38880.fb2
Jeanne déménage. Elle quitte le XIIe arrondissement pour se rapprocher de chez lui.
Ils ont longtemps cherché avant de découvrir un petit appartement de trois pièces distant d'une rue et demie de sa propre maison. Cette proximité constitue la cote la mieux taillée possible pour la satisfaction de tous, surtout celle des enfants. Non pas Tom et Victor, qui, n'habitant pas chez leur père, se soucient assez peu de ses organisations. Mais pour Héloïse et surtout Paul, qui suivent d'un œil suspicieux l'évolution générale de la situation.
Jusqu'alors, ils l'aimaient bien. Ni trop ni pas assez. Troisième au hit-parade. Ils le jugeaient sympa. C'était le copain de leur mère. De lui, rien ne les étonnait. Sauf, peut-être, qu'il ne les accompagne jamais à l'école. Mais ce n'est pas grave. Ça viendra sans doute. Il nous achète des livres, c'est déjà pas mal.
Les choses ont imperceptiblement changé lorsqu'ils ont appris la nouvelle. C'était un dimanche, dans le bois de Vincennes. La bande des Quatre regardait des joueurs de boules. Les parents s'étaient éloignés. Ils s'embrassaient sous les arbres lorsqu'un concert d'applaudissements les a séparés. Tom, Héloïse, Paul et Victor. Trois sourires édentés qui les ont cueillis à froid, ponctués par le commentaire admiratif de Victor, adressé à son pere:
«T'embrasses longtemps!»
Les garçons se sont esclaffés. Jeanne a dit, presque à brûle-pourpoint:
«Les enfants, nous allons déménager.
– Ils se la pètent! a fait Victor.
– Où?» a demandé Héloïse.
Elle leur a dit.
«Quand?»
Elle leur a dit.
Paul ne mouftait pas. Sa mère lui a pris la main et a ajouté:
«Tu auras ta chambre. Et ta sœur, aussi. Chacun la vôtre.»
C'était un avantage qui avait guidé leurs recherches. Un argument à faire valoir.
«Papa est au courant?
– Pas encore.
– Il ne sera pas content.»
Ils marchaient à la lisière. Ce n'était pas comme l'instant précédent, quand les enfants couraient devant, les parents suivant. Ils avançaient désormais de front. Tom avait pris la main de son père; Victor allait à son côté. Héloïse et Paul encadraient leur mère. Ensemble, mais chacun chez soi.
«Pourquoi ils déménagent? a questionné Tom. Ce n'était pas bien avant?
– Très compliqué», a-t-il répondu.
En vérité, très simple. Ce qu'ils souhaitent véritablement, c'est vivre ensemble. Seuls, ils l'eussent fait. Mais chacun porte son bagage. Les enfants marquent cette empreinte. Habiter côte à côte mais non dans la même maison leur a semblé la cote la mieux taillée.
Ils ont fait le tour des agences, parcouru les petites annonces. Ils ont monté ensemble leur premier projet. Un événement non seulement factuel mais aussi, et surtout, une construction inscrite dans le temps.
Jeanne a fait aménager l'appartement comme une maison de poupées. Elle y a emmené ses enfants, et ils ont choisi ensemble la couleur des papiers et des peintures. Elle s'est attribué le salon, pièce de passage, où ils devront faire l'amour porte fermée, rideaux tirés, en silence.
Le changement des écoles a été réglé en deux jours. Le week-end choisi pour le déménagement, Héloïse et Paul étaient chez leur père. Ils ont fait des courses, acheté les outils nécessaires, et il s'est activé sur les tournevis, les chevilles et les marteaux tandis qu'elle surveillait en riant l'avancée des travaux. Elle lui a fait replanter les clous enfoncés obliquement, refixer les étagères en baisse d'un millimètre, poncer les gnons du parquet. Elle œuvrait dans la chambre des enfants. Tout devait être achevé dimanche, dixneuf heures, à leur retour.
Dès dix-huit heures, il a décampé. Il ne voulait pas être présent au moment de l'état des lieux familial, dressé par le père.
Il les a retrouvés un peu plus tard, au restaurant. Tom et Victor l'accompagnaient. Ils avaient obtenu une autorisation de leur mère, à qui, ainsi qu'ils l'avoueront plus tard, ils avaient caché l'objet de cette dérogation: fêter l'arrivée de Jeanne et des siens dans le quartier.
C'est au dessert que Paul a tiré le premier coup. Il a défait le cran de sécurité du revolver armé par son papa, et il a dit, fixant sa mère:
«Maman, chez nous on va avoir de la drogue.
– Quelle drogue? a questionné Jeanne.
– De la drogue dans notre nouvelle maison.» Son regard a dévié en direction de la pièce rapportée:
«A cause de lui.»
Paul a dressé l'index et clamé:
«Hachik! Gauchik!
– Oui, a renchéri Héloïse. Il paraît que tu veux la drogue et la révolution en vente partout.
– Pap'?» a interrogé Victor.
Jeanne ne bronchait pas. Il attendait, mais rien ne venait.
«Ça va chier! a zézayé Paul.
– Ne parle pas comme ça! s'est emportée Jeanne.
– C'est Victor qui m'a appris!
– Victor, il te dit merde! a fait Victor.
– Victor… a vaguement tenté Pap'.
– J'aime pas les balances.
– C'est quoi, une balance?
– Un rapporteur.
– Je ne suis pas un rapporteur!
– C'est pire, a relevé Tom. Il t'a traité de balance!
– Je m’en fous. Lui…
– On ne dit pas Je m'en fous! s'est écriée Jeanne.
– On dit Je m'en branle!» a précisé Victor. Jeanne s'est tournée vers son père.
«Tu ne dis rien?
– Et toi, à ton ex, tu lui dis quelque chose?
– Vous êtes charmants dans la famille! a noté Victor. Une balance et que des bien élevés!
– Tête de nœud!» a crié Paul.
Jeanne s'est levée.
«On s'en va!
– Où? a demandé Héloïse.
– Chez nous, a répliqué Jeanne.
– Et eux?
– Chez ma mère, a dit Tom.
– Et elle, c'est une balance aussi? a fait Paul.
– Dis rien contre ma mère! a hurlé Victor.
– Je m'en branle!» a répondu Paul.
Il faisait Hihi en regardant Jeanne. Elle lui a retourné une gifle. Il s'est mis à pleurer.
«Ils sont craignos, a commenté Tom.
– Je préférais la maison d'avant! s'est écrié Paul.
– Papa, tu nous ramènes?»
Il a embarqué ses fils dans la voiture.
Au retour, à titre de représailles, Jeanne ne lui a pas ouvert sa porte. Il a dormi seul dans sa maison.
Privé de dessert.
Ils traversent la rue dix fois par jour. C'est comme un jeu. Ils passent pour se dire bonjour, pour prendre un livre, boire une tasse de thé… Elle l'appelle parce qu'elle veut lui montrer une nouvelle lampe, une transformation dans le salon, pour qu'il l'aide à déplacer un meuble… Elle aime façonner les maisons à son image, et celle-ci ressemble bientôt à la précédente: tons écrus, lumières douces, photos des enfants dans le couloir.
L'appartement de Jeanne devient comme un appendice du sien, ou inversement; une dépendance extérieure où ils dînent, dorment et se retrouvent. Lorsqu'il sort le soir, il la rejoint toujours dans la nuit, et si elle ne travaille pas certains après-midi, il emporte ses feuilles chez elle et écrit là, devant la fenêtre du salon.
Ils vont chez lui les mardis soir et les week-ends, quand tous les enfants sont présents. C'est le privilège des parents divorcés: un week-end sur deux, ils sont libres.
Chaque samedi exempté de bande des Quatre, Jeanne l'entraîne dans un dédale de magasins identifiés comme dans un jeu de piste après un pré-repérage effectué dans la semaine, lorsque l'Atelier des bijoux lui en laisse le temps. Son homme sous le bras, elle salue les vendeuses qui ne dissimulent pas toujours les défaillances d'humeurs causées par l'apparition de cette cliente assidue, demande à voir les produits précédemment recensés et les lui montre. Il donne son avis.
«Il faut que j'essaie! Sinon, tu ne peux pas juger!»
Passe dans la cabine. Enfile un chemisier, un pantalon, une veste. Ressort. Lui, il s'est assis sur un siège – quand il y en a. Il tient compagnie à des hommes comme lui, qui attendent avec la même patience soumise et désespérée le retour de leur mannequin bien-aimé.
«Alors? demande Jeanne.
– Pas mal…
– Pas mieux que ça?
– Si si… Très bien.
– Mais très bien quoi? La veste, le pantalon ou le chemisier?
– Les trois.
– Non… Je ne te sens pas convaincu. On va voir ailleurs.»
Elle demande qu'on garde le pantalon, la veste, le chemisier, une jupe et un sweat. Traverse Paris en métro. Remarque une toute petite boutique de chaussures juste à la sortie de la station, y entre, essaie soixante paires, hésite, lui demande ce qu'il en pense, il n'en pense plus rien, C'est bien normal, mon chéri, avec tout ce que je t'ai fait faire!, sort en s'excusant mille fois, entre ailleurs, s'emballe, propose de revenir sur ses pas pour acheter au moins le pantalon, se décide finalement pour le chemisier, choisit de renoncer aux chaussures, il respire, mais pas au sweat, il panique, elle dit Deux petits magasins seulement!, il abdique, ce ne sont pas deux mais trois, il comprend que seule l'heure de fermeture des boutiques le sauvera.
Par chance, les magasins ne font pas nocturne le samedi.
Le week-end suivant, ils troquent leurs vêtements de célibataires joyeux contre la robe parentale. Jeanne, alors, prend les rênes de la maisonnée. Il les lui abandonne, trop content de ne plus devoir organiser une grammaire qu'il connaît par cœur.
Avec ses fils, il a à peu près tout essayé. Il est inutile de revenir sur les monuments, Arc de Triomphe, Notre-Dame, tour Saint-Jacques et autre Grande Arche. La tour Eiffel, à la rigueur, à condition de monter par l'ascenseur, descendre par les escaliers, hurler du premier, cracher du dernier. Cette activité est également recommandée dans le dragon du jardin d'Acclimatation et le train fantôme de la Foire du Trône.
Le palais de la Découverte a été visité une fois; lorsque la proposition leur est faite d'y retourner, Tom et Victor répliquent: «On connaît par cœur!» Pareillement pour la Villette et la totalité des musées parisiens, hormis le musée Rodin où on peut jouer à cache-cache dans le jardin, et le Louvre, département Egypte, où les glissades en chaussettes valent largement celles d'Orsay.
Le jardin des Plantes est fréquentable car les gaufres y sont bonnes. Son zoo est toléré. On ne regarde pas les plantes car en ce cas autant aller au parc floral, et comme le parc floral c'est pour les filles, autant aller voir les filles.
Flotteville, il a donné. Il a failli se noyer au milieu des microbes surnageant dans les conduites en plastique charriant les visiteurs, plouf dans l'eau, avec glapissements à droite, hurlements à gauche, un crétin qu'il a embouti devant lui, provoquant un accident avec les sportifs qui arrivaient de l'arrière, qui lui sont passés dessus pour atteindre plus vite le grand bouillon, où il a cru périr d'un coup de feuille en plastique assené par un copain de Victor qui avait étêté un baobab en latex verdâtre. Il est sorti de là flapi, s'est laissé tomber sur un banc de granit surchauffé où il s'est allongé, pétrifié par le barouf de six haut-parleurs disposés non loin… Tandis qu'une colonie de mouches l'assaillait, usant de ses jambes comme d'un plongeoir, il rêvait de rejoindre la ligne de fuite aperçue à l'horizon, le boulevard périphérique, avec ses vrais camions, ses bons gaz polluants, sortie Porte d'Orléans, direction Chez moi.
Il a longtemps cherché le Copain ou la Copine Magique, du même âge que Tom ou que Victor, disponible le dimanche. Il était prêt à traverser Paris pour aller le quérir et à refaire la route pour le ramener. N'ayant aucune réserve disponible de ce genre-là chez ses amis les plus proches, il a battu le rappel des connaissances plus anciennes. Il n'a rien trouvé qui plût à ses fils.
Désormais, la bande des Quatre suit le programme établi par Jeanne. Il ne varie guère des loisirs précédents, ce qui provoque désormais des réactions de groupe. La plupart du temps, les enfants font corps contre le bloc des adultes, ce qui réjouit ces derniers: les complicités des Quatre renforcent les leurs.
Ils les observent avec l'attention d'un couple de médecins branchés sur stéthoscopes. Chacun relève pour son propre compte, c'est-à-dire chez les siens, les irrégularités du souffle, les points opaques, les tensions alvéolaires. Et s'efforce de les dissimuler à l'autre. Ils savent qu'à ce stade de leur histoire, les enfants pourraient encore les séparer. Il suffirait que l'un d'eux demande à rester à distance pour que l'équilibre se rompe. Aussi amplifient-ils tous les signes de bonne entente et réduisent-ils les autres à moins que rien. Ils sont en quelque sorte devenus les otages de leurs couvées. S'ils n'y veillaient, la bande des Quatre arbitrerait les points de friction qui n'apparaissent que lorsqu'ils sont tous ensemble.
Jeanne confirme:
«Si nous nous séparons un jour, ce sera à cause des enfants.»
Mais quand tout se passe bien, quand la bande des Quatre a fait cause commune, elle dit:
«Je voudrais tant vivre avec toi!»
Parfois, il y pense. Il se demande s'il pourrait travailler, s'il serait prêt à renouveler une expérience négative, s'ils ne gâcheraient pas une belle histoire, s'ils seraient capables d'abandonner le poids des culpabilités qui les arriment à leurs enfants pour partager plus et mieux, longtemps.
Il lui fait part de ses doutes. Elle répond:
«Les deuxièmes vies sont toujours réussies.»
Il essaie de s'en convaincre.
Il oublie les enfants.
Il est un homme seul au côté d'une femme seule.
Il la regarde dormir. Il la regarde se préparer le matin. Il la regarde le soir. Il la regarde vivre. Il se dit qu'il s'est attaché à ses gestes, qui sont ceux de toutes les femmes, mais que chacune habille à sa manière. C'est un charme. Il aime la façon dont elle noue ses cheveux pour se démaquiller, utilisant ce qui lui tombe sous la main une épingle, une serviette, une culotte. Il aime qu'elle dorme toujours nue, d'abord lovée contre lui, puis lui contre elle, leurs pieds se touchant jusqu'au sommeil. Il aime ses phrases du matin, Quel temps fait-il, Comment je m'habille aujourd'hui, Avec qui déjeunes-tu?… Il aime qu'elle arrache une feuille de son calepin ou un coin de nappe pour lui montrer qui elle a vu aujourd'hui, une fille qui avait un nez comme ça, des joues comme ci, sa main allant sur le papier avec une rapidité confondante, faisant naître la silhouette d'une inconnue qui prend corps et vie avant de mourir en boulette, au pied de la table. Il aime qu'elle parle avec douceur à ses enfants, quand elle coupe les cheveux des garçons, quand elle lit des magazines, absorbée, concentrée, quand elle rit avec ses copines au téléphone, quand elle lui ouvre sa porte, tard le soir, qu'elle pose l'index sur ses lèvres afin de lui intimer le silence et qu'elle lui prend la main pour le conduire jusqu'à son lit, où elle le roule et le chahute, comme si le début pouvait durer toujours, jusqu'à l'éternité.
Alors il se demande si elle n'a pas raison, s'ils ne devraient pas, un jour, traverser la rue qui les separe encore.
Mercredi, jour de deuil. Il raccompagne Tom. Victor n'est pas venu. En lui, c'est un matin plombé. Ciel de cafard, nuages gonflés. Tom et lui font semblant. L'enfant, d'être encore là pour longtemps; son père, d'aborder une journée ordinaire, âme légère, projets multiples, bonnes perspectives.
Feu rouge. Il pense, tout en tripotant l'oreille de son fils, que les choses sont certainement plus faciles quand les enfants grandissent, qu'on ne les étreint plus, les serre plus, les embrasse plus, quand ils ont cessé d'être des nounours et des poupées, pour papa comme pour maman, l'homme, après tout, étant un mammifère comme les autres femmes.
«Je veux que tu viennes voir ma chambre, dit Tom.
– Tu crois vraiment que c'est une bonne idée?
– Oui, Pap'.»
Il ira donc. Avec une certaine appréhension. Il n'a pas revu la reum depuis un jour fameux où elle a croisé Jeanne dans le salon de la maison. Lorsqu'elle venait boire sa petite tasse de thé rituelle, Jeanne s'enfermait dans une chambre. Ils étaient convenus de pacifier les relations avec les ex et jugeaient qu'il était trop tôt pour les mettre devant le fait accompli.
Un dimanche, Jeanne s'est lassée de jouer les fantômes. Elle est passée dans le salon. Provoc. Elle a souri, radieuse, à la reum devenue couleur beige; s'est penchée sur l'objet du scandale, lui a légèrement baisé les lèvres, et a dit:
«Mon amour, je vais chercher du pain.»
La reum n'est plus jamais revenue. Elle a pris sa revanche en haussant la mire en direction de la cible. Son discours, rapporté par les enfants (et les rares amis communs), est d'une parfaite limpidité. Leur père ne s'est jamais remis du divorce, il l'aime encore. La pauvre pétasse qui vit avec lui va souffrir. Ne me parlez jamais de ce qui se passe là-bas, ça ne m'intéresse pas: dites-moi seulement si le week-end était bien, où vous êtes allés, qui vous avez vu, si elle était là tout le temps, est-ce qu'elle vous embrasse le soir, et eux, est-ce qu'ils s'engueulent souvent?
Dans ces conditions, il n'est pas pressé de la revoir.
Avant de s'annoncer dans l'interphone, il tente une ultime dérobade auprès de Tom. La réplique ne prête pas à discussion:
«Pap', tu montes!»
Il emprunte donc l'ascenseur. Sixième étage.
Quand ils arrivent, la reum s'encadre dans l'embrasure. Elle est vêtue d'une simple nuisette noire, maquillée légèrement, arbore un sourire éclatant. Elle ouvre ses bras à Tom, qui s'y précipite. Jolie scène. Incontestablement. Il en apprécie la grandeur d'un peu loin, appuyé à l'ascenseur, cherchant le bouton d'appel avec son dos, mine de rien: sa place n'est pas ici, mieux vaut redescendre.
Il attend que les portes coulissent pour jeter son bras en arrière, où il se retrouve coincé entre les deux battants. Il agite les doigts le plus bas possible, extension, pour atteindre la cellule photo-électrique. Il est comme un pantin ridiculement désarticulé, le dos frottant contre la paroi pour atteindre le bouton d'ouverture qui se dérobe, un peu inquiet quant au devenir de la partie droite de sa personne, engagé dans une epreuve qui pourrait se révéler redoutable si quelqu'un réclamait l'ascenseur, face à son fils et à sa mère qui se font de grands mamours.
La porte s'ouvre. Il rabat précipitamment son bras retrouvé, sans plus songer à aller se faire pendre ailleurs.
«Viens, dit Tom.
– Oui, entre!»
Elle n'a jamais eu la voix douce, mais vive et pétillante. Il reconnaît son parfum. Ses longs cheveux sont retenus dans un chignon strictement épinglé. Elle porte cette nuisette qui l'intrigue car, pour autant qu'il s'en souvienne, elle n'en mettait que dans l'intimité, et il ne voit pas en quoi l'inexistence de leurs rapports l'autorise à lui imposer cette vision d'elle qui le gêne plutôt qu'elle ne le charme.
D'autant que dans l'entrée, elle le saisit au plus strict dépourvu en même temps qu'aux épaules, se pendant brusquement à son cou, soudain lovée, câlinante et tendre. Tout cela sous l'œil de Tom, qui semble n'y rien comprendre lui non plus.
Son plus grand souci, dans l'instant, consiste à savoir que faire du sac et du cartable de son fils pendus à ses dextres, et où placer celles-ci. Pas dans les poches, pas sur les reins, moins encore autour de la taille ou des épaules de la reum, surtout ne rien effleurer, rester le dos bien droit, la nuque rigide, arrêter les choses avant l'humiliation due à un refus trop marqué.
Il choisit finalement de ne pas lâcher les affaires de Tom: elles lui confèrent un alibi indiscutable en même temps qu'une note claire concernant ses intentions. Défile sous ses yeux plantés droit la tranche des livres alignés sur les rayonnages de l'entrée, grâce à quoi, les observant, il peut s'éviter de bouger, prendre ou rejeter, ce qui ne lui est pas égal. Il se dit qu'il s'agit d'un moment bizarre mais qu'il passera vite, surtout qu'il n'y a rien de sexuel là-dedans, finalement, si l'on admet que ce domaine s'exprime par des oscillations de la partie inférieure du corps, voire la partie supérieure simultanément, alors que dans le cas qui l'occupe et le préoccupe, ils sont dans une immobilité quasi absolue, de bon augure.
La porte du couloir, par où Tom s'était éclipsé, s'entrouvre enfin. Il l'appelle.
«Vas-y, dit aimablement la reum. Il veut te montrer ses jouets.»
Chez l'enfant, il ne se reconnaît aucune place ou responsabilité dans cet empilement de jouets, d'albums, de peluches, un punching-ball au milieu de la pièce, un baby-foot dans un coin, des affiches de films sur les murs – mais, en dépit de ses recherches, nulle part, pas plus auprès du lit qu'au-dessus du bureau, dans un angle dissimulé ou derrière la porte, de photo de lui, son père, auprès de lui, son fils.
Tom montre ses jouets. Il est disert. Sa mère entre dans le jeu. Elle a passé une jupette sur sa nuisette, ou ôté sa nuisette avant de mettre sa jupette, il ne sait pas car il ne la regarde pas. Elle virevolte autour d'eux. Elle se montre d'une grande amabilité. Elle évoque des complicités qui lui sont devenues étrangères. Elle dit «nous avons», «notre Tom», «nos décisions»… Il l'admire de savoir si bien le valoriser ce jour-là, Montre ceci à ton père, Ton père doit savoir, Tu devrais demander à ton père – alors qu'il sait combien elle se soucie peu de son avis concernant les détails de l'éducation des enfants.
Il se dit qu'elle se propose peut-être de fumer un genre de calumet de la paix, ce qu'il est prêt à accepter depuis qu'elle a caché sa nuisette.
Lorsque Tom a achevé la visite de sa chambre, elle le prie de la suivre dans la cuisine. Il prend place sur un tabouret, elle s'asseyant face à lui, le coude appuyé à la table.
Elle dit:
«Je voudrais que nous rediscutions de ton droit de visite.»
Ainsi entend-on la faculté que lui laisse la loi de croiser ses enfants deux fois par semaine, plus, merci au législateur, la moitié du temps des vacances.
«Quand je les ai mis au monde, demande-t-il avec une imprudente brutalité, ça s'appelait aussi un droit de visite?
– Ce n'est pas toi qui les as mis au monde, mais moi, réplique-t-elle avec un sourire de droit divin.
– Cinquante-cinquante.
– Admettons. Nous n'allons pas nous chamailler pour une question de pourcentage.»
Il approuve. Miel et sucre. Amabilité, modèle du genre. Mais, au-dedans, à l'affût, cervelle bandée, réflexion galopante. Il ne comprend pas pourquoi elle souhaite éplucher une nouvelle fois cette patate chaude qu'ils ont cessé de se repasser depuis un petit moment déjà.
«La loi prévoit que les enfants sont chez toi un week-end sur deux… Faute d'un meilleur accord.
– Et l'accord des enfants?
– Ce n'est pas la question.
– Peut-on se passer de la loi?
– Pourquoi? La loi est un cadre nécessaire.
– Pas de problème, dit-il.
– Si tu te montres si apaisant, c'est que tu as quelque chose à demander. Je t'écoute.»
A vrai dire, il n'y avait pas songé. Mais si elle aborde la question, c'est qu'elle veut obtenir un aménagement des textes. Lui aussi. Il lance donc un hameçon, comptant au mieux ramasser une prise, au pire équilibrer les flotteurs.
«L'acte de divorce prévoit que les enfants doivent être chez moi du samedi matin, sortie des classes, au dimanche soir, vingt heures trente, dit-il. La question des samedis chômés n'est pas abordée…
– Je devance ta préoccupation, lance-t-elle en dressant un index martial face à son nez. Tu te demandes où ils passent la nuit du vendredi lorsqu'ils n'ont pas cours le lendemain?
– Exactement.
– Chez moi.
– C'est ce que nous avons toujours fait. Mais…»
Elle l'interrompt:
«Outre que le changement ne profite jamais aux enfants, la loi est très claire sur ce point: comme tu l'as toi-même remarqué, elle n'aborde pas la question des samedis chômés. Pourquoi? Parce qu'il n'y a pas de question. Donc, passons à'autre chose.
– Je n'ai rien de plus à demander, répond-il, lugubre.
– Moi, si.»
Elle dégoupille son chignon, qui se révèle être une natte. L'extrémité descend presque jusqu'aux fesses. De quoi s'occuper le matin, avant de conduire les enfants à l'école.
«Quand tu les ramènes le dimanche à vingt heures trente, c'est trop tard. Ils n'ont pas le temps de préparer leurs affaires et de se réacclimater à la maison…
– Pas de souci, dit-il, espérant accroître son petit pécule de deux nuits par semaine: je te les ramène le lundi matin. Mieux: je les dépose directement à l'école.»
Elle joue avec sa natte, la frappant doucement sur le plateau de la table.
«Nous avons déjà tenté l'affaire… Souviens-toi du désastre.»
Il se rappelle, en effet. Un dimanche soir, Victor a souhaité rester. Il a appelé la reum. Elle lui a demandé de ramener l'enfant. Il a répondu que c'était au-delà de ses forces, au-delà de leurs forces. Elle a dit:
«C'est la loi.» Il a hurlé:
«La loi, je l'emmerde!»
Elle a répondu que s'il n'était pas présent chez elle à vingt heures trente précises, elle enverrait les flics. Puis elle a demandé à parler à Victor et a réitéré la menace. Il a appelé SOS médecins, et fait constater par un spécialiste que l'enfant n'était pas bien.
Finalement, elle a cédé. Elle a accepté qu'exceptionnellement, Victor dorme chez son père certains dimanches soir. Mais pas Tom: trop petit.
Trois dimanches successifs, Victor est donc resté à Paris. Trois dimanches successifs, il a peiné à s'endormir. Il faisait des cauchemars. Le matin, il avait la mine terne. Son père ne comprenait pas la raison qui plongeait l'enfant dans cet état. Il a fini par téléphoner à la mère:
«Le dimanche soir, ce n'était pas une bonne idée…»
– Je le savais. D'ailleurs, je n'étais pas d'accord, et je le lui ai dit.»
C'était la raison. Et la démonstration d'un théorème indiscutable: pour dormir sur ses deux oreilles, un enfant a besoin de n'entendre qu'une seule voix.
«Oublions le dimanche soir, admet-il. Et imaginons que je les ramène une heure plus tôt que prévu. En échange, me les laisserais-tu un vendredi par mois?
– Je t'accorderais les vendredis veilles de jours chômés.
– Même quand ils ne sont pas avec moi?»
Il n'y croit pas.
Il a raison.
«Seulement quand ils sont avec toi.
– Cela ne représente rien.
– C'est à prendre ou à laisser.»
Il réfléchit à toute allure: une heure de moins tous les quinze jours fait deux heures de moins par mois, soit six heures par trimestre, contre un samedi et demi chômé, moyenne des deux derniers trimestres, c'est-à-dire trois heures utiles le vendredi soir et environ deux fois plus le samedi.
«Je prends, lâche-t-il, tout sourire intérieur parfaitement bien dissimulé.
– Mais le dimanche, à dix-neuf heures, je viens les chercher.
– Je peux les ramener!
– C'est ce que la loi prévoit. Mais elle ne prévoit pas que tu sois en retard. Ce qui arrive trop souvent…»
La natte, tenue dans la main gauche, vient frapper la main droite.
«Je veux qu'on s'en tienne au système prévu par le jugement de divorce. Avec définition des tâches et des horaires.»
Il ne bronche pas.
«Maintenant, parlons de Tom.»
La natte fouette l'avant-bras.
«Je souhaite qu'il fasse du sport le samedi. Ce serait bien pour la croissance de notre petit garçon.»
Il cherche le piège. Il entrevoit quelque chose, au loin, dans les fourrés malins, mais rien n'est sûr encore.
«T'opposerais-tu à ce que je l'inscrive dans un club de foot ou de hand le samedi après-midi?»
Cela se précise. Vaguement.
«Ce serait nous, d'ailleurs, qui l'inscririons. Son pere et sa mere…
– En quoi suis-je concerné?» demande-t-il.
Elle appuie son mouvement tournant côté sens du poil, ce qui le hérisse.
«Mais il s'agit de notre enfant! De son bien!
– Et puis?
– Ce temps-là serait partiellement décompté sur ton droit de visite.»
Pile dans le mille!
«Demandons à Tom ce qu'il en pense», propose-t-il.
Elle abat son poing fermé sur le plateau de la table.
«Tom n'a pas l'âge de choisir.
– Même pas le sport que nous lui ferons faire?
– Es-tu d'accord ou non? C'est la seule question!»
Il a beau ne plus vivre avec elle, il y a un ton et l'emploi de certains mots qui le heurtent autant que jadis.
«C'est la seule question, dit-il froidement, à condition que je sois d'accord avec toi pour lui reconnaître cette qualité.»
Il l'a heurtée. Elle l'assassine d'un regard sombre.
«Tu refuses qu'il fasse du sport?»
C'est un sifflement. Il sait qu'ils vont monter en régime. Il se lève et va fermer la porte. Pourquoi le cherche-t-elle ainsi? Qu'attend-elle?
«Demandons à Tom, suggère-t-il de nouveau.
– Non.»
Il réfléchit à fond de train, et propose une solution intermédiaire:
«Il fait du sport le samedi après-midi, mais il reste avec moi le mercredi.
– Toute la journée?
– Nombre d'heures équivalent.
– C'est anormal.»
Il ose demander pourquoi.
«Le samedi, il fait du sport pour lui-même. Le mercredi, il te voit pour toi.»
Il la considère, les yeux tout ronds.
«Ce n'est plus une question de lui à lui, mais de lui à toi. Ou de toi à lui.
– Peut-être suis-je aussi indispensable à Tom qu'une heure de hand! maugrée-t-il.
– Oui, mais le temps qu'il passerait avec toi le mercredi soir ne correspondrait plus au temps qu'il passerait avec moi le samedi.
– Est-ce si important?
– Il a besoin de sa mère.
– Et aussi de son père.
– Comme tu as pu le voir, remarque-t-elle avec gravité, je n'en disconviens pas.
– Laissons tomber pour le samedi, propose-t-il. Nous en reparlerons plus tard.»
Il s'avance vers la porte. La reum le retient par le bras.
«Je te fais une contre-proposition. Il fait du sport le samedi et reste avec moi une heure de plus après. En échange, tu le gardes deux heures de plus le mercredi.
– Ce n'est pas équitable.
– Comptons», dit-elle.
Elle s'en va quérir une feuille et un crayon, astique la mine et s'empêtre dans des opérations à trois chiffres. Elle finit par renoncer, quitte de nouveau la cuisine et revient avec une calculette.
Elle se concentre sur de savants calculs alignés dans deux colonnes estampillées lui et moi. Au terme de quoi, elle fait une proposition chiffrée:
«Tu prends Tom quatre-vingt-dix minutes de moins tous les quinze jours, soit un manque à gagner de quarante-cinq minutes par semaine. J'ajoute à cela deux heures de sport hebdomadaires, plus une heure avec sa maman, trois heures tous les quinze jours, c'est-à-dire une nouvelle fois quatre-vingt-dix minutes que je divise par trois, un tiers pour toi, deux tiers pour moi car je ne le vois pas, que ce soit ton week-end ou le mien. Donc, je défalque.
– Pourquoi comptes-tu une heure supplémentaire passée avec toi?
– Qui le prépare?
– Qui va le chercher?
– J'irai, dit-elle.
– Ce n'est pas juste. Normalement…»
Elle lui coupe la chique d'un sourire de guillotine:
«Puisque je l'habille, il faut aussi que je le déshabille! Tu ne l'imagines quand même pas venant chez toi en tenue de hand!
– Parfaitement, s'écrie-t-il.
– Mon pauvre ami!» le plaint-elle.
Elle revient à ses comptes. Au résultat, elle obtient un bénéfice égal si Tom reste avec elle quarante-cinq minutes de plus le mercredi.
«Je suis bonne fille. J'arrondis à une heure.»
Elle exige que les heures de sport du samedi soient soustraites à l'un comme à l'autre, y compris l'heure supplémentaire qu'elle s'est octroyée puisque, dit-elle, C'est comme la viande, ça se larde et s'entrelarde pour être meilleur au goût, après on ne s'en occupe plus pendant la cuisson, mais le découpage est très important si on veut bien profiter de la préparation.
Il essaie d'argumenter sur la question du transport, étant admis qu'une marchandise à livrer n'est pas une marchandise consommée; pour reprendre l'exemple de la viande, l'apprêter n'est pas la manger; or, Tom dans la voiture ou sur la moto n'est pas comme Tom chez lui, Nous ne sommes pas vraiment ensemble, pourrait-on diviser par deux la charge du fret?
«Non», dit-elle.
Il se lève.
«Oublions pour le moment.»
Il pense que la nuisette était une proposition, son refus de la nuisette, une humiliation, et qu'elle s'en remettra quand l'eau aura passé sous les ponts de ses humeurs.
Elle le rejoint comme il ouvre la porte de la cuisine.
«D'autre part, dit-elle en repoussant le battant, j'aimerais que ta coiffeuse cesse de couper les cheveux de Tom et de Victor.
– Ah!» fait-il.
Il a compris.
«Mes enfants n'ont pas besoin d'elle!
– Tes enfants sont également les miens, rectifie-t-il, et Jeanne n'est pas coiffeuse.
– Ça se voit. C'est pourquoi je préférerais me charger moi-même de ces affaires-là. D'après la loi, l'entretien des enfants m'incombe.
– Nous incombe», rectifie-t-il.
Il abaisse la poignée de la porte. Elle est tout près de lui. Elle siffle:
«Et enfin, je te prie de ne pas oublier que c'est moi qui t'ai foutu dehors!»
Il la regarde dans le blanc des yeux et, sans rage, avec même un grand sourire, il conclut:
«Je te remercie de l'avoir fait.»
Puis s'en va.
«Je veux vivre avec toi, dit Jeanne. Dans la même maison, avec tous nos enfants.»
Il refuse.
C'est l'hiver.
«Dormir toutes les nuits avec toi, te regarder travailler, partir le matin et rentrer le soir.»
Il refuse.
C'est le printemps.
«Je veux un enfant», dit-elle.
Il ne répond pas.
C'est l'été.
«Si en plus de ne pas avoir d'enfants ensemble, on ne vit pas sous le même toit, notre histoire n'est rien, elle est déplorable, elle est consternante, et je pleure.»
Elle pleure, elle est triste. Il la prend dans ses bras.
«Je voudrais une maison à nous, qu'on choisirait ensemble.
– Je ne peux pas déménager.
– Chez toi, je n'aime pas la moquette…
– Nous mettrons du parquet.
– L'éclairage est nul.
– On le changera.
– La couleur de la peinture me donne le cafard.
– Tu en choisiras une autre.
– Ne dis pas que tu ne peux pas déménager. Dis que tu ne veux pas.»
Il reste silencieux.
«C'est parce que tu ne m'aimes pas. Tu ne m'aimes plus. Nous nous sommes trompés. Je vais m'en aller et repartir dans mon coin.»
Ce n'est pas une menace. C'est un charme, pour l'attendrir. Elle est comme une enfant jouant avec un papillon. Il se laissera prendre.
«Je veux me lever chaque matin avec toi, m'endormir tous les soirs avec toi, ne plus avoir à traverser la rue pour te voir, rester toujours avec toi.
– Et les enfants?
– Ils sont d'accord.»
Elle laisse sa phrase en suspens avant d'ajouter:
«Ils émettent une condition.
– Laquelle?
– Un chat.
– Certainement pas!»
Dans la journée, il travaille. Lorsque son esprit s'évade, c'est pour visiter la maison. Il cherche des chambres, des salles de bains supplémentaires, il se demande où il pourrait écrire, s'il ne trahirait pas ses fils, quelles pièces il leur donnerait…
«Ne change rien, dit Jeanne. Nous venons et nous voyons. Si ça ne marche pas, nous repartons.
– Sur la pointe des pieds?
– Aussi doucement que possible, pour ne pas déranger.»
Il convoque un architecte. Qui dresse un étage supplémentaire, sur plan. Il le montre à Jeanne.
«Il faudrait une porte ici, et une autre là. Un lavabo dans la chambre pour que je me maquille auprès de toi, et des fenêtres qui ouvriraient sur ton bureau. Quand je me réveillerai, je les ouvrirai, et je te dirai bonjour. Ainsi, nous serons toujours l'un près de l'autre.»
Il appelle des entrepreneurs. Il fait établir des devis. Un mardi soir, il va chercher ses deux enfants. Il les emmène au restaurant, et il leur dit:
«Jeanne et moi envisageons de vivre ensemble.»
Tom fait Ah! Victor fait Bof.
Il demande:
«Qu'en pensez-vous?»
Tom, du bien; Victor, pas trop de mal.
«On pourrait avoir un chat, argumente-t-il.
– T'as fumé!
– Qui aura ta chambre? demande Tom.
– Moi, fait Victor.
– Jeanne l'a proposé…
– Il est ouf, lui! s'indigne Tom. Pourquoi lui?
– Parce que les nains passent après.
– C'est ça, Blanche Neige…»
Ils achètent du balsa et construisent la maquette du dernier étage, qui sera le leur. Le soir, chez elle, quand les enfants dorment, ils placent et déplacent les cloisons jusqu'à obtenir les dimensions parfaites pour un bureau honorable et une chambre tout compris: lit, salle de bains, lavabos.
«Notre nid d'amour. On pourra y vivre sans bouger.»
Trois ans après avoir rencontré Jeanne, il lance les travaux. Ils parcourent les magasins à la recherche du bois idéal pour le plancher, des vasques les plus jolies, des lampes aux éclairages les plus doux. Jeanne propose. Ils choisissent ensemble. Elle manifeste une exigence confondante, posant mille questions alors que deux lui eussent suffi, changeant de boutique, comparant, revenant, embarquant des échantillons, testant, renonçant, cherchant encore, sans cesse. Au cours de leurs pérégrinations, rien ne la perturbe sinon l'apparition, au coin d'une rue, d'une boutique de chaussures. Elle entre, elle essaie, elle hésite, elle pose, elle part, elle revient, elle achète.
Elle l'épuise.
Il marche désormais côté droit sur les trottoirs, s'efforçant de dissimuler à sa vue les marchands de lampes et de chaussures. Elle les remarque toujours. Après cinq heures de déambulations éreintantes, il lui dit:
«On pourrait décider que les chaussures, au moins, c'est interdit.
– Pendant combien de temps?
– Jusqu'à la fin des travaux.
– Après, tu m'accompagneras?
– Promis.
– Tous les week-ends?
– Un week-end sur deux.»
Il téléphone à ses enfants. A leur voix, toujours, il sait s'il les dérange. Les créneaux horaires sont minuscules. Il doit les saisir au retour de l'école, mais après la télé, avant le bain, entre les copains, loin des heures de repas. Le mieux, c'est à sept heures cinquante.
Ce jour-là, il appelle vingt minutes après la sortie des classes. Tom n'est pas là. Victor a la bouche pleine. Son esprit est ailleurs.
«Tu regardes la télé?
– Un peu seulement.
– Rappelle-moi quand ce sera fini…»
Il reste auprès de l'appareil. Qui sonne pour autre chose. A six heures, Victor n'a pas rappelé. Il décroche le combiné et tombe sur la femme de ménage. Les enfants sont dehors. Ils téléphoneront dès leur retour.
Ils n'appelleront pas. Il le sait.
Jeanne dit:
«C'est la preuve qu'ils sont heureux.»
C'est aussi la preuve qu'il ne leur manque pas. S'ils n'éprouvent pas le besoin de lui parler, c'est que tout va bien pour eux. Tout va bien dans cette vie sans lui. Quand il raccroche, il se rassure lui-même en songeant que rien ne serait pire que d'entendre Tom ou Victor exprimer le désespoir d'être séparés de lui.
«Regarde mes enfants, poursuit Jeanne: ils n'appellent jamais leur père.»
C'est vrai. Et lorsque c'est lui qui téléphone, Paul et Héloïse répondent avec la grâce du pendu. Il espère que dans la maison maternelle, ses garçons décrochent avec un peu plus de grâce.
Il se rappelle qu'au moment du divorce, la reum lui a raconté que chaque fois que le téléphone sonnait chez elle, Tom se précipitait en criant: «Voilà papa!» Une nuit, dans la maison paternelle, l'enfant a fait un cauchemar. Son père est resté auprès de lui. A l'instant où il allait se retirer, le timbre assourdi d'une sonnerie s'est fait entendre au-delà du mur. Tom est brusquement sorti de son sommeil. Il s'est dressé sur un coude et a crié, le regard soudain béant: «Voilà papa!»
«Je suis un père téléphone», dit-il à Jeanne.
Son histoire avec ses garçons ne se prolonge pas au-delà du mercredi, au-delà du dimanche, au-delà du baiser d'adieu qui signe le passage d'une vie avec l'un à la vie avec l'autre. Il n'est pas un père téléphone; il est un père d'occasion.
Mais ce jour-là, il s'est trompé: Tom rappelle.
Il dit:
«Je suis triste. J'ai rompu avec ma fiancée.
– Pourquoi?
– Elle avait une tête de guêpe.»
L'enfant étouffe un petit soupir.
«Tu veux goûter avec moi demain?»
Le lendemain est un vendredi.
«Bien sûr, dit-il.
– Tu viendras me chercher à l'école?»
C'est la première fois que son benjamin demande à le voir en dehors des heures d'ouverture fixées par le juge.
Le lendemain, à seize heures quinze, il se tient droit debout sur le parpaing gris. Tout sourire. Il emmènera son enfant manger des macarons à la vanille.
La Scrupuleuse est déjà là, en conciliabule avec la Culpabilisée. Elles évoquent un problème de carottes mal râpées qui laisserait entendre aux enfants que les carottes râpées ne sont pas ce qu'elles sont en vrai puisqu'il était indiqué sur le menu qu'elles étaient râpées alors qu'elles étaient plutôt tronçonnées, coupées en tout cas plutôt que passées à la râpe, donc ce n'étaient pas des carottes rapees.
«Il faut faire un texte», suggère l'Enervée, à cheval sur de très hauts talons qui la font trébucher.
«Je demande un rendez-vous à Madame la Directrice et nous y allons toutes les trois.»
Les portes de l'école s'ouvrent. Tom apparaît au loin. Il lève le bras en direction de son père. Qui blêmit soudain. Car devant, à cinq mètres de l'entrée, il a aperçu la jeune fille qui s'occupe des enfants.
Il descend de son parpaing et se précipite. La jeune fille a déjà pris la main de Tom. Qui n'y comprend rien.
«Je l'emmène aujourd'hui, dit Pap'.
– Sa mère ne m'a rien dit, objecte la jeune fille.
– Tant pis… Elle a certainement oublié de vous prévenir. Mais Tom vient avec moi.»
La jeune fille secoue la tête.
«Je n'ai pas reçu d'ordres. Il est sous ma responsabilité.
– Sous la mienne. Je suis son père.
– Je le sais que vous êtes son père! Mais ce n'est pas vous qui me payez!
– C'est moi, même si vous ne le savez pas!»
Alentour, Pressée, Scrupuleuse, Angoissée et Culpabilisée approchent. Pap' jette un regard sur Tom et perçoit la gêne de l'enfant à être ainsi objet de la curiosité générale. La rage le gagne. Etre obligé de quémander ainsi devant une petite imbécile qu'il prendrait volontiers par l'épaule pour lui flanquer son pied au cul! Mais il rompt. Il s'approche de la jeune fille et lui dit, à voix basse.
«Vous êtes trop conne!»
Il embrasse Tom. Puis décanille par les rues, en proie à une colère que rien n'apaise.