sans doute les paroles de Myroff ont-elles laissé Garine inquiet, car, pour la première fois, il fait allusion à sa maladie, sans que je l'interroge.

« La maladie, mon vieux, la maladie, on ne peut pas savoir ce que c'est quand on n'est pas malade. On croit que c'est une chose contre laquelle on lutte, une chose étrangère. Mais non : la maladie, c'est soi, soi-même... Enfin, dès que la question de Hongkong sera résolue... »

Après le dîner, un télégramme est arrivé : l'armée de Tcheng-Tioung-Ming a quitté Waïtchéou et marche sur Canton.

J'apprends en me réveillant que Garine, après une crise, a été emmené à l'hôpital cette nuit. Je pourrai aller le voir à partir de six heures.

Hong et les anarchistes annoncent que des réunions auront lieu cet après-midi, dans les salles dont disposent les principaux syndicats. Hong lui-même prononcera un discours à la réunion de « La Jonque », la plus puissante société de coolies du port de Canton, et à celles de quelques sociétés secondaires. Borodine a désigné pour lui répondre Mao-Ling-Wou, un des meilleurs orateurs du Kuomintang.

Demain, nos agents annonceront l'abandon de la grève générale, à Hongkong ; en même temps, afin que l'inquiétude qui pèse sur la ville ne se dissipe pas, la Sûreté anglaise sera informée par les agents doubles que les Chinois, furieux de ne pouvoir maintenir la grève générale, se préparent à l'insurrection. Les maisons de commerce anglaises, ces derniers jours, ont tenté de créer à Souatéou un service de messageries grâce auquel les objets débarqués dans ce port seraient expédiés dans l'intérieur de la Chine. La grève des coolies a été décrétée hier, sur notre ordre, par les syndicats de Souatéou, la saisie des marchandises d'origine anglaise a été ordonnée ce matin. Enfin, un tribunal extraordinaire vient de partir : tous les commerçants qui ont accepté la livraison de marchandises anglaises seront arrêtés et punis d'une amende des deux tiers de leur fortune. Ceux dont les amendes n'auront pas été acquittées avant dix jours seront exécutés.

5 heures.

J'ai été retenu très tard, et la réunion de « La Jonque » est certainement commencée.

Nous nous arrêtons, le secrétaire yunnanais de Nicolaïeff et moi, devant une sorte d'usine, entrons dans un garage que nous traversons, suivant le chemin libre au milieu des Ford, traversons encore une cour. De nouveau, un toit sans cornes, un grand mur blanc sur lequel les pluies ont fait de larges traînées vertes, comme des seaux d'acide jetés à la volée ; une porte. Devant cette porte, assis sur une caisse, un factionnaire chaussé d'espadrilles montre son pistolet automatique à des enfants dont les plus petits sont nus. Mon compagnon lui présente une carte ; pour la regarder il se lève et repousse mollement la grappe d'enfants à mèche unique. Nous entrons. Une rumeur basse, dans laquelle des phrases, çà et là, s'émiettent, monte avec un brouillard épais et bleuâtre. Je ne distingue que les deux grands prismes du soleil criblés d'atomes, que projettent les fenêtres et qui plongent comme des barres obliques dans l'ombre de la salle. Lumière, poussière, fumée, matière fluide et dense où le tabac dessine des ramages. De l'assemblée, nous ne percevons encore que cette rumeur dispersée comme la poussière ; mais voici qu'elle s'ordonne sous la voix haletante de l'orateur, qui est dans l'ombre, et se transforme en un cri scandé : « Oui, oui. - Non, non », arraché à la foule par chaque phrase, et rythmant les discours de coups de gong étouffés, comme des répons de litanies.

Mes yeux peu à peu s'accoutument à l'ombre. Aucune décoration dans la salle. Trois estrades : une pour le bureau où siègent le président et deux assesseurs, devant un grand tableau couvert de caractères (le testament de Sun-Yat-Sen peut-être ? je ne peux le lire, il est trop loin) ; une autre, sur laquelle est monté l'orateur que nous entendons et voyons également mal. Sur la troisième estrade, se tient, assez visible, dans une sorte de petite chaire, un Chinois âgé au nez courbe et fin, aux cheveux gris en brosse. Il est appuyé sur ses deux coudes, le buste en avant, et attend.

Dans la foule que je commence à voir plus nettement, pas un geste. Il y a, dans cette petite salle, quatre ou cinq cents hommes ; près du bureau, quelques étudiantes aux cheveux coupés ; les grands ventilateurs de plafond battent lourdement l'air épaissi. Serrés les uns contre les autres ou presque libres, les auditeurs : soldats, étudiants, petits marchands, coolies, approuvent de la voix, avec un mouvement du cou en avant semblable à celui des chiens qui aboient, sans que leur corps bouge. Pas de bras croisés, pas de coudes sur les genoux, pas de mentons dans les mains ; des corps rigides, verticaux, morts, des visages passionnés dont les mâchoires avancent et, par saccades toujours, ces approbations, aboiements.

Maintenant je commence à entendre assez nettement pour comprendre : la voix est celle de Hong, non pas hésitante comme lorsqu'il parle français, mais pleine et précipitée. C'est la fin du discours :

« Ils disent qu'ils nous ont apporté la liberté ! Nous avions brisé l'Empire comme un œuf depuis cinq ans, qu'ils allaient encore à plat ventre sous le fouet de leurs mandarins militaires !

« Ils font dire par les agents qu'ils payent, par leurs boys, qu'ils nous ont enseigné la Révolution !

« Avions-nous besoin d'eux ?

« Est-ce que les chefs des Taï Ping avaient des conseillers russes ?

« Et ceux des Boxers ! »

Tout cela, dit dans un vocabulaire chinois vulgaire, mais avec fureur, est haché de « Oui, oui ! » gutturaux de plus en plus nombreux. Hong, à chaque phrase, a haussé le ton. Maintenant il crie :

« Lorsque nos oppresseurs se préparaient à égorger des prolétaires cantonais, est-ce que ce sont les Russes qui ont secoué les bidons d'essence ? Qui donc a jeté dans le fleuve ces cochons ouverts, les volontaires marchands ?..

- Oui, oui ! Oui, oui ! Oui, oui !

Mao, toujours accoudé, immobile, se tait : manifestement l'assemblée presque tout entière est avec l'orateur ; et il serait vain de dire à ceux qui sont là qu'ils n'ont pas battu les volontaires marchant tout seuls.

Hong a obtenu ce qu'il voulait : sans doute parlait-il depuis quelque temps déjà. Il descend et, obligé de parler dans d'autres réunions, s'en va rapidement au milieu d'un brouhaha respectueux que Mao, qui a commencé de parler, ne domine pas. Impossible d'entendre un mot. La réunion a été préparée : les protestations et les cris me semblent poussés par sept ou huit Chinois, toujours les mêmes, dispersés dans la salle. La foule, sans nul doute, voudrait entendre, malgré son hostilité : Mao est un orateur célèbre et âgé. Mais il n'élève pas la voix. Il continue de parler au milieu de cris et de clameurs, regardant avec attention les diverses parties de la salle soulevée contre lui. Ah ! Sans doute vient-il enfin de constater le petit nombre des interrupteurs qui commencent à entraîner l'auditoire. Alors, d'une voix forte et soudain distincte, fauchant la salle du bras :

« Regardez ceux qui m'injurient ici pour m'interrompre, craignant ma parole ! »

Un remous. C'est gagné : chacun s'est tourné vers l'un des anarchistes. Mao n'a plus contre lui la salle, mais ses ennemis.

« Ceux qui vivent de l'argent anglais pendant que nos grévistes meurent de faim sont moins que des... »

Impossible d'entendre la fin. Mao est penché en avant, la bouche grande ouverte. Des coins de la salle partent, sur toutes les tonalités chinoises, des injures indistinctes, avec un bruit de meute. Quelques-unes dominent.

« Chien ! Vendu ! Traître ! Traître ! Coolie ! »

Mao parle peut-être ; je ne l'entends pas. Cependant le vacarme décroît. Quelques injures isolées, comme les derniers applaudissements au théâtre... Alors, reprenant d'un coup l'attention par les deux mains élevées au-dessus de la tête, et doublant soudain la force de sa voix :

« Coolie ? Oui, coolie ! Je suis toujours allé parmi les malheureux. Mais pas pour crier, comme vous, leur nom entre celui des voleurs et celui des traîtres ! Presque enfant...

(Il y a des combats entre les anarchistes et ceux qui veulent entendre ; mais on entend).

« ... J'ai juré de lier ma vie à la leur, et nul ne me délivrera de ce serment, car ceux à qui je l'ai fait sont morts...

Et les deux bras jetés en avant, les mains ouvertes :

« Vous les sans-abri, vous les sans-riz, vous tous ! Vous qui n'avez pas de nom, vous qu'on reconnaît à la plaie de l'épaule, déchargeurs de bois, tireurs de bateaux ! à la plaie des hanches, manœuvres du port ! écoutez, écoutez ceux-ci dont la gloire est faite de votre sang ! Hein ! comme ils disent bien : coolies, les beaux seigneurs, du même accent que je disais : chiens ! tout à l'heure, en parlant d'eux !

- Oui, oui !..

Les approbations scandées, de nouveau.

« Oui, oui !

« À mort les insulteurs du peuple !..

Qui a crié ? On ne sait pas. La voix était faible, hésitante.

Mais aussitôt, cent voix hurlent :

« À m-o-o-ort... »

C'est un grondement, un cri trouble qui devient clameur. On distingue à peine le mot : le ton suffit.

Des anarchistes tentent d'atteindre la tribune ; mais Mao n'est pas venu seul ; ses hommes, maintenant aidés par la foule, en défendent l'accès. Un anarchiste, monté sur les épaules d'un camarade, tente de se faire entendre. Il est aussitôt assailli, jeté à terre, frappé. Bagarre. Nous sortons. Arrivé à la porte, je me retourne : dans la fumée plus dense encore, les costumes clairs, les robes blanches, les hardes bleues ou brunes des ouvriers du port se mêlent, images agitées et brouillées, hérissées de poings au-dessus desquels sautent des casques couleur de craie...

Dans la rue, j'aperçois Mao qui s'en va. Je tente de l'atteindre, sans y parvenir. Peut-être ne souhaite-t-il pas être vu en compagnie d'un blanc, aujourd'hui...

Je vais à l'hôpital, seul, à pied. La façon dont Mao s'est tiré de la situation dans laquelle il était fait honneur à son habileté, mais si un maladroit n'avait pas crié « Coolie » que serait-il advenu ? Une victoire due à un tel hasard est une victoire vaine. D'ailleurs, Mao n'a défendu que lui... Mon compagnon yunnanais m'a dit lorsqu'il m'a quitté : « Et considérez bien, Monsieur, que si Hong avait été présent encore, Monsieur Mao n'aurait peut-être pas triomphé si aisément... »

Triomphé ?

Lorsque j'arrive à l'hôpital, la nuit est tout à fait venue. Aux quatre coins d'un pavillon, sous les palmes, des soldats, parabellum au poing. J'entre. Les couloirs sont déserts, à cette heure. Seul, un infirmier qui dormait, couché sur le canapé de bois découpé de l'entrée, se réveille en entendant sonner mes talons sur le carrelage et me conduit à la chambre de Garine.

Linoléum, murs blanchis à la chaux, large ventilateur, odeur de médicaments, d'éther surtout. La moustiquaire est à demi relevée : Garine semble couché dans un lit à rideaux de tulle. Je m'assieds à son chevet. L'osier du fauteuil glisse sous mes mains moites. Mon corps fatigué se libère ; dehors, les éternels moustiques bourdonnent... Une palme descend du toit, rigide, silhouette de métal sur la nuit molle et sans formes. L'odeur de la décomposition et celle des fleurs sucrées du jardin montent ensemble de la terre, entrent avec l'air tiède, traversées parfois par une autre : eau croupie, goudron et fer. Au loin, la grêle des mah-jongs, des cris chinois, des klaxons, des pétards ; lorsque arrive, comme d'une mare, le vent du fleuve et que nous nous taisons, nous entendons un violon monocorde : quelque théâtre ambulant, ou quelque artisan qui joue, dormant à demi dans sa boutique close de planches. Une lumière rousse, fumée, monte derrière les arbres ; on dirait que là-bas s'achève quelque immense fête foraine : la ville.

Garine, les cheveux en pluie sur le visage, les yeux à demi fermés, le visage exténué, me demande, dès que j'arrive :

- Alors ?

- Rien d'important.

Je lui donne quelques nouvelles puis je me tais. Dans le couloir et dans la chambre les lampes brûlent, entourées d'insectes, comme si elles devaient brûler toujours. Le pas de l'infirmier s'éloigne...

- Veux-tu que je te laisse ?

- Non, au contraire. Je ne désire pas rester seul. Je n'aime plus penser à moi, et, quand je suis malade, j'y pense toujours...

La fatigue de sa voix d'ordinaire si nette, un peu tremblante ce soir, comme si sa pensée contrôlait à peine ses paroles, s'accorde avec ces lampes tristes, ce silence, cette odeur de corps en sueur qui parfois domine celle de l'éther et du jardin où marchent les soldats, avec tout cet hôpital où semblent seuls vivants les insectes qui bourdonnent, en masses agitées, autour des ampoules...

- C'est bizarre : après mon procès, j'éprouvais - mais très fortement - le sentiment de la vanité de toute vie, d'une humanité menée par des forces absurdes. Maintenant ça revient... C'est idiot, la maladie... Et pourtant, il me semble que je lutte contre l'absurde humain, en faisant ce que je fais ici... L'absurde retrouve ses droits...

Il se retourne dans son lit, et l'odeur acide de la fièvre s'élève.

- Ah ! cet ensemble insaisissable qui permet à un homme de sentir que sa vie est dominée par quelque chose... C'est étrange, la force des souvenirs, quand on est malade. Toute la journée, j'ai pensé à mon procès, je me demande bien pourquoi ? C'est après ce procès que l'impression d'absurdité que me donnait l'ordre social s'est peu à peu étendue à presque tout ce qui est humain... Je n'y vois pas d'inconvénients, d'ailleurs... Pourtant, pourtant... En cet instant même, combien d'hommes sont en train de rêver à des victoires dont, il y a deux ans, ils ne soupçonnaient pas même la possibilité ! J'ai créé leur espoir. Leur espoir. Je ne tiens pas à faire des phrases, mais enfin, l'espoir des hommes, c'est leur raison de vivre et de mourir... Et puis ?.. Naturellement, on ne devrait pas tant parler quand la fièvre est trop forte... C'est idiot... Penser à soi toute la journée !.. Pourquoi est-ce que je pense à ce procès ? Pourquoi ? C'est si loin. C'est idiot, la fièvre, mais on voit des choses...

L'infirmier vient de pousser sans bruit la porte. Garine se retourne encore ; l'odeur humaine de la maladie domine de nouveau celle de l'éther.

« À Kazan, la nuit de Noël 19, cette procession extraordinaire... Borodine était là, comme toujours... Quoi ?.. Ils apportent tous les dieux devant la cathédrale : de grandes figures comme celles des chars du Carnaval, une déesse-poisson, le corps dans un maillot de sirène... Deux cents, trois cents dieux... Luther aussi. Des musiciens hérissés de fourrures font un chambard du diable avec tous les instruments qu'ils ont trouvés. Un bûcher brûle. Sur les épaules des types, les dieux tournent autour de la place, noirs sur le bûcher, sur la neige... Un chahut triomphal ! Les porteurs fatigués jettent leurs dieux sur les flammes : une grande lueur claque les têtes, fait sortir la cathédrale blanche de la nuit... Quoi ? La Révolution ? Oui, comme ça pendant sept ou huit heures ! J'aurais voulu voir l'aube !.. Pourriture !.. On voit des choses. La Révolution, on ne peut pas l'envoyer dans le feu : tout ce qui n'est pas elle est pire qu'elle, il faut bien le dire, même quand on en est dégoûté... Comme soi-même ! Ni avec, ni sans. Au lycée, j'ai appris ça... en latin. On balaiera. Quoi ? Peut-être aussi, y avait-il de la neige... Quoi ? »

Il est à la limite du délire. Enfiévré par le son de sa voix, il a parlé d'un ton un peu élevé qui résonne, perdu, dans l'hôpital. L'infirmier se penche à mon oreille :

« Le docteur a dit de ne pas faire parler longtemps Monsieur le Commissaire à la Propagande... »

Et, à haute voix :

- Monsieur le Commissaire, désirez-vous le chloral, pour dormir ?

Le lendemain.

Robert Norman, le conseiller américain du Gouvernement, a quitté Canton hier soir. Depuis quelques mois, il n'était plus consulté que lorsqu'il s'agissait de prendre des décisions sans importance. Peut-être a-t-il cru n'être plus en sûreté, non sans raison... Borodine, à sa place, a été enfin nommé officiellement conseiller du gouvernement, directeur des services des armées de terre et de l'aviation. Ainsi les actes de Gallen, qui commande l'état-major cantonnais, ne seront plus contrôlés que par Borodine, et l'armée presque tout entière est entre les mains de l'Internationale.