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Ils sont assis de part et d'autre d'une table de restaurant, à Montparnasse, dans le quartier des théâtres. Il a choisi l'endroit pour les bougies, qui font danser les yeux des femmes.
Elle porte une robe noire échancrée, des boucles d'oreilles en cristal bleu pâle dont elle joue en inclinant le visage. Elle parle bas, d'une voix un peu rauque. Il regarde ses mains, posées sur la table, note Pas d'alliance, ongles vernis.
La première fois qu'ils se sont rencontrés, chez des amis communs, il n'avait pas remarqué qu'elle avait la peau légèrement mate. Elle portait un chemisier blanc, très simple, elle avait les jambes nues. Il avait admiré les yeux noirs, vifs comme une frise de mica. Et aussi la manière presque brutale avec laquelle elle secoue parfois la tête, comme si elle relevait une frange qui n'existe plus. Elle a les cheveux bruns coupés ras. Elle est à peine maquillée: une ombre de mascara sur les cils, un voile brillant sur les lèvres.
Elle dit qu'elle sort peu le soir, seulement le mardi, un vendredi et un samedi sur deux; c'est pourquoi elle lui a proposé ce jour-là, un mardi du mois de janvier.
Elle parle tantôt avec gravité, et alors sa voix s'enfonce dans les basses, tantôt joyeusement, et son timbre change de tessiture, s'envole comme une mue adolescente. Sa peau, à la base du cou, est tendue par un ligament qui gonfle lorsqu'elle rit, se rétracte quand elle soupire. Il pense que s'il l'embrassait, ce serait là, sur la veinule de la vie, au creux de la clavicule.
Il commande une coupe de champagne pourelle, un verre de bordeaux pour lui. Ils trinquent.
«A nous», dit-il.
Elle esquisse un sourire de connivence: elle aussi sait pourquoi ils sont là.
Elle dit qu'il l'a émue le premier soir. Il portait son fils endormi dans ses bras, allant vers la voiture où il l'a allongé à l'arrière, murmurant Dors mon petit bonhomme, ne t'occupe de rien, tu te réveilleras demain matin, dans ton lit.
«Après, vous m'avez raccompagnée. Mais vous n’êtes pas monté.»
Il aime sa voix.
«Vous m'avez donné votre numéro de téléphone et demandé le mien.»
Il se souvient de son parfum, Musc blanc, de Santa Maria di Novela. Ce soir, c'est un autre. Il ne distingue pas lequel.
On leur apporte les cartes. Ils commandent vite, pour être débarrassés. Il dit qu'il vient là depuis quinze ans, qu'il a beaucoup fait la fête dans ce quartier de Montparnasse, et aussi plus loin, vers Vavin. Elle l'écoute et le charme en agrandissant le regard, en le plongeant loin, dans les profondeurs. Il effleure sa joue, emporté, comme un élan. Elle sourit. Elle reste très droite. Il sert à boire.
Elle dit que son pays, c'est une province du bord de mer. Son plaisir, c'est de sauter en parachute. Son rêve, c'est d'avoir beaucoup d'enfants. Et un verre de bordeaux, s'il vous plaît.
Leur histoire est une géographie qu'ils abordent par les rivages qui leur sont communs. Ils sont tous deux divorcés. C'est-à-dire qu'ils ont vécu. Ils ont du poids en eux. Des regrets, des douleurs.
Ils ne parlent pas des enfants. Ils se contentent de les dénombrer: deux chacun. Ils biaisent pour savoir s'ils sont seuls.
Chaque fois qu'elle penche la tête vers son assiette, il voudrait effleurer le renflement du tendon, à la base du cou. Puis, comme elle le regarde, le menton dans les paumes, la flamme de la bougie illuminant son regard, il fait le geste, très vite, puis ramène sa main à lui. Elle n'a pas bougé. Elle n'a pas frémi.
Ils font leur lit dans les draps des ex. Pourquoi, comment. Ils ne regrettent pas, ni l'un ni l'autre. Ils ont merveilleusement profité de leur liberté, ensuite. Ils abdiqueront plus tard, quand le moment sera venu, c'est-à-dire la bonne personne, celle qu'on aimera pour toujours, si cela peut exister. Ils rient. Il glisse sa paume le long de la joue. Elle la retient délicatement. Ils se dévisagent. Ses lèvres ont l'humidité des roses.
Comme elle le fait rire, il prend sa main, l'embrasse, la pose sur la table puis étend le bras, glisse son pouce sur le renflement, serre légèrement la nuque, sans qu'elle bouge, ni n'avance ni ne recule. Il approche doucement son visage du sien et l'embrasse enfin, yeux clos sur son souffle.
Dehors, il demande:
«Voulez-vous que je vous raccompagne?»
Elle dit que non. Elle habite trop loin. Elle dormira chez lui. Mais sagement.
«Sagement», promet-il.
Ils rentrent. Elle se promène dans la maison. Elle ne fait aucun commentaire, s'arrête longuement au seuil de la chambre des enfants, surtout celle de Tom, le benjamin.
Il l'abandonne quelques instants. Lorsqu'il la retrouve, elle est allongée sous la couette.
Elle dit: «Je dors.»
Il répond: «Moi aussi.»
Une minute après, elle dit: «Menteur.»
Il répond: «Si je mens, je vais en enfer!»
Elle lui ouvre les bras de son paradis.
Il ne la voit pas pendant quelques jours. Mais il pense à elle. Il lui semble que quelque chose pourrait naître là, dans le désir qu'il a de la retrouver. Son corps lui reste, et l'odeur de son corps. Plus que celui des autres.
Il vit une existence de célibataire joyeux. Les femmes comptent moins qu'il ne les compte. Il se livre à ce jeu pour combler des vides. Qui, certains soirs, sont des gouffres. Il est libre. Il entre dans les histoires par la porte et en sort par les fenêtres. Il ne construit pas. Il épuise et s'épuise. Le matin, quand il décampe, il a la gueule de bois. Le soir, il recommence. Ses amis disent qu'il est un chasseur. Ils se trompent: il ne blesse personne et nul n'est la proie de l'autre.
Elle téléphone:
«C'est Jeanne.»
Il est dix-neuf heures.
«Je voulais juste dire bonjour.»
Elle n'a pas le temps de parler longtemps parce que les enfants sont dans leur bain.
«On se rappelle après?
«Je ne pourrai pas.»
Il en déduit qu'elle n'est pas seule.
«Ou alors, tard.»
Il en déduit qu'elle est seule.
«Mais pas après minuit.»
Qu'elle n'est pas seule.
«Je suis fatiguée… Je voudrais me coucher tôt.»
Qu'elle est seule.
«Je te téléphone vers onze heures, dit-il.
«Non. C'est moi qui t'appelle.»
Qu'elle est parfois seule, et parfois pas seule.
«Je t' attendrai.»
– Oui, mais si tu as autre chose à faire…
– Je ne bouge pas.
Elle appelle un peu avant minuit. Ils parlent pendant deux heures. Ils se racontent leur premier matin. Ils sont allés à Montmartre. Elle lui a fait découvrir l'allée des Brouillards, et lui, la maison de Max Jacob. Ils ont déjeuné au pied des vignes, à quelques pas du Lapin agile. l'ancien Bateau-Lavoir était fermé.
Plus tard, il l'a déposée rue Biscornet, près de la Bastille, à l’Atelier des bijoux, où elle travaille. Il lui a demandé quand ils se reverraient. Elle a répondu qu'elle ne savait pas, qu'elle avait les enfants toute la semaine et le week-end qui suivait.
Il dit: «Nous sommes lundi. Tu as encore tes enfants?
«Jusqu'à vendredi.»
«Les miens viennent demain soir…»
Il lui propose de l'emmener dîner le samedi. Elle hésite. Quelque chose est prévu qu'elle ne pourra probablement pas annuler. Il se retient de poser les questions qui le brûlent.
«Occupons-nous de nos enfants et rappelons nous plus tard, suggère-t-elle.
– Plus tard, c'est quand?
– Plus tard, c'est quand tu veux.»
Le mardi, à quinze heures cinquante, il quitte sa maison pour aller chercher ses enfants à l'école. Une nappe d'angoisse le recouvre toujours lorsqu'il se retrouve dans la grisaille un peu provinciale de la banlieue chic où ils habitent. Leur mère s'est exilée à Sèvres quelques années plus tôt, pour prendre la direction d'une agence immobilière locale. Les garçons s'y trouvent bien; c'est le plus important.
A seize heures quinze, il arrive le premier, toujours, devant l'école de Tom.
Il se campe près d'un parpaing gris, sur le trottoir d'en face, à un mètre cinquante des grilles, légèrement décalé sur la droite, non loin de l'entrée de l'immeuble. De là, il peut voir sans être remarqué.
Lorsqu'il grimpe sur la pierre, il embrasse tout le chemin qu'empruntent les enfants pour sortir de l'école: la cour de la gardienne, un fragment du préau, le porche d'où ils surgiront. Surtout, il embrasse son fils à l'instant où il apparaît, cent mètres plus loin, au seuil de la porte, quand il n'est pas à lui mais encore aux autres, à ses copains, à sa maîtresse, à une vie quotidienne qu'ils ne partagent pas et dont chaque mardi, à quatre heures et demie, il essaie de voler l'expression d'une expression. C'est pourquoi il vient plus tôt, c'est pourquoi il n'est jamais en retard: pour voir son enfant vivre sans lui.
Mais ce jour-là, la place est occupée. Quatre femmes entourent le parpaing gris. Il les reconnaît – sans les connaître. Il y a l'Angoissée, au bras d'une montre qu'elle consulte sans cesse; la Scrupuleuse, qui sait à quelle température on a servi la purée à la cantine du lundi; l'Enervée, au geste ample tendance moulinet, dont le fiston a cassé dix-huit dents au premier de la classe et qui lance une première pétition pour l'élargissement du trottoir devant l'école, et une seconde pour la gratuité des soins dentaires en faveur des enfants scolarisés; la Culpabilisée, bénévole pour tout, sorties de classe, répétition des devoirs, aide à la maîtresse ou à la directrice; la Pressée, en avance ce jour-là, qui se gare d'habitude en double file, trois petits coups de Klaxon et puis s'en va.
Il reste à l'écart. Il fait les cent pas. Chaque fois qu'il s'approche du groupe, il jette un regard en coin vers sa pierre. Il attend que les intruses s'en éloignent pour se précipiter.
Mais elles ne bougent pas. L'heure tourne. Le trottoir, devant l'école, se remplit. Il songe qu'il déteste les parents d'élèves. Il voudrait leur dire. Il va leur dire. A quatre heures vingt-neuf, il les bousculera et retrouvera sa position. Nul ne l'en délogera. S'il le faut, désormais, il arrivera devant l'école à quatre heures dix. A quatre heures cinq. A quatre heures pile.
A quatre heures vingt-huit, la Scrupuleuse s'approche de lui et demande:
«Vous êtes le père de Tom?»
Elle est brune, elle a un regard incroyablement lumineux. C'est à cause de ce regard qu'il se jette à l'eau. Il dit oui, il est le père de Tom.
«Vous savez qu'ils ont un remplaçant?»
Il l'ignorait. Mais le dialogue est engagé, et il y voit soudain un avantage incomparable: les trois autres mères s'éloignent, libérant le parpaing gris. Aussitôt, il fait un pas, puis un autre. Sa chaussure est contre la brique. Il sourit à la Scrupuleuse.
«Il leur a fait faire le squelette du pigeon!»
Comme il ne bronche pas, elle insiste:
«Le squelette du pigeon!»
Il hoche la tête. Il opère un mouvement tournant de manière à être face à la porte de l'école.
«Vous trouvez ça normal d'apprendre le squelette du pigeon en CE1?
«Excusez-moi, bredouille-t-il… Il doit s'agir de quelqu'un d'autre… Tom n'est pas en CE1.»
Elle campe ses poings sur les hanches:
«Tom n'est pas en CE!?»
Certainement, elle va le manger.
«Non… En tout cas pas le mien.
– En quelle classe est-il, alors?»
Il voit le gouffre. Il tente de l'éviter mais elle l'y pousse:
«En quelle classe?
– Avec les petits.
– Grande maternelle?
– Pas du tout!
– Alors quoi?
– En onzième, bafouille-t-il.
– Qu'est-ce que c'est que ça, la onzième?
– Avec les petits… Avant la dixième…
– En CF, vous voulez dire?
– Oui, c'est ça… En CF. C'est certainement le CP…»
L'œil a perdu toute luminosité.
«Ce n'est pas le même Tom», dit la Scrupu leuse.
Elle le plante là pour retrouver ses mèrescollègues à qui, sans doute, elle narre son incompétence.
Il s'en fout. De même qu'il se fout de savoir si le pigeon a un squelette, si la purée était bonne à midi, la maîtresse absente l'avant-veille, la sortie prévue annulée, ou comment c'étaient les vacances. La seule chose qui lui importe, c'est la tête que fera son enfant en le voyant. Cette tête-là, c'est le baromètre de son cœur.
La gardienne ouvre les grilles. Les mamans, les poussettes, les baby-sitteuses, deux grandmères et un type comme lui convergent vers l'école. Il ne bouge pas. Il attend que tous scrutent en direction de la cour, et, quand il ne voit plus que des dos devant lui, sur l'autre trottoir, il pose la semelle sur le parpaing gris et se hisse sur la pointe des pieds.
Les enfants sortent en rangs des salles de classe. A l'instant où ils débouchent du préau, leur attitude change. Ils passent de leur monde à celui des grands, les parents, mais aussi la directrice qui surveille, assurant le passage, sourire aux lèvres.
Tom franchit la porte. La première chose que voit son père, juché sur son parpaing, c'est le bras retombant, signant la fin d'un moulinet; et le coup de coude assené avec légèreté dans le sac du voisin. Tom jouait. Il faisait le pitre. Mais le sourire hilare se rétrécit, devient plus sage, et le bonhomme marche maintenant au rythme des autres vers les grilles. Il porte un anorak vert assez ancien, un pantalon de jogging, son cartable sur le dos. Ses cheveux sont longs. La mèche tombe entre les sourcils. Il est beau. Il est de bonne humeur.
Il lève le visage, cherchant son père. Son regard se coule entre les mamans, les poussettes, les baby-sitteuses, et, dans l'exacte perspective du parpaing, tombe droit dans celui qu'il attendait. La bouche s'ouvre en un grand sourire.
La soirée sera bonne.
Il vient. Il est là. Le père décroche le cartable et pose la main sur l'épaule de son fils. Ils traversent ensemble, ils vont acheter des gâteaux et des bonbons. Au premier tournant, après que Tom a levé le bras à l'adresse de ses copains, quand l'école est assez loin pour qu'on puisse se permettre, le père s'agenouille et dit:
«Salut, mon petit bout de Tom.»
Et Tom vient dans ses bras.
«Bonjour, Pap'!»
Il glisse ses mains autour du cou de son père. Celui-ci le soulève, non comme jadis, lorsqu'il le balançait dans les airs en riant, mais, maintenant qu'ils ne se voient plus guère, le prenant contre lui, pour le serrer, pour le garder.
Ils vont par les rues, main dans la main. Les doigts de son bonhomme au creux de la paume. Toucher, tenir.
«Ton frère est là ce soir?
– Non. Mais le week-end.»
Son cœur le pince. Victor ne vient pas toujours quand son père l'attend.
Ils marchent vers la voiture. Ils se racontent des trucs. Ou, plutôt, c'est Tom qui parle: la maîtresse, les copains, la moto qui passe, match de foot, il voudrait aller voir des serpents au zoo… Pap' écoute, sourire aux lèvres. Il est ému par la vivacité de l'enfant, sa manière de raconter, ses jugements à l'emporte-pièce, le mouvement des mains, le balancement des épaules, la fragilité du cou sous la chevelure, et l'encre tachant les doigts, les doubles nœuds rafistolés des baskets, la bouche sans incisives. Tom…
Il demande:
«Tu as envie de faire quelque chose?
– Rester à la maison.»
C'est la meilleure nouvelle. Non pas qu'ils y restent mais que l'enfant le demande. Qu'il dise la maison. Qu'il éprouve le besoin de se retrouver là, malgré les difficultés auxquelles ils se heurtent si souvent et qui, si souvent, ont fait craindre au père que ses fils ne reviendraient pas, ou contre leur gré.
«Allons à la maison, dit-il. C'est une très bonne idée.»
Il ne le croit pas. Mais ailleurs, ce serait pareil. Peut-être pire. La question ne réside pas dans le lieu; elle réside en eux-mêmes.
Ils reviennent à Paris par le pont de Sèvres. Tom est assis à l'avant. Il passe les vitesses. Il regarde les voitures. Il est content.
A la maison, il file dans sa chambre. Il jette son anorak sur le lit. Il passe d'un jouet à l'autre, déplace un Lego, prend une voiture, observe sa dernière maquette, un puzzle, la paire de rollers, Spirou. Il cherche ses marques.
Il entre dans la chambre de Victor. Pap' le suit et s'assied sur le lit. Ille regarde. Tom a grandi. Quand il pousse ses voitures, il n'accompagne plus son geste d'un bruit de moteur né au fond de la gorge. Les peluches ont disparu de son univers. Bientôt, il ne jouera plus à quatre pattes. Sa chambre s'habillera des objets de son âge. Il aura de la musique, une console, un lit plus grand… Comme son grand frère. Chez Victor, il Y a des livres sur les rayonnages, des livres au format normal, ni mini ni maxi, pas d'Histoire de la terre racontée aux enfants, plus de dinosaures ou de jeux de cartes aux figures allégoriques. Les engins mobiles, sonores ou à roulettes, ont disparu.
Il cherche d'anciennes images. Quand Tom at-il commencé à marcher? Quel a été son premier mot? Quand a-t-il cessé de sucer son pouce?
A toutes ces questions, il sait à peu près répondre. Mais il ignore l'espace contenu entre les bornes. Ses enfants vivent ailleurs. Il n'arrose pas la plante, et la plante pousse dans un jardin étranger. Quand ses fils reviennent, il remarque: Ils ont changé. Du mouvement, il ne perçoit qu'une succession d'arrêts sur image. Il sait lire les arrêts sur image. Mais le film se tourne sans lui. Un jour, il a vu Tom prendre son élan pour marcher. Un autre jour, il marchait. Il ne sait pas comment il s'est débrouillé, où il a pris appui, quel était son sourire, sa grimace, quels gestes il a faits, avant, pendant, après. Une autre fois, il a clairement prononcé un mot qui n'était ni Maman ni Papa. Il n'y a aucune progression dans tout cela. C'est comme une course d'obstacles, on voit les obstacles, la course est absente. Je suis là, pense-t-il, mais je ne l'accompagne pas.
Son regard accroche un clou et une tache sur le mur. L'emplacement d'une photo disparue. Elle montrait Victor et son père. Elle avait été prise par un photographe qui avait su capter une tendresse dans l'œil de l'enfant. La photo est partie dans l'autre chambre, chez la mère. Il a demandé à Tom où elle se trouvait. En haut d'une étagère, entre les livres, derrière les poissons rouges. Invisible.
Il se lève et gagne son bureau, à l'étage. Il laisse la porte ouverte. Il aime entendre jouer son fils. Entre le mardi, seize heures, et le mercredi, dix heures, il ne travaille pas. Même lorsque Tom ne le réclame pas, qu'il pourrait s'asseoir à sa table, au-dessus des feuilles blanches de ses livres, il ne le fait pas. Il a toujours un sens en alerte, et le poids des culpabilités l'assaille. Il a beau recourir à des justifications évidentes, rien n'y fait. D'ailleurs, rien n'y fait jamais. Pas plus le mardi que le mercredi, le jeudi ou le vendredi: il ne cesse de se sentir coupable à l'égard de ses enfants. Coupable, par exemple, d'être dans son bureau alors que Tom joue en bas.
Il descend.
«Ça va, Tom?
– Oui, Pap'.»
Il va et vient dans le couloir, pousse la porte de sa propre chambre, celle de Victor, range deux ou trois bricoles, s'assure que Tom n'a besoin de rien et remonte.
Redescend.
Remonte.
Ainsi va le fil entre un père comme lui et un enfant comme Tom. D'un bout à l'autre de soi, mais pas au cœur de la vie. Avec mille écueils qui interdisent le naturel, d'innombrables questions que les pères comme les autres ne se posent pas: Est-il content d'être là? Ne s'ennuie-t-il jamais? De quelle manière lui faire plaisir? Sera-t-il heureux de revenir?
Comment, dans ces conditions, pourrait-il cesser de monter et de descendre les marches qui mènent de chez lui à chez son fils?
Ils dînent. De part et d'autre de la table, ils sont comme un couple silencieux mangeant au restaurant. Il y a quelque chose de triste alentour. Une solennité engendrée par ce tête à tête qui n'a rien de naturel. S'il s'imagine lui-même, à sept ans, mangeant seul avec son père dans une maison vide, il est pris de frayeur. Pourquoi Tom serait-il différent?
Il s'en veut de ne rien savoir susciter d'autre. Il mange vite pour débarrasser, la table et le poids sur la table. Que le geste relaie la parole. Il aurait dû inviter des copains, comme il fait souvent le mardi soir, Tom étant alors au centre du bruit, des rires et du mouvement. Il aurait dû faire mieux. Il est nul. Un père nul, pense-t-il.
Comme tous les mardis soir et un week-end sur deux.
Le lendemain matin, il emmène Tom prendre un petit déjeuner au café 1789. Le café 1789, c'est un rituel. Il y en a d'autres. Il tente de pallier ses absences dans la vie quotidienne de ses enfants par des habitudes artificielles, des trucs entre eux: le passage des vitesses dans la voiture, l'histoire inventée le soir, le thé au caramel qu'ils partagent le dimanche… Il veut leur créer des souvenirs, une mémoire indélébile. Compenser par l'exceptionnel les vides du quotidien. Il n'aime rien tant que d'entendre l'un de ses fils proposer: «Si on allait au café 1789?» C'est comme s'il lui disait: «Si on restait ensemble?»
Il a choisi le café 1789 car il s'y trouve bien et que n'y viennent pas les pères divorcés. Il ne supporte pas de se reconnaître dans les misères d'autrui. Le spectacle de ces hommes seuls assis face à des enfants seuls l'afflige. Dans les regards, il lit l'inquiétude de mal faire, le désir d'être ailleurs – mais où? -, l'ennui pointant son nez, l'enfant en deuil de ses copains, l'adulte en deuil de son enfant. Il fait ce qu'il peut, comme il peut, avec les moyens d'un pauvre bord.
Tom a avalé son chocolat et un premier croissant. Il s'essuie les moustaches. Pap' lui demande pourquoi il n'invite jamais de copains.
«Chez toi, j'en ai pas!»
Tilt.
«Tes copains de classe viennent chez ta mère?
– Chez ma mère, oui. Chez toi, les parents ne veulent pas.»
Il est un père divorcé. Une pièce rapportée. Un peu comme un parent éloigné chez qui les enfants vont parfois le mercredi.
«Qu'est-ce que tu fais chez ta mère?»
Tom le regarde, ahuri par la question.
«Mais je ne sais pas, moi!
– Tu ne t'ennuies jamais?
– Non!»
Chez sa mère, il a mieux que tout. Mieux que les consoles, mieux que les Playmobil ou les Lego, mieux que les rollers, le skateboard, le foot, le vélo, les billes, les collections d'images: il a ses habitudes. Chez son père, il est peut-être à la maison. Mais la maison des papas divorcés, c'est comme un hôtel.
«Tu veux que je te ramène maintenant?
– Mais non, Pap'! On est bien ensemble!»
Il le dévisage de ce regard gris malin qui exprime tout à la fois le désir de ne pas blesser son père, de le consoler peut-être, lui prendre la main et la serrer dans la sienne. Tom est un petit garçon genereux.
«On y va, d'accord?
– Comme tu veux, Pap'… Mais à moto. Et c'est moi qui démarre!»
La page est tournée. Il sait que jusqu'au prochain week-end, il se retournera, chaviré, lorsqu'il entendra un enfant appeler son père dans la rue – puis poursuivra, enflant le souffle; qu'il hâtera le pas à proximité des écoles et des cours de récréation, fuira les boulangeries à quatre heures et demie, évitera les lieux qu'il parcourait naguère avec ses deux petits bonshommes… Et qu'une fois encore, il se fera le serment de ne plus avoir d'enfant pour ne pas revivre ces mille piqûres assassines qui chaque fois le terrassent.
Victor est là lorsqu'il dépose Tom au bas de l'immeuble maternel. Il campe au centre d'un groupe, sa bande, moyenne d' âge, onze ans, garçons et filles mêlés. Il porte le maillot du PSG siglé Opel, un pantalon blanchâtre informe et des chaussures larges comme des pneus.
Tom descend de la moto, range le casque dans le top-case et retient son père par la manche.
«Il est avec ses copains. N'y va pas: c'est la honte pour lui!»
Mais Victor salue ses potes. Ils échangent des claques sur la main, recto verso, puis des coups de poing sur les poings, de nouveau des claques sur la main, verso recto cette fois. Les filles se font la bise et chacun s'égaille de son côté.
Victor vient vers son père.
«Salut Pap'!» dit-il.
Pas de baiser, pas d'étreinte.
«Ça va?
– Oui, et toi?
– Ça va…»
Blanc.
Pap' regarde les chaussures de son fils.
«C'est nouveau?
– T'as vu les godasses? Avec ça, je tiens la route!
– C'est des Nike ? questionne Tom.
– T'y connais rien en pompes!
– Toi non plus!
– Ah oui?! Moi, j'y connais rien en pompes?» Victor s'esclaffe sur le trottoir. Il montre son frère du doigt.
«T'as vu tes Docs en paille?! On dirait celles du daron!
– Arrêtez de vous engueuler! arbitre le père
– Je me barre, dit Tom.
– C'est ça… Salut, E.T.!
– M'appelle pas comme ça!
– C'est gentil, E. T.! C'est moins ouf que Tom!
– Fiche-lui la paix», intervient le père.
Mais Tom est déjà parti. Pas de baiser, pas d'étreinte.
«Qu'est-ce que tu me racontes?
– Rien cette semaine, répond Victor.
– La précédente non plus…
– Ah si! Je me suis fait chauffer par la prof de musique parce qu'elle voulait nous faire chanter Alléluia et que j'ai refusé.»
Silence.
«Donc?
– Elle m'a sorti de la classe.
– C'est grave?
– Ce qui est grave, c'est d'obliger les enfants à chanter des chants de messe et d'église à l'école! L'école est laïque, non?! Même à Sèvres!»
Victor toise son père, les mains sur les hanches de son pantalon à élastique.
«C'est un pyjama d'extérieur, que tu portes?
– Papa, je déconne pas! Alléluia à l'école, tu ne trouves pas que c'est grave?
– Si, grommelle le père.
– Tu hésites?
– Pas sur Alléluia. Sur ce que tu as dit ou fait à ta prof pour qu'elle te vire du cours.
– Très digne!
– Ça m'étonnerait!
– Tu ne me connais pas, c'est tout!»
Victor se penche vers son père.
«Est-ce que tu me soutiens dans cette affaire?
– C'est-à-dire?
– En cas d'avertissement, tu me défends?
– Oui. Si tu as été correct avec ta prof.
– Je savais que sur les choses graves je pouvais compter sur toi, sourit Victor.
– Et aussi sur les choses pas graves…
– Ça, il y en a trop!»
Victor danse d'un pied sur l'autre, amorti par les semelles. Pap' connaît la suite. Comme il a horreur des départs, il donne un léger coup d'accélérateur.
«Ça me gonfle de voir mon fils sur le trottoir, dit-il.
– Je te comprends. Mais je n'ai pas le temps d'aller ailleurs. Faut que je bosse.»
Victor s'incline légèrement pour signifier que la séance est close. Il tend vaguement l'extrémité d'une joue contre laquelle vient vaguement frotter l'extrémité d'une autre. Le père pose sa main sur l'épaule de son fils et dit:
«A samedi.»
Et comme Victor ne répond rien, ce qui signifie qu'il viendra, il enclenche la première et s'en va, humeurs pleins gaz.
Il voit Jeanne. Il la revoit. Ils se découvrent. Ils ne cessent de parler et ne parlent que d'euxmêmes. Ils s'intéressent autant à leurs paroles qu'à la manière de les prononcer, qui les charme et les enivre.
A bientôt trente ans, Jeanne raconte ce qu'elle fait, et lui, dix ans de plus, ce qu'il a fait. Ils se rejoignent au milieu du gué pour mitrailler l'imparfait, grâce à quoi leur présent existe: la vie d'avant. Ils canardent allègrement l'ennemi principal, l'ex, doté de part et d'autre de toutes les tares. Et se retrouvent sur un terrain parfaitement dégagé où ils peuvent courir ensemble et même envisager quelques projets. Jusqu'alors, ni l'un ni l'autre n'a songé un seul instant à revenir dans les tranchées des unions antérieures. Cette vie-là, rétrospectivement, les effraie. Ils ont tous deux été comme blessés par un trop long combat. Debout sur un ring à esquiver les scènes, à en provoquer, à demander ou à rendre des comptes, toujours sous le regard de l'autre, un regard qui s'est peu à peu approprié leurs us et leurs coutumes jusqu'à savoir mieux qu'eux, parler en leur nom, émietter leur personne, désormais partagée. Ils croyaient être devenus grands. Ils n'étaient que moyens. Ployés sous la toise de la conjugalité. Sommés comme à neuf ans. Sommant eux-mêmes, puisque la règle du jeu implique qu'on soit au moins deux à tirer de part et d'autre du filet familial. Ils se sont retrouvés. Ils souhaitent se garder. Pour accepter ces joutes, ces rixes, ces prises, ces empoignades, il faut, disent-ils, une dose de masochisme que l'amour seul justifie.
Aiment-ils?
Ils aménagent leurs emplois du temps pour se voir le plus possible. La nuit, lorsqu'ils ne sont pas ensemble, ils se téléphonent jusqu'à l'aube. Ils sont incapables de se concentrer sur autre chose qu'eux-mêmes. Ils ne travaillent plus. Ils vivent sur les nerfs. Ils sont la proie d'une ivresse permanente qui les épuise. Ils passent d'un bar à un restaurant, d'un restaurant à un parc, un jardin, un autre bar, une nouvelle journée. Ils dorment peu. Ils redécouvrent des grâces, des libertés, une confusion délicieuse lestée seulement par un voile de tulle où dansent les enfants. S'ils ne s'aiment pas encore, ils sont déjà amoureux. Ce n'est pas une situation, c'est un état. Sans se le dire encore, ils se délestent l'un et l'autre des attaches qui les lient à d'anciennes et fugaces histoires.
Elle lui présente ses enfants. C'est au café, un mercredi après-midi. Son fils, Paul, a le même âge que Tom, à une semaine près; sa fille, Héloïse, un an de moins que Victor.
Elle dit:
«Un ami.»
Ils répondent:
«Bonjour Monsieur.»
Elle rit:
«Il ne s'appelle pas Monsieur.»
Ils se tiennent bien devant les enfants. Il éprouve une gêne extrême à se trouver là, au milieu de rituels qui ne lui appartiennent pas. Il se sent comme un intrus. Il mesure combien les gestes de Jeanne pour les siens s'inscrivent dans une histoire où il n'a aucune place. Il ne peut qu'observer une voix, un ton, des jeux, une douceur, un mélange de préoccupations et d'insouciances qui le fascinent. Il découvre une femme mère jusqu'au bout des ongles, mère comme on respire, dont les seules limites, dans l'histoire naissante, sont bornées par les besoins de son petit garçon et ceux de sa petite fille.
La rencontre au café est comme un sésame: désormais, elle l'attend le soir. Il arrive toujours très tard, lorsque les enfants dorment. Il repart à l'aube, avant leur réveil.
Elle reconnaît le bruit de la moto. Elle lui ouvre sa porte sans qu'il sonne. Elle lui rappelle d'un doigt sur les lèvres qu'il faut faire silence, le prend par la main, le fait passer du couloir à la double pièce qui sert tout à la fois de chambre et de salon. C'est comme s'ils se voyaient en cachette. Les enfants représentent la force tutélaire, et eux, de joyeux clandestins.
Elle allume une bougie et la pose près du lit. Elle éteint les lumières. Elle lui adresse un sourire tendre, complice, canaille, vient contre lui, sous les draps, et lui laisse ôter son body.
Un matin, alors qu'ils se sont endormis tard chez elle, il ouvre un œil et le referme aussitôt sur l'effrayant spectacle entrevu: Paul et Héloïse, penchés au pied du lit sur le corps du délit.
Il touche la jambe de Jeanne. Elle vient contre lui en soupirant. Il sourit aux deux importuns. Ils hochent la tête. Ils ne manifestent ni gêne ni étonnement.
«Jeanne», murmure-t-il.
Elle soulève une paupière.
«Les enfants!…»
En moins d'une seconde, elle a repris sa main, ses bras, ses jambes.
«Qu'est-ce que vous faites là?
– Et vous?» demandent les deux enfants. C'est tout.
C'est simple.
C'est dit.
Il n'est plus le clandestin des premières semaines. Désormais, il est une sorte de marchand de sable. Il arrive après le bain, le dîner et l'histoire. Parfois, plus tard.
Le matin, il part avant le lever des enfants sauf lorsque, après une soirée festive, Jeanne le laisse endormi entre les draps. Alors il participe, de l'autre côté du mur, à toutes ces scènes qu'il refuse de jouer ou de voir jouer, soir et matin: toilette, repas, coucher, réveil, goûter, bain, repas… Il entre dans cette impossibilité un peu de pudeur et beaucoup de chagrins. La pudeur vient de ce qu'il ne souhaite pas qu'on lui attribue le moindre rôle dans cette œuvre qui ne le concerne pas: il n'en est pas le créateur.
Le chagrin naît de tous les manques que la situation, inévitablement, lui renvoie. Manque de Tom et de Victor. Il ne peut faire avec d'autres ce qu'il ne donne pas à ses fils. C'est au-delà de ses forces. Il ne peut assister sans douleur aux poses que prennent tous les enfants du monde, quand ils jouent dans leur bain, s'installent à table en pyjama, découvrent l'histoire de chaque soir, s'endorment sous les baisers de leurs parents. Le rire de Paul, la parole d'Héloïse, leurs soupirs, leurs impatiences, le cartable sur le dos, le choix du goûter… C'est Tom et Victor, l'absence de Tom et de Victor. Tom et Victor sans lui, qui se trouve là, usurpateur, traître à la cause de ses propres enfants.
Il parle de ses tristesses à Jeanne. Elle l'écoute. Elle ne répond pas. Il pense qu'elle ne peut le comprendre. Tom et Victor n'appartiennent qu'à lui. Héloïse et Paul pagaient sur d'autres rives. Il en perçoit quelques paysages en certaines circonstances particulières, par exemple lorsque leur père téléphone. D'après un ton, un propos, il recompose alors le quotient des divisions. Pas davantage. Ni Jeanne ni lui n'en sont encore à un stade de leur histoire où ils peuvent partager les enfants et le discours sur les enfants.
Parfois, le matin, il saute du lit, s'habille à la hâte, fonce à moto sur le périphérique, pont de Sèvres, jusqu'à l'école de Tom, et se casse les dents sur la porte close et son parpaing inutile, de l'autre côté de la rue. Pareillement devant les grilles du collège de Victor. Il se dit alors qu'il ne pourra jamais vivre avec une femme et ses enfants, avec Jeanne, avec une autre, car il ne saura pas partager des rituels et des histoires à qui manquera toujours la présence des personnages principaux, les seuls héros de son existence. Et s'en revient chez lui, se promettant qu'il n'ira plus là-bas, le bain est prêt, la table est mise, les lauriers sont coupés.
Ils se connaissent depuis quatre mois. Ils ont mis l'un et l'autre un terme à leurs histoires collatérales. Ils se sont présenté leurs meilleurs amis. Ils organisent leurs week-ends ensemble. Ils marchent toujours main dans la main. Ils s'offrent des cadeaux. Il l'emmène le matin à l'Atelier des bijoux, près de la Bastille, où elle dessine des bagues, des colliers et des bracelets. Ils envisagent de courts voyages. Ils aimeraient ne plus se quitter, ni le jour, ni le soir, ni la nuit. Ils se disent et se répètent qu'un jour ils vivront ensemble. Se marieront. Auront une petite fille. Ils l'appelleront Pauline. Ou Margot. Ou Lili.
«Jure-le!
– Je ne jure jamais.
– Tu n'y crois pas?
– Si.
– Alors jure.»
Il ne répond pas. Elle vient à califourchon sur lui, promène son doigt sur sa tempe puis sur sa joue, et dit:
«J'obtiens toujours ce que je veux.»
Elle sourit, mi-ange mi-garce, puis elle quitte la chambre pour passer sous la douche.
Ils décident de réunir leurs enfants. Ils ont comploté toute une semaine avant d'opter pour un dimanche après-midi, aux Buttes-Chaumont.
Ils se téléphonent le samedi soir. Il dit qu'il n'a pas encore parlé à Tom et à Victor.
«Parlé de quoi?
– De demain!
– Qu'est-ce que tu veux leur dire?
– Qu'on va se voir!
– Mais ils le comprendront tout seuls!
– Je voulais seulement… les prévenir un peu… Qu'ils sachent que tu as des enfants…»
Elle éclate de rire.
Le lendemain, à la table de la cuisine, devant ses fils, il cherche une manière de le dire. Il ne veut pas leur annoncer qu'il y a une femme: «Tom et Victor, désormais, dans la vie de votre père, il y a une femme.» D'abord parce qu'elle est seulement à la bordure de sa vie sans qu'il sache encore s'ils approcheront d'un centre, ensuite parce que les enfants en ont vu d'autres. Il a toujours dissimulé, mais, en ce domaine, Victor est le plus fort. Il comprend, il sait, il ne s'offusque pas. Rien ne paraît donc difficile. Sauf que la situation n'est pas semblable aux précédentes: cette fois, la dame est trois; elle, un garçon, une fille.
Il décide finalement de se taire. Il naviguera à vue.
Ils montent dans la voiture. Victor s'installe devant. Il passe la première. Pap' accélère:
«Seconde!»
Victor enclenche la vitesse. Ils descendent le boulevard Saint-Michel. Il se promet qu'au niveau de la Seine, il le dira.
«Troisième!»
Passe la Seine. Il se donne jusqu'à Sébastopol. Passe Sébastopol.
«Seconde!»
Victor rétrograde.
Au prochain feu rouge.
Il accélère, file à l'orange.
A République.
«Où on va? questionne Tom.
– Surprise.
– Si c'est un musée, c'est chelou, commente Victor.
– Ce n'est pas un musée.
– Pire? demande Tom.
– Une nana.
– Une quoi?
– Une fille…
– Une meuf, tu veux dire?
– Seconde!»
Victor passe la seconde.
«Une meuf, oui… Une jeune meuf…
– T'es branché!
– Troisième…»
Il embraie puis accélère, monte en régime, repère un bus, lui colle au cul, crie:
«Seconde!»
Déboîte brusquement, accélère et, en plein surrégime, ajoute:
«Elle a deux enfants… Troisième!»
File, commande la quatrième, puis la troisième, seconde, feu rouge.
Point mort.
Victor se penche vers son frère et s'esclaffe: «Une daronne! Pap' a rencontré une daronne!»
Il l'aperçoit de loin, assise dans l'herbe, sur une pelouse vallonnée qui monte vers les hauteurs. Ses deux enfants jouent au ballon: Héloïse, aussi blonde que sa mère est brune; Paul, vêtu d'une veste de kimono qu'il affectionne depuis qu'il a gagné sa ceinture orange au judo.
«Ils ont quel âge? demande Victor.
– Comme vous, a peu pres.»
Jeanne porte un jean, et le jean ne lui va pas, un bracelet de perles fabriqué par sa fille. Il traduit: c'est aujourd'hui le jour des enfants; pas le sien.
Elle se lève quand il n'est plus qu'à cinq mètres. Il se demande comment ils vont s'embrasser, lèvres, joues ou rien.
Rien. Pas même un sourire de connivence. Elle ne s'intéresse qu'à Tom et à Victor. Elle appelle ses enfants. Ils viennent en courant. Tom repère aussitôt le ballon. Paul le lui lance. Victor le récupère, le pèse, le soupèse, le jette en l'air et le reprend.
«Nullos!»
Tom le teste à son tour du bout du pied.
«Tu ne connais rien aux balles.
– Envoie…»
Ils s'élancent tous deux tandis que Paul et Héloïse demeurent sur place.
«Rejoignez-les, dit Jeanne. Jouez un peu ensemble.»
Ils partent. Les parents restent face à face. Elle est joyeuse autant qu'il est empoté.
«On s'assied?»
Il suit les enfants du regard. Elle comprend quelles pensées le traversent et le rassure, légère:
«Oublions-les! Ça se passera très bien!»
Mais il ne se détache pas du ballon. Il espère que Tom laissera sa chance à Héloïse, que les trois garçons ne se bagarreront pas.
Il se détourne après quelques secondes, pose sa main sur celle de Jeanne et se penche pour l'embrasser. Elle le repousse.
«Pas devant eux!»
Il ne sait que dire, loin du langage amoureux de leurs habitudes. Une barrière s'élève entre eux, faite de l'impossibilité du geste, donc du mot. Il se trouve de l'autre côté de leur histoire, sur un versant dont il ignore les paysages. Mais pas elle. Elle l'observe, riant sous cape tandis qu'il se retourne vers les joueurs au premier cri. Elle partage l'insouciance des enfants.
Il s'efforce d'oublier la main, le bras, la peau de son amoureuse devenue exclusivement maternelle, imaginant des dialogues qui rejoignent la barre de ceinture des parents d'élèves – écoles, cantines, vaut-il mieux travailler le mercredi ou le samedi?
Il raconte la scène avec la Scrupuleuse. Elle lui explique la concordance des lettres et des chiffres, CE1-10e, CE2-9e… De là, ils passent à leurs propres enfants, école, cantine, sport, culture… Elle parle avec tant de naturel qu'il est charmé, non par ce qu'elle dit, qu'il oublie aussitôt, mais par la manière de le dire, de sourire, de regarder ses enfants, d'incliner le visage, de remonter ses jambes pour y appuyer le menton. Il ne résiste pas. Elle l'a temporairement réconcilié avec les parents d'élèves. Il s'approche et dépose un baiser sur sa main.
«Pas devant les enfants! s'exclame-t-elle de nouveau.
– Mais ils ne nous voient pas!»
Ils goûtent à une terrasse. Il se tient très sagement entre Jeanne et Tom, les mains garées au centre de la table, les pieds au parking, sous la chaise. C'est Jeanne qui a choisi le café et qui rassemble les commandes des enfants. Il lui abandonne le gouvernail. Elle sait mieux faire, elle est plus à l'aise. Sans doute est-ce là le privilège des mamans.
Héloïse et Paul choisissent des Coca. Tom et Victor se jettent sur l'occasion:
«Un Coca aussi.»
Tom demande:
«On peut?»
Et Victor, hilare, à la cantonade:
«On est contents de vous connaître… Parce que le Coca, avant vous, c'était interdit…
– L'après-midi, ça empêche de dormir, il paraÎt!»
Il jette sur ses fils un regard qui se voudrait sévère et invisible aux autres. Résultat:
«T'as vu la grimace?!»
Tom exhibe un sourire malin et roublard. Pap' glisse son bras autour de son cou. Tom le repousse:
«Pas devant eux!» gronde-t-il à voix basse.
Jeanne lui adresse une mimique qu'il traduit aisément: «Ni lui ni moi!»
Ils rentrent pour retrouver la mère de Tom et de Victor, chez lui. Sur la route, il va à la chasse aux commentaires.
«Alors? demande-t-il.
– Cool», fait Tom.
Il est devant. Il passe les vitesses.
«J'espère que ça durera un peu», apprécie Victor.
Pap' regarde dans son rétroviseur. Victor a levé le nez de sa Gameboy.
«Si vous ne vous larguez pas tout de suite, on pourra boire du Coca à table, et on s'emmerdera moins le week-end!»
«La reum est là!»
Elle attend devant la porte. Il lui propose de venir boire un thé, et elle monte. Elle s'arrête à l'étage des enfants le temps qu'il fasse chauffer l'eau. Lorsqu'elle le rejoint, les feuilles infusent dans la théière. Elle enlève son manteau et embrasse la grande pièce d'un mouvement circulaire. En une seconde, elle perçoit ce qui est nouveau et qui n'appartient pas à leur ancienne vie. Elle ne pose aucune question. Elle ne fait pas de commentaire.
Il l'observe. Au premier coup d'œil, il la regarde toujours comme il regarde les autres femmes, très vite, taille, jambes, visage. Puis le tour du monde bute sur un continent qui lui est devenu étranger. Elle porte des vêtements qu'il ne connaît plus, une natte qui lui tombe jusqu'aux reins, elle se maquille autrement. Il est capable de mesurer ses charmes mais il n'y est plus sensible. Il sait ce qui l'a séduit, qui en séduit et en séduira d'autres, il l'observe avec l'impassibilité un peu curieuse d'un botaniste regardant une feuille séchée entre deux pages.
Ils n'ont plus aucune intimité. Ils se disent Salut, ils ne s'embrassent pas, ils ne se téléphonent pas pour prendre des nouvelles, ils n'ont plus d'amis communs, mais ils fêtent encore leurs anniversaires par Tom et Victor interposés. La séparation a été rude, et les séquelles sont là: ils demeurent sur leurs gardes. Ils pactisent, mais pas davantage. Il espère que le temps fera son œuvre, adoucissant les rugosités. Aujourd'hui, seuls leurs enfants les lient. Lorsqu'elle vient les chercher, le mercredi et parfois le dimanche, il ne peut s'empêcher de la voir comme celle qui les emmène, qui les fera dîner, lira une histoire à Tom et fera réviser ses leçons à Victor. Il se rappelle alors qu'au moment du divorce elle a tenté de lui ôter la responsabilité paternelle et qu'il a dû se battre pied à pied afin de conserver ce droit essentiel dont il ne concevait pas d'être privé. Il a renoncé au reste, à tout le reste, mais pas à cela. Il n'avait rien commis d'indigne qui pût justifier qu'il dût perdre tout droit de regard sur l'éducation de ses enfants. C'était comme une émasculation. Comme si on le fendait par le travers. Il avait donné pour consigne à son avocat de préserver ses droits paternels quel qu'en fût le prix.
Il a payé.
Depuis, lorsqu'ils se croisent, ils échangent quelques propos qui n'ont guère de sens sinon d'entretenir un petit feu sous la cendre. Le seul sujet d'importance qu'ils abordent régulièrement se rapporte à l'organisation des heures et des jours de ce que la loi nomme joliment le droit de visite et d'hébergement. Dans l'espace d'aménagements simples, ils s'entendent encore. Il lui sait gré d'avoir accepté ses mille et une variations sur ce thè'me. Durant les premières années, il n'a cessé de modifier les usages, les heures, parfois les jours auxquels ses enfants et lui avaient droit. Il a bougé immodérément au sein de cet espace proposé et ratifié par la loi, un week-end sur deux, et s'est si bien débrouillé qu'il se trouve aujourd'hui à la tête d'un petit pécule qu'il n'est pas prêt à partager: un week-end sur deux, plus le mardi soir et le mercredi matin. S'il a tant bougé, c'est qu'il cherchait, qu'il cherche encore, une manière plus confortable de se poser avec ses enfants, de s'enfouir dans quelque chose de doux, de confortable, un oreiller, une couette qui ne ressemble pas à ce pull mouillé parfois trop grand, parfois trop petit, élimé, grattant, mal foutu, dans lequel, depuis la séparation d'avec ses fils, il tente de s'installer pour vivre sans eux.
Il ne veut rien leur imposer. C'est là l'unique règle à laquelle il se tient. Elle est contestable, il le sait. D'autres – la plupart – assurent qu'il faut un cadre aux enfants. Il ne se résout pas à cette géométrie toute théorique.
Un après-midi, il y a longtemps, il est allé chercher Tom à l'école. Il ne l'a pas trouvé. Il a fouillé la cour de récréation, puis le préau. Il a fini par apercevoir le coin d'une petite bouille derrière un cube de plastique. Il a crié:
«Tom, je t'ai vu!»
Comme l'enfant ne bougeait pas, il a pensé à une partie de cache-cache.
«J'ai trouvé ta cachette!»
Il s'est approché. Tom ne bougeait pas.
«Je vais t'attraper!»
Il s'est élancé. Tom le regardait venir. Il demeurait immobile. Il ne riait pas. Il pleurait. Et lorsque son père s'est trouvé à trois mètres, il s'est brusquement relevé et il a dit, en sanglotant:
«Je ne veux pas aller chez toi!»
Et il l'a redit, de plus en plus fort, hurlant, les poings serrés contre ses joues sillonnées par les larmes, un cri qui roulait sous la voûte du préau, qui, chaque fois, atteignait douloureusement son père, le laissant sans voix, sans force et sans espoir:
«Je ne veux pas aller chez papa! Je ne veux pas aller chez papa!»
Ils se regardaient, l'un avec infiniment de douleur et l'autre avec infiniment d'effroi. Et le père battait en retraite devant ce visage paniqué qui le désignait lui-même comme objet de la terreur, il allait à reculons, disant seulement Calme-toi mon chéri calme-toi mon chéri, matraqué de partout, tournant finalement les talons dans la cour et disparaissant dans la rue, ployé.
Un peu plus tard, un psy consulté lui a dit: «Lorsque votre enfant vient chez vous et qu'il ne le désire pas, c'est comme s'il se trouvait dans un long tunnel noir dont il ne verrait pas le bout.»
Entre la loi et le chagrin de ses enfants, la règle et la vie, il a choisi: il n'oblige pas Tom ou Victor à venir chez lui s'ils ne le souhaitent pas. Il maîtrise ce terrain-là. Lorsqu'il émet une opinion sur les vacances, le choix des écoles, la pratique d'un sport ou d'une activité culturelle, il n'en est jamais tenu compte; l'unique levier qu'il peut actionner pour imposer sa propre loi, la loi du père, le condamne à la souffrance: quand ses fils et lui se voient moins.
Ils en sont là.
En même temps qu'il verse une seconde tasse de thé à la reum, il part à l'assaut d'une forteresse qu'il souhaite depuis longtemps conquérir. Aussi légèrement que le sucre fondant dans les tasses, il se lance à l'eau:
«J'aimerais bien que Victor fasse du théâtre.»
Elle le considère avec étonnement:
«Du théâtre, pourquoi?
– Ça lui donnerait de la rigueur à l'oral.»
Elle affiche une moue dubitative.
«Je suis certain, insiste-t-il.
– Il faudrait réfléchir, élude-t-elle.
– Peut-être y a-t-il des cours à l'école?
– On verra, fuit-elle.
– Qui verra? Toi ou moi?
– Il faut déjà en parler à Victor.»
Il l'appelle. En une seconde, elle monte sa barricade:
«Pas maintenant.»
Elle délaisse sa tasse, s'empare de son manteau, et jette à l'adresse de l'enfant:
«Dépêche-toi, Victor, on est en retard!»
Puis, à son père: «Il faut que je vérifie les devoirs, il y a le dîner…»
Il pense que si c'est aussi compliqué, il peut le faire lui-même.
Tom survient.
«Ramasse ton cartable… Et ton manteau? Où est ton manteau?»
Elle a repris la barre, la voile et les moteurs. Elle avise les souliers.
«Tu as vu ton lacet?… Tu ne fais pas tes nœuds chez ton père?»
En un geste rapide, elle rétablit la situation. Se redresse et dit:
«Lundi prochain, coiffeur!
– Je l’emmènerai, dit le père.
– Lundi, c'est mon jour. Je le prendrai à la sortie des classes.
– Je peux m'en occuper mercredi matin!
– Mais non! La dernière fois, tu as laissé couper beaucoup trop court.»
Il né se rappelle pas avoir emmené Tom chez le coiffeur.
«De toute façon, j'ai déjà pris rendez-vous.
– Et alors?
– C'est près de chez nous, tu ne connais pas l'adresse, ça va être trop compliqué… Tom, Victor, dites au revoir à papa.
– Salut,Pap'», fait Tom.
Ils se regardent. Chez les enfants: calme plat et horizon dégagé. Chez le père: la boule qui monte qui monte qui monte.
Dans l'escalier, la reum se tourne vers lui et lui offre un rayon de soleil.
«Mercredi prochain, je suis en panne… Peux tu les garder?»
Mieux que les garder: les prendre. Comme lorsqu'ils sont malades et que, fait exceptionnel, il les a tout à lui pendant deux ou trois jours.
«Bien sûr», répond-il.
Ils sont sur le palier du premier étage.
«Bye!», lance Victor.
Il veut maintenant que tout aille très vite. Il embrasse ses garçons sans effusions, jette un Salut froid à la reum, referme la porte et retrouve la maison vide. Il parcourt les pièces, cherchant les jouets, les livres, les traces que Tom et Victor y ont laissées. Il les rassemble dans les chambres des enfants, où jamais il n'entre après qu'ils sont partis. Il ferme les portes. Il donne un tour de clé. Il condamne les pièces comme la situation l'a condamné lui-même.
Le pire, c'est le dimanche soir. L'hiver. Quand il pleut. A cinq heures, le décor a déjà tourné. Le temps devant soi est compté. Il est loin le samedi matin, quand Tom et Victor lançaient leur «Salut, Pap'!» juste avant de sauter dans les bras de leur père. Depuis, le sablier s'est vidé de presque tous ses grains. Ils aimeraient retenir ceux qui restent, mais ils glissent, inexorables, vers la fin du droit de garde. Le jour déclinant est comme une taie recouvrant les humeurs. S'il y avait de la joie, elle prend du poids, elle s'affaisse, elle a l'aile plombée.
Plus que deux heures.
Pap' et ses fils sont devant leur thé au caramel; ils savent que c'est le dernier goûter. Ils font mine de rien. Lui, il se pose les questions bimensuelles: a-t-il fait ce qu'il convenait de faire? Tom et Victor ont-ils été contents? Gardent-ils un reproche en eux? Reviendront-ils avec plaisir?
Il ne pensait pas que dans sa vie d'adulte il détesterait autant les dimanches soir qu'il les avait haïs dans sa jeunesse. Il croyait avoir atteint le comble de l'horreur dominicale lorsque, à dix-huit ans, son amoureuse d'alors l'accompagnait jusqu'à la gare de l'Est où un train l'emmenait, lui et d'autres bidasses, en Allemagne. Mais quand, à sept heures, les dimanches d'hiver, Tom et Victor disparaissent dans le brouillard des essuie-glaces, il ne vaut guère mieux que le deuxième pompe de jadis. Les pluies se confondent, dedans, dehors, et il est ravagé. Une sorte de loque qui circule au radar, se demandant quelle saloperie l'oblige à cela, quémander un jour, négocier trois heures, s'excuser d'un retard, prévenir, justifier, plaider, rugir dans une bagnole inondée sans pouvoir regarder dans le rétroviseur car certainement il verrait ses enfants, bras levés vers leur papa, sous la flotte, dedans dehors, comme lui.
Première.
Jeanne l'emmène dans sa famille. Une grande maison au bord de l'eau, construite par un père qui n'est plus là mais dont la photo trône dans la salle à manger. On boit du pineau, on parle du terrain, de l'annexe, du chais, du dortoir, on ne lui explique pas de quoi il s'agit, il n'y a que des femmes, la mère et ses quatre filles, Jeanne étant la plus jeune et lui, pour le moment, un type de passage. Il y en a eu d'autres. Il fera peut-être long feu. Restons entre nous.
Il descend sur la plage et va voir la mer. Lors qu'il revient, ça pépie dans la cuisine. Il se cale dans un coin, comme un os de seiche dans une volière, et découvre, fasciné, une vie de famille sans homme.
Elles ne parlent jamais à tour de rôle mais toujours ensemble. Il croit qu'elles ne s'écoutent pas, en quoi il se trompe, ignorant cet exercice de très haute voltige qu'elles pratiquent avec art et talent, l'une saisissant une bribe de phrase et l'autre un mot qu'elle repasse à la troisième, laquelle se lance dans une cascade verbale stoppée au ras du sens par une réplique qui renvoie la balle à la quatrième, celle-ci repartant dans une haute voltige où il est question de Mamie, de la couleur d'un drap, d'un watt d'ampoule, Donne à ta voisine, cette dernière tentant un saut périlleux du côté du village voisin, où vit le jardinier. S'ensuit une cascade de fleurs précédant une étude orale concernant le meilleur moyen d'arroser le jardin, par le sol ou le sous-sol, problème moindre que celui du chauffage, Si vous saviez, se désespère la mère, électrique ou au gaz… Elles s'égaillent dans les pièces pour trouver des places aux radiateurs, reviennent en urgence cinq minutes plus tard parce que le four fume et qu'un four qui fume est un four mal entretenu, Pas du tout, se défend Jeanne, Il fallait mettre un papier d'alu clame une tante venue de loin en voiture, qui dépose sur la table une nappe aussitôt examinée sous toutes ses coutures, jolie pour l'une, moyenne pour une autre, d'où naît un débat psychologique aux arguments croisés sur celle qui n'apprécie jamais rien, ou seulement du bout des lèvres, Ça vient de l'enfance il paraît, note la tante, sur quoi la virtuosité se déplace de l'une à l'autre, la mère bouclant le spectacle par un pas de deux concernant Jeanne, d'après quoi il comprend qu'elle était la petite rétive de la famille, rebelle à la province et aux études, indisciplinée, répondant à ses parents, faisant le mur, empilant les garçons sur un cœur d'artichaut, Luc, Michel, Philippe, Etienne…
«Et vous, vous faites quoi dans la vie?» interroge l'une, s'adressant à lui, qui n'a pas bougé ni moufté.
Jeanne répond pour lui:
«Ecrivain.
– C'est un métier, ça?
– Une activité de survie.»
La conversation tourne autour de l'art, sujet si vaste; vire du côté des courses à faire le lendemain, en voiture ou à vélo, à moins qu'on se fasse livrer; roule sur les serviettes qu'il va falloir acheter, assorties à la nappe; accélère sur les verres adéquats, et un dessous de plat, éventuellement; fonce de fil en aiguille sur un bric-à-brac formant un camaïeu familial qui lui est parfaitement étranger mais qu'il observe avec amusement. C'est comme un pot commun où tout serait partagé – les détails de la vie quotidienne, les études des cousins, la santé de Mamie… Il découvre une Jeanne étrangère. Au contact de sa vie de famille, elle abandonne toutes les peaux qu'il lui connaît pour revêtir celle qui, raisonnable et ménagère, convient à ce spectacle exclusivement féminin.
Silencieux sur un strapontin où il n'a pas vraiment été convié, il observe les mouvements du jeu sans en comprendre les règles, constatant qu'on l'a oublié, Jeanne, ses sœurs, sa mère, aucune d'elles ne remarquant qu'il se lève, n'entendant pas le Bonsoir qu'il jette discrètement avant de s'éclipser, refermant la porte sur une histoire où il n'a et n'aura jamais aucune part.
Lorsqu'ils sont seuls, Jeanne et lui, les différences de leurs histoires, milieux, éducation, amis, études, ne les troublent pas. Ils y voient même une source de réjouissances. Elle est une fille de notables enrichis, province élégante, éducation stricte, adolescence libérée, montée à Paris pour étudier, femme au foyer avec travail épisodique, bien mise sous tous rapports et toutes coutures.
Presque.
C'est ce «presque» qui l'émeut. Il aime qu'elle soit ceci et cela, juvénile dans ses gestes et ses manières, pétillante face au monde, espiègle entre ses bras – un papillon charmeur voletant gracieusement parmi les fleurs de son horizon, puis se posant au cœur du gynécée familial avec l'autorité des femmes du clan, maîtresses de leur port d'attache: attirées par les navires croisant au large, accueillant les voyageurs de passage avec une aimable curiosité avant de les rejeter dans les vagues s'ils s'avisent de poser trop longtemps leurs bagages.
Au cours de la nuit, quand Jeanne le rejoint, il lui dit qu'il appartient à une génération pour qui la famille ne compte pas. Ses amis comme lui-même sont les descendants d'ensembles craquelés, morcelés, liés par les liens solubles d'un service minimum.
«C'est une grande différence entre nous», dit-elle.
Ellé vient contre lui, et ils s'endorment ainsi, protégés par les murs en souffle et peau de leur maison d'amour.
Victor téléphone. C'est anormal. Il est aimable. C'est exceptionnel. Il demande des nouvelles de Jeanne et de ses enfants. C'est inimaginable.
Pap' s'inquiète:
«Il y a un problème?
– Non!
– Tu as quelque chose de spécial à me dire?
– Rien du tout!»
Il attend. L'enfant fait des ronds dans l'eau. Il sonde la température.
«Je voudrais avoir ton point de vue sur un truc qui vient d'arriver à Tata et Zingoré.
– Qui sont Tata et Zingoré?
– Mes copains black!… Tu les connais!
– Pas du tout.
– Mais si! Jean-Benoît et Chantal-Claire!
– Je ne vois pas le rapport avec Tata et Zingoré.
– C'est les mêmes! Ils ont blanchi leur nom, c'est tout! Entre eux, c'est Tatave et Zingoré… Bref, Zingoré, il s'est fait serrer dans la rue par les schmidts pour contrôle…
– Parle normalement.
– Tu ne sais pas ce que c'est qu'un schmidt? Un keuf? Un condé?
– Un flic.
– Parle normalement… Tu sais pourquoi les flics vont toujours par deux?
– Non.
– Parce qu'il y en a un qui sait lire, et l'autre qui salt ecnre.»
Ils rient.
Victor reprend:
«Tata, elle a voulu défendre Zingoré. Donc, elle s'est présentée devant le schmidt, et elle a dit: "Zingoré, il a rien fait, sauf qu'il est Noir. Ça vous dérange? – Oui", a répondu le schmidt. Ils les ont embarqués au comico. Qu'est-ce que j'ai fait, à ton avis?
– Tu es allé les chercher.
– Exact!… Qu'est-ce que tu en penses?
– Rien encore. Après?
– Ils sont sortis sans casse.
– Où est le problème?
– Je ne t'ai pas dit qu'il y avait un problème!
– Pourquoi me racontes-tu cette histoire?
– Ça ne t'intéresse pas ce que je vis?
– Si…»
Il attend la suite. Victor marque un petit temps d'hésitation avant de se jeter dans les vagues.
«Tu te souviens de ce que je t'ai raconté sur la prof de musique? Celle qui m'a prié de sortir de son cours parce que je n'avais pas vraiment envie d'entonner un petit air religieux…
– Tu veux dire, celle qui t'a viré parce que ça te gonflait de chanter un Alléluia…
– C'est une manière de voir, j'en conviens.
– Va au fait, Victor!
– Eh bien, elle a agi comme les keufs avec Tata et Zingoré, et je te demande de marquer ta solidarité comme je l'ai fait moi-même avec eux en allant les chercher au comico.
– C'est-à-dire?»
A l'autre bout de la ligne, Victor prend son élan et, en une seule fois, lâche le morceau:
«Cette connasse m'a foutu en conseil de discipline, ça se passe demain et t'es très demandé.
– Qu'est-ce que tu racontes?
– Tu es attendu demain, à dix heures, au bahut.
– Pour un conseil de discipline?
– C'est injuste, tu ne trouves pas?»
Il en reste coi. Victor en profite:
«Je comprends que tu sois vénère! Tu leur diras demain… Salut!»
Clic.
Jeanne donne son avis: un conseil de discipline, c'est grave. Il doit montrer son autorité et marquer le coup. Elle-même, quand elle avait le même age…
Il l'interrompt: C'est une autre histoire, une autre période.
Elle n'est pas d'accord: un conseil de discipline reste un conseil de discipline.
Il lui raconte les siens, dans les années soixante-dix. Elle se moque gentiment:
«Tu vois un rapport entre tes conneries de militant et l'Alléluia que ton fils refuse de chanter?
– Oui, dit-il.
– Et ça te rend fier?»
Il se marre. Elle secoue la tête, consternée.
Il arrive le dernier au conseil de discipline. Il s'excuse: les embouteillages… Victor est là, assis à côté de sa mère. Le proviseur siège. La professeuse de musique se tient à sa droite, outragée. On ne la présente pas, mais il sait que c'est elle: toutes les professeuses de musique ont des rigidités de clés de sol.
L'heure est grave. Les mines fermées.
Il s'assied à la seule place vide. Victor fuit son regard. La reum le dévisage brièvement, courroucée. Il ne sait pas pourquoi, mais il lui semble que ce n'est pas son fils qui est mis en accusation: c'est lui-même.
La séance commence. Le proviseur s'adresse à lui.
«Est-il vrai, demande-t-il, que vous avez soutenu Victor lorsqu'il a quitté le cours de chant parce que Madame la Professeur de musique, ici présente, demandait à sa classe de chanter un Alléluia?
– Oui, dit-il.
– Pourquoi cela?
– En France, l'enseignement est laïc.
– D'accord», approuve le proviseur.
Il se tourne vers une petite femme blonde qui lui rappelle la Scrupuleuse.
«Madame la Conseillère d'éducation pourrait-elle expliquer au papa de Victor de quoi il s'agit exactement?
– Si fait, fait Scrupuleuse 2.
– Do ré mi fa sol la si do! murmure méchamment Madame la Professeuse de musique entre ses dents musicales.
– Voici les données», expose l'autorité disciplinaire.
D'après lesquelles il ressort que l'élève Victor K. a reçu deux heures de colle pour être sorti du cours de musique sans autorisation. Il ne s'est pas présenté le jour dit, un samedi. Mme Scrupuleuse 2 a téléphoné au domicile légal de l'enfant pour demander de quoi il retournait. A quoi l'élève Victor, qui a répondu lui-même, a donné une explication que l'ensemble des participants à cette réunion disciplinaire souhaiterait entendre de la bouche même du prévenu.
«A vous, Victor!» enchaîne le proviseur. Victor se racle la gorge, le nez dans ses godasses.
«Allez-y, jeune homme!
– Eh bien, c'était un samedi, j'étais occupé… Je ne pouvais absolument pas me déplacer…
– … Et savez-vous pourquoi?»
Le glapissement, car c'en est un, vient de Madame la Professeuse de musique.
«Parce que le jeune homme était en prière! Le jeune homme refuse de chanter l'Alléluia avec ses camarades, mais chez lui, il exerce ses propres pratiques religieuses!
– Expliquez-moi, grommelle le père. Je ne comprends rien!
– V as-y, dit sévèrement la reum à son fils.
– C'était un samedi, abdique Victor. J'étais vénère… Je ne voulais pas aller en colle. J'ai dit que je ne pouvais pas bouger parce que c'était sabbat.»
L'ensemble de l'assemblée ne fixe pas le fils mais son pere.
«Dans ces conditions, juge le proviseur, vous comprendrez qu'il est un peu hâtif de votre part de revendiquer pour votre enfant la laïcité de notre collège!
– Certes.
… Et qu'en protégeant indûment votre enfant, vous participez vous-même à la faute.
– N'exagérons rien!
– Vous êtes priés de sortir pendant la délibération.»
La sentence est rendue quelques minutes plus tard: simple avertissement.
«Et tu ne lui as pas donné de baffe?!» s'insurge Jeanne.
Il secoue la tête.
«Il s'est carrément foutu de toi, et tu n'as rien fait?!»
Il n'a jamais frappé ses enfants. Dans les cas les plus graves, il les attrape par le col et les bouscule comme des arbres fruitiers.
«Tu ne devrais pas te laisser faire, poursuit elle. Tu n'auras jamais barre sur lui.
– Je ne peux pas engueuler un enfant que je vois au mieux une fois tous les dix jours.
– Pourquoi?
– Je ne me sens pas capable de l'élever dans ces conditions.»
Jeanne pose ses poings sur ses hanches. Il devine en elle une colère rentrée, un désaccord profond.
«Ton boulot de père, c'est de t'occuper de lui dans toutes les circonstances de sa vie d'enfant. Celle-ci particulièrement.
– D'accord, répond-il. Je discuterai avec lui.
– Ne discute pas. Punis-le.»
Il dit qu'il le fera. Il dit que l'explication sera sanglante. Il sait néanmoins qu'il n'ouvrira pas la bouche. Jeanne ne peut comprendre cela. Personne. Il est faible avec ses enfants, il se le reproche, mais il ne conçoit pas de gâcher le peu de temps qu'il passe avec eux. Lorsqu'ils sont avec lui, il est apaisé. Comme si, faisant le tour de lui-même, il se découvrait au sein d'un ensemble dont les combinaisons organiques essentielles à sa vie sont en place. Il ne veut pas briser cela. Quand il les regarde bouger, quand il les regarde dormir, il les berce. Ils sont ensemble. Alors, meurt la frayeur qu'il éprouve sans cesse à l'idée de les perdre. Il les touche comme il toucherait sa main droite. Il cherche en eux ce qu'ils lui enlèveront plus tard, à la fin du temps compté: leurs cris, leurs gestes, leurs odeurs, cette impression trompeuse qui lui laisse croire, le temps d'un week-end sur deux, que ses garçons grandissent avec lui.
Jeanne le rejoint un matin à la terrasse d'un café. C'est un jour de printemps, dix-huit mois après leur rencontre. Elle est lilas coquelicot cerise: un tee-shirt mauve, une jupe orange, des ballerines pourpres. Elle s'assied. Elle porte des lunettes noires qu'il lui enlève: il aime le sourire de ses yeux.
Elle dit:
«J'ai eu une merveilleuse idée.»
Elle sort une grande enveloppe de son sac et la lui tend. Elle arbore une mine espiègle. Intrigué, il tourne et retourne l'enveloppe entre ses mains. Elle porte le cachet de la mairie du XIIe arrondissement, où elle habite.
«Ouvre!»
Il décachette et découvre un formulaire. Il ne comprend pas aussitôt. Elle l'observe, mutine. Elle pose ses deux mains sur les siennes et dit:
«Je veux qu'on se marie.»
Il la dévisage, stupéfait. Elle ajoute:
«Quand j'ai divorcé, je me suis juré que je serais remanee avant trente ans.»
Et lui, il s'est promis de ne jamais recommencer.
Il ne souffle mot. Une incompréhension très lourde se pose soudain entre eux. Dans la rue, passent des ombres. Il n'ose pas regarder Jeanne. Elle sépare leurs mains. Une légèreté qui pèse des tonnes. Elle reprend le formulaire des épousailles et lé glisse dans l'enveloppe. Son visage est devenu pierre, plomb.
Elle se lève. Elle dit Salut. Elle ne lui adresse aucun regard. Elle quitte le café.
Il la suit. Elle a quelques mètres d'avance. Lilas coquelicot cerise. Il la voit jeter l'enveloppe dans une poubelle. Elle se dirige vers la station d'autobus. Elle consulte sa montre, et ce geste lui paraît terrible: elle est déjà ailleurs, en un autre projet que les leurs..
Il la rattrape.
«Jeanne…»
Il lui prend le bras. Elle le lui laisse sans que leurs mains se retrouvent, comme à l'accoutumée.
«Je ne veux pas me marier, dit-il, mais cela n'a rien à voir avec toi.
– Bien sûr que si puisque c'est moi qui te l'ai proposé.
– Nous sortons d'une expérience pénible…
– Je ne te demande plus rien.»
L'autobus tourne au rond-point, à deux cents mètres. Il pense que lorsqu'il se sera arrêté, et si elle y monte, il ne la reverra plus. Il dispose de quelques secondes seulement pour les sauver. Mais il ne parle pas. Il ne propose rien. Il est paralysé. Et elle, absolument fermée, suit aussi l'avancée de l'autobus. Déjà, les voyageurs font un pas vers la chaussée. Jeanne, de même. Sous son bras, il sent le sien se défaire. Il serre un peu. Elle se dégage sans douceur. Le buste du conducteur se précise.
«Je dois me dépêcher, dit-elle. Les enfants sortent bientôt de l'école.»
Le Diesel ronfle à deux mètres. L'autobus stoppe devant la guérite. Les portes coulissent. Jeanne fait un pas. Il se tient à côté d'elle. Il la prend à l'épaule, l'oblige à le fixer, pose le doigt sur la veinule de la vie, au creux de la clavicule, la sent battre sous la peau.
Il demande:
«Quand as-tu trente ans?»
Son visage s'ouvre. Elle le regarde avec le sourire lumineux qu'elle avait lorsqu'ils ont bu leur premier thé du matin ensemble, quand il lui a offert sa première robe, quand ils se sont dit qu'ils s'aimaient pour la première fois.
«Trois semaines.»
Ce sourire qui l'attendrira toujours, les paillettes du bonheur et de la victoire dans l'œil, comme le désir, comme une chaleur à quoi il ne sait ni ne peut reslster.
«Vingt jours exactement», dit-elle en lui rendant son bras.
Deux semaines plus tard, en fin d'après-midi, ils sont à Roissy.
Le lendemain, à vingt et une heures, heure locale, ils atterrissent à Detroit. Ils prennent un vol qui les dépose à Las Vegas dans la nuit. De Paris, il a retenu une voiture à l'aéroport. Ils disposent de quatre-vingt-dix minutes pour faire établir les papiers nécessaires, trouver une officine encore ouverte, un marieur disponible qui acceptera de les unir en carton-pâte. Quarantehuit heures plus tard, à l'aube, ils doivent être de retour à Paris. Jeanne a pris une journée, pas plus. Ils ont profité d'un week-end sans enfants.
A vingt-trois heures quinze, ils roulent vers le centre-ville. Jeanne se préoccupe de l'intendance tandis qu'il regarde venir à lui les lumières d'une ville construite dans le désert. Ce ne sont d'abord que des lucioles dans un ciel noir. Qui se transforment peu à peu en guirlandes, en sapins de Noël, en une volute de couleurs partant du sol et s'élevant vers des nuées en arcs, en clochers, en pyramides.
Le centre-ville est animé comme en plein jour. Des limousines longues et noires stoppent sous les entrées couvertes des palaces, aussitôt approchées par des loufiats en casquette et livrée qui se précipitent pour ouvrir les portières, par où s'écoulent des rutilantes et leurs maîtres, moustaches fines, costumes cintrés, pompes bicolores, mafiosi ou trafiquants, Où sont les dollars, on réceptionne.
En face, des pick-up Toyota abandonnent des Texans en galurins à larges bords qui marchent vers les jeux comme des gladiateurs en santiags. Partout, résonnent un barouf musical en trois notes, sans dièses ni soupirs, des interpellations commerciales amplifiées par haut-parleurs, des cris, des clameurs, des chromes, de l'or, du fric… Il fait grise mine.
«Hurry up!» lance Jeanne.
Elle lui prend la main en riant, demande son chemin, et ils courent entre des jets d'eau, des néons clignotants et des nains de jardin grandeur parc, jusqu'à des bureaux assis dans un coin plus sombre. On leur demande noms, prénoms, dates de naissance, passeports, dollars. Il est vingttrois heures trente-cinq. La dernière officine ouverte ferme à minuit. Ils remplissent un formulaire à la hâte. Jeanne s'enquiert du mode d'emploi pour la suite des opérations. Puis, maîtresse d'un jeu qui le laisse interloqué, elle l'entraîne par les rues, heureuse.
«On ne va tout de même pas se marier religieusement!» s'écrie-t-il.
Elle jure que non.
«Parce que si c'est ça, je refuse!»
Entre deux bars bondés d'alcooliques on the rock, ils découvrent enfin ce qu'ils cherchent: une façade ornée de lanternes clignotantes indiquant qu'ici on pratique le mariage-quick, treize heures-minuit every day, vingt dollars sans option.
Ils entrent.
Une jeune personne largement échancrée leur demande ce qu'ils veulent. Jeanne explique. L'autre questionne: veut-on un décor pathétique, érotique, biblique, lubrique, mythologique, une tenue bachique, encyclique, héraldique, une limousine en perspective, un baigneur dans les bras, des bijoux, des témoins?…
«No, réplique Jeanne.
– Rings?»
De dessous la table, la jeune personne sort une boîte plastique compartimentée qui pourrait être une boîte à vis mais qui contient des bagues, platine à cent dollars, brillants un peu moins, fer-blanc trois dollars, on vend ou on loue.
«No», dit-il.
La dame fait la moue, interpelle un quidam qui passe dans la rue:
«Call the preacher. He's at the pub getting drunk!» («Va chercher le pasteur. Il picole au bar.» (Traduction Jeanne.)
Le pasteur fait son entrée dans la loge. Il est en civil. Il émane de sa personne une douce onctuosité faite de ale et de whisky mêlés. Une chaîne en or avec poils emmêlés affirme le décolleté. Bagouzes et perlouses luisent dans l'ombre.
Il s'enquiert des options choisies, affiche une mine désapprobatrice après que la sous-maîtresse lui eut dit qu'il n'yen avait aucune, consulte sa montre et entraîne Monsieur et Mademoiselle au-delà d'une porte qu'il déverrouille. Ce pourrait être la chambre mauve d'un lupanar de campagne. L'autel remplace le lit. Un cordon de roses plastique forme le dais nuptial. Un nuage tchernobylien d'encens sent.
L'officiant entre dans son rôle en affichant un sourire-chicots. Il pousse ses ouailles vers une estrade. Il y grimpe, revêt une chasuble vieillie par les ans, bigarrée sous les taches, et commence:
«Sir, would you… Fuck! What's your name?» («Monsieur, voudriez-vous… Putain de merde, c'est quoi votre nom?» (Traduction Jeanne.)
S'incline aimablement vers lui, qui l'informe, vers elle, qui l'informe, sort un stylographe d'une poche-poitrine invisible, un ticket de caisse d'ailleurs, s'emmêle les digitales dans les lettres, prie Mademoiselle de bien vouloir noter, recopie pour être certain de se relire soi-même, et se lance dans un discours anglo-américano-rototoalcoolo auquel le futur époux ne comprend rien. Même lorsque le maître des cérémonies l'observe avec impatience après s'être interrompu, Jeanne chuchotant alors:
«Dis Yes.
– Yes, dit-il.
– Yes», confirme-t-elle quelques secondes plus tard tout en exerçant une forte pression sur sa main, d'après quoi il comprend qu'ils sont mariés désormais. Pour la plus grande joie du pasteur, qui ôte presto sa chasuble et tend une main dans leur direction, main que Jeanne serre avec effusion, puis lui, Tsss fait l'homme en secouant la tête et en offrant de nouveau sa main, paume grande ouverte, prononçant dans un français presque parfait:
«C'est l'usage.»
Empoche le billet et file, bras levé en guise d'au revoir.
A la caisse, la jeune personne rédige un certificat de mariage en bonne et due forme, valable dans tous les Etats, et plus si validation effective. Puis calcule le solde de la note et, enfin, clôt la boutique après qu'ils l'ont quittée.
Ils marchent bras dessus bras dessous, désormais unis pour le meilleur et le pire dans le meilleur des pires Las Vegas possibles. Ils entrent dans un casino où dégringolent les pièces, le stuc, le faux. Ils regardent. Ils ne jouent pas. Les lumières éblouissent les vitres, les glaces, la monnaie. Les hôtels débouchent directement sur les salles de jeu. Les belles de nuit recueillent les cow-boys pour les plumer de leurs derniers cents. La cliéntèle est affairée. Elle perd sans gémir. Elle gagne dans des hurlements de joie. Elle ne cesse de compter. Disneyland pour grands.
«On se barre», dit-il.
Ils cherchent une chambre. On leur propose des baldaquins nuptiaux (mille dollars), des matelas mouvants comme le Pacifique (huit cents dollars)… Ils quittent la ville et s'arrêtent dans un motel à la périphérie (dix dollars). Des araignées dorment au plafond. Jeanne refuse de marcher pieds nus sur un sol à mouches. A trois heures du matin, blottis dans les bras l'un de l'autre, ils s'endorment enfin.
Just married.
Ils traversent la vallée de la Mort, surchauffée. Au loin, brillent des cristaux de sel. Ils sont ensemble, en vacances, pour la première fois sans enfants. Libres et amoureux.
Ils filent vers le petit théâtre d'Amargosa, que Jeanne veut lui montrer. La porte est fermée. Par les fenêtres, ils aperçoivent les grands d'Espagne peints sur les murs et les plafonds. Ils y restent dix minutes. Leur temps est compté.
Ils roulent jusqu'à Los Angeles où ils changent leur conduite intérieure climatisée contre une Chevrolet décapotable.
Après un petit tour à Malibu, à Venice et à Hollywood, ils foncent sur la 101, sans souci des limitations de vitesse. Ils s'arrêtent brièvement à Big Sur puis à Carmel.
Le deuxième soir, après avoir roulé à un train d'enfer, ils arrivent à San Francisco. Ils ont tout juste le temps de découvrir les rues-toboggans de la ville, d'acheter des jouets pour les enfants, il leur faut déjà repartir.
Dans l'avion, ils se laissent tomber sur leurs sièges, épuisés. Jeanne s'endort aussitôt. Lorsqu'elle s'éveille, quelques heures plus tard, l'appareil vole au-dessus de l'Atlantique. C'est un nouveau jour.
Il appelle l'hôtesse et commande une coupe de champagne et un verre de bordeaux.
Il se penche vers Jeanne et lui prend la main. Elle incline le visage sur son cou. Il effleure la veinule de la vie et murmure:
«Bon anniversaire, mon amour.»
Elle a trente ans aujourd'hui.