38880.fb2 Les Enfants - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

Les Enfants - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 4

III.

Ils déménagent. Un petit camion pour un grand projet. Deux rues à traverser, la famille recomposée est au bout du chemin. Il ne peut être question du pire puisque, en cette affaire, ils ont déjà donné. Il n'y aura que du meilleur.

«Les deuxièmes fois durent toujours», répète Jeanne.

Il ne sait si elle dit cela pour le rassurer lui ou pour se rassurer elle. De toute façon, il est trop tard pour se poser la question: les caisses sont en route.

Transbordement. D'une maison l'autre. Le ciel est bas, mais la roue du bonheur tourne dans le bon sens. Ils ont choisi un week-end où ils sont tous ensemble. Chacun doit apporter sa pierre à l' œuvre commune, cette vie nouvelle qui est celle de tous, fût-ce avec des pointillés.

Les enfants font la chaîne sur le trottoir. Les parents suivent d'un œil le travail des déménageurs et, de l'autre, la réaction de chacun des membres de la bande des Quatre aux oscillations événementielles. Pas de disputes dans la rue, au seuil de l'immeuble, dans les escaliers, premier étage, on pose tout et on repart. La bonne humeur chez les plus petits apporte le bonheur aux plus grands. Même Victor participe. Tom et Paul font les pitres sur les cartons. Héloïse, telle une princesse d'une sagesse exemplaire, déploie son ciel de lit dans un bruissement sans vague. Jeanne ouvre les armoires pour y placer sa garde-robe et s'écrie:

«Mais mon pauvre amour, c'est tout ce que tu as comme fringues?»

Elle les comprime, y place les siennes, cherche un endroit accessible où garer ses cinquante-six paires de pompes. Puis dispose sa vaisselle après avoir décidé que celle qui se trouvait là irait au placard.

«Mais il n'y a plus de place!

– Alors à la poubelle! Admets qu'elle n'est pas terrible!»

Couteaux et fourchettes sont promus au même sort, remplacés par une argenterie issue des familles, lustrée, brillante, poinçonnée.

«Tu ne crois quand même pas que mes copains vont manger avec ça?

– Pourquoi? Ça se manie comme des couverts ordinaires!»

Il essaie. De fait…

Le soir, au restaurant, la bande des Quatre fête l'installation dans ses nouveaux quartiers. Boissons sucrées à volonté. Esquisses de projets d'avenir. Retour tonitruant, en rires et en chansons, jusqu'à la première question, posée par Paul, planté devant le lit à étage de sa chambre.

«Qui dort en bas? Tom ou moi?

– Moi, dit Tom.

– Moi, dit Paul.

– A tour de rôle, propose Héloïse.

– Toi, on ne t'a pas sonnée, gronde Paul.

– Ça commence dur chez les nains! s'esclaffe Victor.

– Ta gueule!» riposte Tom.

Pap', descendu de la montagne à cheval sur la rampe, met un terme au début du pugilat en prenant Tom à part, dans son ancienne chambre devenue celle de Victor.

«Il faut que tu laisses Paul choisir son lit.

– Je ne vois pas pourquoi.

– Parce qu'avant, il avait une chambre pour lui tout seul et que maintenant, il la partage avec toi.

– Chez ma mère, je dors en bas et j'ai ma chambre.

– Justement.

– Bon, d'accord», capitule Tom après une seconde de réflexion.

Pap' attend la condition. Mais il n'yen a pas. Tom file rejoindre son copain.

Il remonte au salon rassurer Jeanne. Deux heures plus tard, après l'extinction des feux à l'étage inférieur, ils se tiennent penchés sur la rampe, silencieux, guettant dans l'ombre des propos, des appels, des cris qui signaleraient le début d'une offensive. Mais le silence règne. La paix est descendue sur la terre en même temps que le marchand de sable.

Le lendemain, chose promise étant due, ils s'engouffrent tous dans la voiture. Direction: le chat. Jeanne a découvert une adresse en banlieue où on les donne.

«Un chaton!» a exigé Héloïse.

Ils échouent dans un sous-sol odorant où puent une douzaine de bestioles. Les enfants en choisissent une, très noire, griffue, largement moustachue, le trou du cul tout rose, assorti à la langue. Avant de rentrer, on lui achète du lait et un biberon. L'animal tète. C'est l'extase.

«Il viendra dans ma chambre, propose Héloïse.

– Il y a déjà l'odeur! hume son frère.

– Et les puces! complète Victor. Tu vas pouvoir faire un élevage!»

Héloïse s'enfonce dans une bouderie animale ponctuée par des bébé, trésor, ma poupée, proférés à voix basse dans l'oreille du chat tétant.

Le lendemain soir, à la fin du week-end, Pap' ramène ses garçons chez leur mère. Il éprouve le serrement de cœur habituel en les voyant disparaître dans l'entrée de l'autre immeuble, chez nous, comme ils disent.

Il démarre et fonce sur le périphérique. Puis roule normalement jusqu'à la maison.

«Ma nouvelle maison», pense-t-il en glissant la clé dans la serrure.

Il découvre aussitôt une ambiance différente qui lui mord le ventre: il y a des enfants chez lui, et ces enfants ne sont pas les siens.

Il referme doucement la porte et file dans la rue. Trois tours de pâté de maisons pour mettre un peu d'ordre dans sa cervelle de père promu beau-père. Il boit un Vichy-menthe au zinc d'un café. S'il y avait un fleuriste, il offrirait des roses à tous et filerait dans son bureau.

Il se fagote l'esprit comme on resserre un nœud de cravate avant une épreuve, laisse quelques pièces sur le comptoir et s'en retourne vers la maison.

«Salut tout le monde!» clame-t-il joyeusement.

A Paul: «Ça va les Lego?»

A Héloïse: «Les poupées sont contentes?» Le chat se frotte aimablement contre ses chevilles.

Respectant la coutume du dimanche soir, il referme la porte de la chambre désormais attribuée à Victor. Jette un rapide coup d'œil dans celle des garçons, ramasse la peluche de Tom et la couche sur le lit, niveau supérieur, rabat la couette et rejoint Jeanne au salon.

Elle a préparé le dîner. Elle appelle ses enfants. Il songe qu'elle aménage le dimanche soir de la même manière que la reum organise la fin du week-end dans l'autre maison: douche, devoirs, cartables. Sauf que, là-bas, la contestation doit fuser alors qu'ici tout se place dans l'ordre, sans débat.

Il admire.

Tard, dans leur nouvelle chambre, Jeanne vient contre lui et demande doucement: «Ça va?»

Oui.

Puisqu'elle est là.

Elle prend peu à peu possession de la maison. Ses trucs à elle, ce sont les lampes et les miroirs. Lui, les tableaux. Elle aime l'écru. Il est plutôt dans le noir.

«Tout cela est très complémentaire!» rit-elle. Elle coupe les halogènes et les remplace par des abat-jour doux, dans les beiges. Elle descend une glace, en monte une autre, en achète deux.

Elle veut que tous participent. Lorsque la bande des Quatre est réunie, ils les emmènent aux puces de Saint-Ouen. Mission: dénicher des miroirs, des lampes, des chaises…

Victor: «Vous êtes super-oufs!»

Tom: «C'est rigolo, les Mouches.

– Les Puces! rectifie gentiment Héloïse.

– Il ne fait pas la différence! note Victor.

– Les mouches, ça ne pique pas, explique Paul. Mais ça a des ailes.

– Faudrait l'emmener au zoo pour qu'il voie les espèces.

– T'es débile, toi, commente Héloïse: il n'y a pas de puces au zoo!

– Si! Sur le cul des singes!» s'esclaffe Paul.

Les enfants filent devant. Les parents se congratulent: tout ce petit monde s'entend à merveille. Les deux petits sont comme des jumeaux, les deux grands s'apporteront chacun ce qui manque à l'autre.

«Et nous? demande-t-il.

– Nous, on s'aime.»

Elle voudrait acheter une lampe asiatique qu'il déteste. En soie avec des glands en passementerie. Il en profite pour glisser que les trucs extrême-orientaux, ce n'est pas vraiment ce qu'il aime. Elle dit que c'est parce qu'il ne connaît pas.

«Quand même… s'excuse-t-il.

– Je t'assure! On s'est beaucoup promenés là-bas! Et on a rapporté des tas de meubles magnifiques qui étaient chez nous.

– Chez nous?

– A Fontainebleau! Là où on habitait avec mon premier mari!»

Il grince des dents – et des mots – chaque fois qu'elle emploie ce nous à propos de sa vie d'avant. Il se demande comment on peut cultiver un pronom si collectivement personnel sur une terre dévastée, et rester solidaire d'un ingénieur dans le pétrole qui les coiffe d'un geyser nauséabond. Ils se battent encore, ils se sont beaucoup déchirés, et elle réécrit parfois aimablement une histoire ancienne dont elle a claqué la porte.

«Sans fracas», précise-t-elle. Avant de nuancer:

«Sans trop de fracas.»

Il se dit qu'elle est une petite-bourgeoise de province, une adorable petite-bourgeoise de province, bien élevée, considérant qu'on ne doit montrer de soi que les avant-bras sur la table et le susurrement des engueulades. Pas de gros mots.

«C'est vrai, dit-il. Nous, on est des voyous…

– Nous?

– Mes enfants et moi.»

La lampe asiatique trône au-dessus de la table. Le salon est désormais encombré d'objets qui ne s'y trouvaient pas avant: coussins, bougeoirs, vases, boîtes en laque, plateaux, coupes en nacre… Le chat fait son trou dans toutes les chambres, et ses griffes sur les canapés. La cuisine est emplie d'outils chromés à l'utilité indiscernable. La chambre s'est habillée avec féminité. Il y a des produits de toilette et de maquillage sur la tablette du lavabo. Des bougies parfumées brûlent dans l'entrée. La maison n'a pas changé de visage. Mais elle est devenue plus délicate. Plus raffinée. Plus vivante, aussi.

Il s'est seulement montré intraitable sur les photos d'enfants. Il a dit:

«Dans les chambres, autant que vous voulez. Mais pas ailleurs.

– Pourquoi? a demandé Jeanne.

– Les miens n'y sont pas.

– Nous pouvons les y mettre.

– Je ne veux pas.»

Comment expliquer que, de même qu'il enferme systématiquement les objets des garçons au fond de leurs chambres après leur départ, il n'a jamais exposé leurs photos sur aucun mur de la maison? Ainsi se préserve-t-il des mâchoires douloureuses qui ne manqueraient pas de le mordre chaque fois qu'il croiserait leurs regards. Seuls deux petits cadres sont planqués dans la bibliothèque. Il sait où ils se trouvent. S'il veut voir ses enfants, il les rejoint là, au coin des livres. Pourquoi Jeanne ne ferait-elle pas pareil? Des portraits discrets?

«Je les voudrais en grand, et dans l'entrée.

– Non», dit-il.

Elle le dévisage, stupéfaite.

«Si tu mets les tiens, je dois mettre les miens. Les voyant, je réaliserai qu'ils ne sont pas là.»

Comment recenser tous les emplâtres diversement appliqués sur des blessures qui, certainement, lui paraîtraient grotesques?

«Si tu mets les tiens, je dois mettre les miens, car les miens souffriraient de ne pas y être alors que les tiens s'y trouvent.

– Et puis?

– Si tu mets les tiens et que je ne mets pas les miens, voyant les tiens je penserai aux miens, c'est donc comme s'ils y étaient.»

Elle le dévisage, goguenarde.

«Alors qu'ils n'y sont pas.

– C'est ce que ça me rappellera.

– Parce que mes enfants ne sont pas les tiens.

– Pas plus que les miens ne sont les tiens.

– Incontestablement.»

Il se tort les doigts autant que les méninges: il aimerait tant qu'elle comprenne!

«Je les mettrai ailleurs, conclut Jeanne avec générosité… Dans un coin discret.

– Merci», dit-il.

Il pense qu'ils pourront tout partager, sauf les enfants. S'ils vivaient tous ensemble, elle, lui et la bande des Quatre réunie, il y aurait les nôtres. La situation, hélas, les réduit aux miens et aux tiens. Ils n'y peuvent rien. Le danger guette déjà, et ils ne le voient pas. Pas encore.

Ils ont chacun leurs marottes. Elle, c'est le linge et les serviettes, que les enfants fassent leur lit, qu'ils ne dispersent pas leurs sweats et leurs tee-shirts dans toute la maison. Lui, c'est la télé: il la veut la plus silencieuse possible, surtout aux heures des repas. Les lumières: on les éteint. Les clés: on les emporte pour ne pas sonner sans cesse. L'heure du coucher: pas après neuf heures trente.

Mais comment faire lorsqu'on manque d'autorité, que les enfants à qui on s'adresse résistent, que la mère veille en amont, le père en aval, la grand-mère en face, et les sœurs derrière?

On prend des gants. On demande d'abord gentiment. Puis un peu plus fermement. On invente une punition douce: la mise à l'amende, par exemple. Une pièce par lampe oubliée. L'argent n'ira pas dans la poche des parents, mais dans la sébile des SDF. Générosité commune. La bourse est placée sur l'étagère haute de la bibliothèque; quand on pourra remplacer les pièces par un billet, les enfants eux-mêmes iront l'offrir à un sans-logis.

Sauf qu'ils se considèrent comme des SDF, puisqu'ils se servent eux-mêmes, vidant la caisse alors qu'elle n'est pas remplie.

Avant l'échec, naît une problématique généraIe: Tom et Victor doivent-ils être logés à la même enseigne que les deux autres?

«Bien entendu! assène Jeanne.

– Probablement, dit-il.

– Tu pars à l'ouest! s'écrie Victor. Nous, quand on vient, on est invités!

– On ne va pas se taper tout le boulot!» proteste Tom.

Héloïse boude. Paul joue à la Gameboy. Jeanne observe Pap', attendant une réaction qui ne vient pas. Il pense, d'un côté, que la loi commune devrait s'appliquer à tous, mais que, de l'autre, Tom et Victor peuvent légitimement prétendre avoir droit à certains égards quand ils sont là. D'autant que lorsqu'ils venaient avant l'emménagement des autres, ils étaient à la fête. Pourquoi en serait-il désormais autrement? Et comment éviter que Paul et Héloïse ne ressentent pas une différence de traitement comme une injustice? Bref, il se promet d'inventer au plus vite une géométrie dans l'espace aussi pointue que possible. Oubliant que les maths n'ont jamais été son fort.

«Va te coucher, dit Jeanne à Héloïse.

– Et Victor?

– Victor, il est plus grand, répond Victor.

– C'est ce qu'il dit! objecte Héloïse.

– Va te coucher! répète Jeanne avec plus de

force.

– Quand Victor ira.»

Tous regardent le père.

«Peut-être pourriez-vous rester un peu plus tard tous les deux, propose-t-il.

– Non, rétorque Jeanne. Héloïse a cours à neuf heures.

– Et moi à neuf heures trente! s'écrie Victor. Donc, j'ai au moins un quart d'heure de rab.

– Ton bahut est plus loin.

– T'as pas le level… Il n'y a que les psychopathes qui dorment à l'heure des poules! Chez maman, je me couche plus tard.

– Mais tu n'es pas chez ta mère, objecte Héloïse.

– Eh bien désormais, le mardi soir, je ne viendrai plus.

– Reste un peu», conclut le père précipitamment.

Héloïse et Jeanne lui jettent un regard d'enfer.

«Pourquoi Victor a la plus belle chambre? questionne Héloïse.

– Parce que c'était celle de mon père.

– Tu n'y es jamais!

– Oui, mais c'était celle de mon père.

– Et pourquoi je ne pourrais pas l'avoir moi?

– Parce que je suis le fils de mon père!»

Lequel pense qu'Héloïse a raison, que lui même s'est torturé les méninges avant le déménagement parce qu'il comptait lui donner cette chambre et ne savait comment annoncer la nouvelle à ses garçons. C'est Jeanne qui a proposé que sa fille prenne l'autre, plus petite, sans salle de bains, et Victor, celle de son père.

«Je n'ai pas plus grand à vous offrir, conclut il, navré.

– A offrir à qui? interroge Jeanne.

– A tout le monde.

– Je croyais que c'était notre maison, remarque Victor avec perfidie.

– Non! s'écrie-t-il avec violence. Ici, c'est la maison de tous!

– Parfois, on se le demande, poursuit Jeanne.

– Il n'y a qu'à voir les chambres, insiste Héloïse.

– Tu psychotes trop!» clame Victor.

C'est la première fois que Jeanne et ses enfants se regroupent pour contester les trois autres. Pap' se sent coupable. Il a certainement commis un impair pour que les questions de propriété surgissent ainsi: ma chambre, ton lit, mon père… Il se demande avec angoisse s'ils parviendront à se fondre dans un ensemble unique, une communauté, sans se soucier de prérogatives qu'il voudrait gommer.

«Je veux une mezouzah à la porte de ma chambre, déclare Victor.

– C'est quoi, ce truc-là? demande Paul.

– Respect, mon pote! C'est un symbole de juif pour les juifs. Un verset de la Bible.

– Alors moi, je veux une croix de catholique à ma porte, dit Héloïse.

– Il ne manquerait plus que ça! clame Victor.

– Et pourquoi, s'il te plaît?

– Nous, les juifs, on est minoritaires. Vous, les cathos, on en voit partout.

– Et le voile, tu trouves qu'on doit le mettre à l'école?

– Si c'est un voile juif, oui.

– T'es con, ou quoi?

– Ne parle pas comme ça! intervient Jeanne.

– Mais t'as entendu ce qu'il dit?

– Qu'est-ce que tu en penses, Pap'?… Une mezouzah à ma porte?

– Et une croix à la mienne?»

Il pense que la maison n'est pas Jérusalem. Mais que si son fils veut afficher une mezouzah, il ne peut empêcher Héloïse de poser une croix.

«On te mettra une mezouzah à l'intérieur de ta chambre, dit-il à Victor.

– Tu bats de l'aile?! Et je la touche quand? En sortant?

– Tu te débrouilles.

– Et ma croix?

– Pareil.

– J'en veux pas. C'était pour rire.

– Moi, j'aimerais avoir un missile, lance Paul. Avec une tête atomique.

– Quand je serai grand, murmure Tom après un court silence, je veux être juif.»

Il retrouve Jeanne dans la chambre.

«Mes enfants m'ont reproché de moins m'occuper d'eux depuis que nous avons traversé la rue.

– Est-ce vrai?

– Oui. Avant, ils m'avaient toute à eux. Maintenant, ils doivent me partager avec toi.

– … Et je ne suis pas leur père, complète-t-il.

– J'ai le cœur embouteillé. Ne m'en demande pas trop.»

Elle lui prend la main et le regarde:

«Je ne veux pas être écartelée. Tu sais bien que rien ne pourraIt nous separer.»

Il attend. Elle colle la bouche à son oreille et ajoute:

«Sauf les enfants.»

Les photos d'Héloïse et de son frère trônent sur le bureau de leur mère.

Le papa, pris à contre-jour en terre d'Asie, reste dans les chambres. Posant joliment sur des fonds azuréens, le premier mari, l'ex, le père des enfants, participe à sa manière à la vie quotidienne. Il est une ombre pas très éloignée. Lorsque Jeanne a quitté le XIIe arrondissement, il a dépêché des huissiers pour faire constater que les enfants étaient maltraités. Il a fait chou blanc. Il s'est rattrapé sur les commentaires. Jeanne en a pris pour son grade. Puis son compagnon. Les deux ensemble. Leurs amis. Leurs relations. Le monde en général, qui les inclut eux en particulier. Le discours, raconté par les enfants (et les rares amis communs), est d'une parfaite limpidité. Ils vivent avec un gauchiste drogué et une demi-mondaine intéressée. Qui gagnent leurs sous quasi illégalement. Bouffent la laine sur le dos des honnêtes gens, dont il fait partie, lui qui a travaillé dur toute sa vie (comme ingénieur sur des plates-formes pétrolières). Forment une partie de ce tout pourri qui accepte les escrocs politiques, les sales combines d'un régime politique merdique, les Arabes sur le sol national.

Le samedi matin, quand le père vient chercher Paul et Héloïse, dissimulés derrière les rideaux, la demi-mondaine et le hachik sont au spectacle. L'expert dans le pétrole donne un petit coup de Klaxon, sort de sa Mercedes décapotable et, s'étant emparé d'un chiffon à lustrer sagement disposé dans le coffre, astique la caisse pour la débarrasser des saloperies qui nuisent aux reflets de la robe gris métal.

«Il a pété un câble, ton reup!» s'exclame Victor à l'adresse d'Héloïse.

Le dimanche soir, si la reum vient chercher les garçons (dix-neuf heures pétantes), elle klaxonne quinze fois avant de descendre de voiture, et quand, trente-cinq secondes plus tard, les enfants se penchent à la fenêtre pour annoncer qu'ils arrivent, elle tempête en disant que ça lui suffit de faire la bonniche, qu'elle n'a pas, en plus, envie de donner dans le poireau, et que si la marmaille n'est pas présente dans les deux minutes, elle se tire.

D'où le stress du dimanche soir.

Il croise le reup pour la première fois pendant les vacances, au cours d'une opération délicate à organiser: l'échange standard des enfants. Checkpoint Charlie dans le Sud. Cadre: une maison louée avec des amis. D'un côté du mur: Jeanne, le hachik gauchiste, un peintre et sa femme, un écrivain et la sienne – sa garde rapprochée. Les hommes en bermuda et espadrilles, les dames en maillot. Alanguis autour d'une piscine où les guêpes jouent à saute-mouton avec les enfants.

De l'autre côté du mur, pour le premier transfert: la reum et son nouveau copain, un joueur de castagnettes opérant en solo dans un orchestre – ont dit les enfants.

«Un orchestre de quoi? a-t-il demandé.

– De chambre, a répondu Tom.

– De cave! a rectifié Victor.

– Bouffon!

– Il s'entraîne avec des copains dans la cave de

ses parents.

– Quel âge?

– Dans les quarante.»

Avenir assuré, promotion attendue…

Pap' reste à l'écart tandis que ses garçons rejoignent la reum klaxonnant, deux cents mètres plus haut, à l'orée du petit chemin glissant vers la maison. Les négociations se sont déroulées la semaine précédente, par téléphone, la date et l'heure ayant été choisies d'un commun accord et les diverses modalités réglées sans tergiversations excessives. Trois minutes après l'apparition du véhicule maternel, l'opération est bouclée. Castagnette, grand échalas roux aperçu entre les arbres, a posé ses mains sur le volant et fait ronfler le moteur.

Une heure plus tard, sous la forme d'un convoi motorisé, le second transfert s'annonce. La Mercedes ouvre la route. Elle apparaît au bout du chemin, rutilante et décapotée, précédant une Land Rover tendance brousse salie à la main, et un pick-up rouge chromé scintillant. Les automobiles stoppent, telles des libellules, autour de la Citroën pourrie et de la Renault naze de la famille recomposée avec amis, pour le coup fascinés, voire subjugués: y a pas photo.

Le reup descend. Saharienne beige, pantalon kaki, mocassins en peau, Ray-Ban sur l'œil, casquette à longue visière au sommet du chef. Baroudeur luxe. Sa petite troupe est vêtue tout pareil, émergeant sans doute d'un safari organisé entre la place de l'Etoile et l'église Saint-Germain des-Prés, avec arrêt pipi à l'hôtel Costes. Sept hommes qui claquent les portières, dégainent les commandes à distance pour faire briller les feux et verrouiller les montures. Ce qui en dit long sur la confiance régnant et l'imprévoyance générale, la Mercedes restant accessible par le haut vu que la capote n'a pas été remontée.

Autour de la piscine, c'est plutôt Reiser que Van Dongen. Un peu gênées, les femmes chaussent les hauts des maillots tandis que les mecs redressent les épaules et rentrent le ventre pour assurer un mInImum.

«J'y vais», dit Jeanne.

Elle se débarrasse d'une torpeur gracieuse, se lève et court au-devant des sept mercenaires qui avancent de front. Pap' la suit du regard, imaginant sans conceptualiser vraiment le choc des cultures entre son amoureuse en lotion solaire et la chemise impeccable du reup en marche.

Deux bisous pour chacun.

Les valises attendent. Paul prend la première, et Héloïse la seconde. On charge. On échange quelques mots. Puis, après avoir lancé un salut martial et de loin au hachik et sa bande, les sept remontent en caisse, actionnent les démarreurs et font feuler les cylindres. Démarrage en côte sans à-coups, nuage de poussière assorti, demi-tour dans les règles, et le convoi s'ébranle dans le sens de la deuxième quinzaine d'août. Dix mille centimètres cubes pour deux pré-ados. Bon voyage.

«Comment peux-tu vivre avec un type comme moi apres avoir vecu avec un type comme lui?» demande-t-il souvent à Jeanne.

A quoi elle répond, avec ce sourire de garce allumeuse auquel il ne résiste pas:

«Pour moi, tu es si exotique, mon amour!»

D'après ses récits, il imagine sa vie d'avant, jeune femme au foyer dans une demeure de luxe sise en bordure de la forêt de Fontainebleau. L'homme travaille tandis qu'elle s'occupe du foyer, fait des dîners pour quinze personnes, parcourt avec lui un bon quart de la terre, mais lui tient tête et finit par se dérober. Les enfants sont mignonnement vêtus, ne disent pas de gros mots, sont élevés avec clairvoyance, dans le bon goût et le bon genre. Le contraire de ce qu'il a vécu lui-même et de ce qu'ils vivent aujourd'hui.

«Admirable, commente-t-il. Tu te fais à tout!»

Dans leur nouvelle vie, ils mènent leur barque à l'inverse des courants précédents. Elle travaille, elle est indépendante, et il est content qu'il en soit ainsi. Elle craint le chômage sans qu'il puisse la rassurer tout à fait; il pourrait évidemment assumer cette charge pour elle, pas pour elle et quatre enfants: il n'en aurait pas les moyens.

Elle voudrait une vie de famille. Il lui offre un cadre qu'elle ne connaît pas: celui d'un homme travaillant chez soi. Naguère, il lui était reproché d'être trop souvent absent; il est présent matin, midi et soir. Elle ne supportait plus de fabriquer des dîners raffinés, de jouer les soubrettes sachant recevoir; ils dînent sur le pouce, et s'ils reçoivent, ils font tout ensemble. Les courses et la cuisine. Elle observe qu'ils gagneraient du temps si l'un faisait les courses et l'autre la cuisine, ou si l'un mettait la table tandis que l'autre épluchait les légumes. Mais à quoi bon gagner du temps si c'est pour être séparés?

Quant à la vie de famille, il ne peut pas. Il ne sait pas. Longtemps, les familles ont été associées dans son esprit à des utilités fabriquées, obligées, de celles qui circulent, à quatre ou cinq, sur les autoroutes des vacances. Le père, la mère, les trois enfants. A l'avant, à l'arrière. Les uns se retournant pour parler, les autres allongeant le cou pour entendre. Même la définition des rôles, lorsqu'ils sont joués selon les sexes, lui a toujours semblé le comble de la sottise. Autorité paternelle. Tendresse maternelle. Respect filial.

Souvent, le soir, il se penche à la fenêtre, et il voit, dans les salles à manger de l'immeuble d'en face, des familles à table. Il les montre à Jeanne. Il demande:

«Tu voudrais qu'on vive ainsi?»

Paysages bornés par les repas de famille. Conseil d'administration du soir. Immuable rituel. Tables rondes ou carrées. Papa préside, maman est en face, mangeons. Rappels à l'ordre: on ne parle pas la bouche pleine, on mange de tout, on ne choisit pas, on ne se balance pas sur sa chaise, on ne coupe pas la parole, on ne boit pas en mangeant, on ne confond pas avec la cour de récréation, on ne se sert pas le premier, on passe les plats, on laisse aux autres, on fait moins de bruit en mangeant, on s'essuie la bouche, on ne sort pas de table avant d'avoir fini, on débarrasse, on passe l'éponge.

Pas de liberté dans tout cela. Pas de démocratie. Il faut apprendre de ceux qui savent, toujours les mêmes, nul n'y peut rien. Absurde cérémonie. Il a donné. Petit, puis grand. Il n'a pas su tenir sa place. Les entreprises de cette nature ne sont pas pour lui.

«Je ne saurai jamais», répète-t-il.

Il aime les familles atypiques, qui se moquent de ces critères extérieurs et normés. Lorsque l'imagination dépasse la règle, que l'invention transforme les rapports en une harmonie fondée sur des choix, des désirs, un naturel. Dans ces cercles-là, il est toujours le bienvenu. Ailleurs, on se méfie de lui, qui trace le chemin d'une route à Contourner. Il dérange. Il est un élément perturbateur.

Dans les familles déchiquetées, séparées, recomposées, où la politesse de bon aloi n'a plus cours car les fonctions sont redistribuées et l'imagination obligatoire, le doute l'emporte toujours sur les certitudes. Car les géniteurs deviennent des parents multicartes, condamnés à présenter un produit unique, soi-même, tout à la fois père et mère, censeur, valet de pied, éducateur, G.O., guide, tuteur… Beaucoup de rôles pour un personnage umque.

Il en a déjà tenu plusieurs: père, beau-père de circonstance, seul, sans enfants, avec un enfant, deux enfants… Chaque fois, il a tenté de faire au mieux, improvisant toujours car le dogme n'est pas son fort. Costumé pour l'heure en parâtre installé, il essaie de faire bonne figure. Mais ce n'est pas simple: les enfants constituent les projections presque parfaites des différences existant entre leurs parents. Deux univers.

Dans la vie de tous les jours, les géométries tâtonnent. Il ne demande pas aux siens de ranger quotidiennement leur chambre, de mettre leur langue dans leur poche, le couteau à droite et la fourchette à gauche. Ils parlent politique ou argent, ils jugent, ils se mêlent des conversations qui ne les concernent pas.

Elle regarde les films de WaIt Disney avec ses enfants, connaît par cœur La Parade des éléphants et La Danse du roi Louis qu'ils chantent tous les trois, dansant parfois, sous l' œil consterné de Tom et de Victor, qui préfèrent Scream, I am, Gotlib et Cabu.

Paul rapporte des chars d'assaut miniatures, des pistolets à billes, des mitraillettes en plastique offertes par son père, quand les armes sont déconseillées chez lui. Où l'usage de la télé est sévèrement contrôlé tandis que chez sa mère, deux rues à côté, Héloïse se pâmait devant les sitcoms de son âge.

Lorsqu'ils sont ensemble, Tom et Victor hurlent jusqu'au vertige quand les deux autres de la bande des Quatre respectent les règles de leur éducation selon lesquelles on ferme les portes sans les claquer et les bouches avant de les ouvrir intempestivement.

Les uns prennent des douches obligatoires, les autres des bains conseillés. Ceux-là font du foot, ceux-ci du tennis. Ils ne sont pas d'accord sur les marques de leurs chaussures, les couleurs de leurs sweats, la coupe de leurs pantalons. Au moins s'entendent-ils sur l'importance accordée aux fringues, ce qui le terrifie mais comble Jeanne de joie, elle si coquette, si soucieuse d'élégance et d'harmonie. Il les écoute comparer les vertus de Nique et celles d'Adida, la souplesse de Lacote, le velouté de Rilf Lorrain, le chic d'Agnès C, et il se demande dans quel monde vivent ces enfants, lui qui pratiquait l'échange standard de Clarks une fois l'an, et le découpage de jeans entre l'hiver et l'été.

Par respect pour la communauté, il fait des efforts et tait les lignes de divergence. Il essaie d'obtenir le même résultat de la part de ses fils.

«Rangez vos chambres.

– Comment on fait?»

«Mettez la table.

– Dans quel sens?»

«On se lave les mains avant de manger.

– C'est mieux après.

– Avant et après!

– Je ne veux pas user mes mains, moi!»

Le plus difficile, ce sont les coudes sur la table. Parce qu'il n'a jamais compris comment tenir sans. Alors il ne demande rien à ses enfants. Contrairement à Jeanne, qui rappelle les bonnes manières aux siens. Héloïse et Paul lorgnent en direction de Tom et de Victor qui en rajoutent, déposant leurs avant-bras. Pap' leur adresse un signe discret, les invitant à ménager les autres. Tom fait machine arrière en poussant un soupir excédé. Victor met les mains dans le plat:

«Ça gêne quelqu'un, mes coudes?

– Moi, répond Jeanne.

– Mais t'es vraiment bouffonne!»

Pap' plonge sous la table, travaillant un lacet soudain défait. Paul murmure: «Hihihi!»

Héloïse affiche un «O» tout rond. Jeanne se raidit sur sa chaise. Pap' réapparaît.

«Qu'est-ce que tu as dit, Victor?

– Rien!

– Ah bon!»

Un démon passe, que chacun laisse filer pour la qualité de l'air.

Le soir, dans la chambre, sonne l'heure de l'explication de texte. Jeanne lui reproche d'appliquer scrupuleusement l'interdit d'interdire de sa jeunesse. Pour elle, il s'agit d'une pratique qui relève d'un magasin d'accessoires où se trouvent aussi, certainement, quelques pattes d'eph, des shetlands importés britanniques, un ou deux shiloms, des peace-and-love en carton-pâte.

«Peut-être, réplique-t-il, mais c'est mon histoire.»

Ses enfants sont comme les notes de cette partition-là. De tous ses amis, il est certainement le dernier à appliquer une règle selon laquelle il n'y en a aucune, ou le moins possible. La séparation d'avec ses garçons a rendu les choses non seulement possibles, mais, avantage incommensurable, quasiment obligatoires: il répète et répète encore qu'il lui est impossible de punir ses enfants quand il ne les voit qu'une fois par semaine.

«Ils peuvent donc casser leurs jouets, les assiettes, les verres, ce qu'ils veulent?!»

Dans la limite des stocks disponibles.

«Et tu ne dis rien?»

Il les prend à part pour leur expliquer qu'il conviendrait de se surveiller un peu plus.

«Quand ils m'insultent, ça ne te dérange pas?

– Entre ce qu'ils disent et ce que tu entends, il y a une marge…

– Ils disent que je suis une bouffonne, et c'est ce que j'entends!

– Ils le disent pour rire, et c'est ce que tu n'entends pas!»

Ils s'empoignent une partie de la nuit. Au fond de lui-même, il sait qu'elle a raison, que les enfants resteront une pomme de discorde entre eux tant qu'il ne changera pas de méthode. Mais comment faire mieux quand la nature ne participe pas?

«Contrains-toi, dit-elle. Oublie tes conneries de post-soixante-huitard et occupe-toi d'élever tes enfants!»

Il promet. Avec une réserve: il n'a pas lu le mode d'emploi.

Il tente une expérience quelques jours plus tard.

La victime s'appelle Victor. Un mètre soixante-dix, presque quinze ans, du muscle, du répondant. Il chahute dans le salon avec les trois autres de la bande des Quatre. Les coussins sont par terre, les chaises les unes par-dessus les autres, les rideaux piquent du nez…

Réfugié au creux d'un fauteuil, Pap' observe le champ de bataille en songeant qu'il serait peut-être temps d'intervenir. Il a déjà lancé quelques suggestions, des demandes, de vagues injonctions, des ordres mous. Sans résultat.

Jusqu'au moment où Victor insulte son frère. Qui répond par une béquille. Laquelle suscite un hurlement de douleur, une baffe et une demidouzaine de percussions sonores. Héloïse et Paul commentent le pugilat à l'écart. Chez eux, on ne se bat pas. On ne crie jamais. On s'insulte rarement. C'est mieux élevé et plus reposant. Quand Pap' tente d'arbitrer des conflits chez les siens, Jeanne cuisine avec sa fille ou dessine avec son fils: des modèles du genre, tranquilles et pacifiques.

Pap' se lève:

«Victor, ça suffit!

– D'accord», lâche Victor.

En même temps qu'un revers du plat de la main appliqué sur la joue de son frère.

«Victor!

– Ce n'est pas moi, c'est ma main!

– Arrête immédiatement!»

La bande des Quatre observe Pap' avec grand intérêt.

«T'es défoncé au Prozac ou quoi? interroge Victor, stupéfait.

– Laisse ton frère!»

Le silence règne. Pap' a fait impression. Il est content de lui, presque fier… Il regrette que Jeanne ne soit pas là pour mesurer la qualité de l'effort. Il pense que ses enfants lui raconteront. Bon point pour lui. Il se rassied, satisfait. Reprend le livre interrompu.

«Enculé de ta mère!»

C'est Tom.

«Tom!

– C'est pas moi, c'est ma bouche!

– Il vient d'apprendre à quoi ça sert, une bouche!»

C'est Héloïse. Elle monte en grade.

«Quand il se lave les dents, il a l'impression de tourner les pages d'une œuvre!»

C'est Victor.

Paul attend la suite avec la curiosité d'un entomologiste sur les traces d'une nouvelle variété animale: le Pap' fouettard.

Tom commence à pleurer. Victor vocifère. Héloïse chuinte. Paul évalue la distance séparant la proie de sa victime. Pap' regarde les paumes de ses deux mains, se décide pour la gauche et dit:

«Victor, si tu continues, je vais t'en coller une!

– Tu ne sais pas comment on fait!

– Les gifles, ça marque! observe judicieusement Héloïse. La reum portera plainte!

– Foutez la paix à ma mère! proteste Tom.

– Constatez: sans leur maman, les nains sont perdus», fait Victor.

Pap' se lève. Mains dans les poches pour que l'intention ne soit pas perçue. Il marche à grandes foulées vers son fils aîné, l'empoigne par le col et dit:

«Je t'ai demandé d'arrêter!

– Je vais me faire péter l'os! s'écrie Victor. Garez le chat!

– Viens sur le canapé avec moi, ordonne le père.

– Pourquoi?

– Les baffes, ça se donne n'importe où! s'étonne Paul.

– Renonce, conseille Victor: tu vas te faire mal.»

Néanmoins, il se laisse mener vers le canapé, saisi par la poigne d'un justicier en herbe qui s'interroge, ce faisant, sur l'option à prendre, avec ou sans pantalon, pour choisir avec en raison des témoins extérieurs et de l'humiliation qui s'ensuivrait.

«Dix fois, je t'ai demandé d'arrêter! se justifie Pap'. Dix fois, tu as refusé de m'entendre.»

Il s'assied et couche son fils sur ses genoux.

C'est plus facile qu'il l'avait imaginé.

Les trois de la bande des Quatre se sont approchés pour suivre de plus près l'opération. Leurs bouches béent. Victor ne souffle mot.

«Je t'avais prévenu!»

Il lève la main une fois et l'abat, pas trop fort et en fermant les yeux. Derechef. Dere-derechef. Victor se tortille sous sa poigne.

«Tu as compris, maintenant?»

Le corps de l'enfant tressaute sur les cuisses de son papa. Sanglote-t-il?

Craignant d'avoir cassé quelque chose, le bourreau lâche prise. Victor se retrouve le cul par terre. Il ne pleure pas. Il se tord de rire.

Raté.

Une nouvelle occasion se présente un mois plus tard. Pap' n'a pas vu Victor depuis trois semaines. Au téléphone, l'enfant a promis qu'il serait là le samedi suivant, pour déjeuner.

A quatorze heures, il n'est pas arrivé. A quinze heures, Pap' appelle chez la reum. Victor décroche.

«Pap'! Je ne peux pas venir ce week-end… J'ai oublié de te prévenir.

– Qu'as-tu de si particulier à faire?

– Copains…

– Je veux te voir. Débrouille-toi.

– Mais je ne peux pas!

– Tu vas trop loin. Fais ce que tu veux jusque-là, mais je t'attends pour dîner.»

Victor plie. Dans le récepteur.

A vingt heures, il n'est toujours pas là.

«Il ne viendra pas, dit Pap' à Jeanne.

– Tu ne dois pas accepter cela, répliquet-elle. Il se moque de toi.»

Il n'oblige pas ses enfants à le voir s'ils ne le souhaitent pas, mais il s'est accordé avec eux pour que, les jours où ils doivent être chez lui, ils décident ensemble de l'organisation du weekend. La méthode offre à l'un l'illusion d'une quotidienneté partagée, et rappelle aux autres que l'autorité parentale se divise.

«Tu lui as accordé tout ce qu'il t'a demandé, rappelle Jeanne. Cela devrait lui suffire!»

Elle résume: les leçons particulières le samedi, qui l'empêchent d'être là l'après-midi; les activités sportives, dont il n'est jamais privé; les fêtes, où Victor est d'une assiduité remarquable; les week-ends prolongés, passés dans les maisons de campagne des copains…

«Tu as raison, décide-t-il. Trop, c'est trop.» A vingt et une heures, il téléphone de nouveau chez la reum. Répondeur. Il laisse un message: «'Victor, rappelle.»

«Si je faisais cela à mon père, commente Héloïse, il me tuerait.

– Ne te laisse pas manipuler», insiste Jeanne. L'éternel débat sur l'autorité.

Pour la troisième fois, il compose le numéro de la maison maternelle: «Victor, si je n'ai pas eu de nouvelles de toi avant minuit, ça ira très mal.»

Il demande à Jeanne:

«Qu'est-ce qui ira mal? Qu'est-ce que je peux faire s'il refuse de venir?

– Aller le chercher.

– Je ne sais pas où il est.

– Au lycée, lundi matin.»

Héloïse et la mère le chauffent. Si fort et si bien qu'il téléphone une dernière fois:

«Victor, je te laisse jusqu'à demain dimanche. Si tu ne m'as pas donné signe de vie, j'irai au lycée.

– Tu vas redoubler?» commente Paul qui passe par là, poursuivant le chat avec un feutre indélébile dans le dessein de colorer son petit tutu rose en noir.

Le samedi s'épuise, cédant la place au dimanche, qui s'épuise à son tour. Le lundi matin, Jeanne le rappelle à l'ordre.

«Tu dois téléphoner au lycée.

– Ça ne changera rien.

– Tu ne peux pas menacer ton fils d'une sanction et ne pas l'appliquer.»

Il se convainc qu'elle a sans doute raison.

A dix heures, il téléphone au lycée. Demande à parler à la conseillère d'éducation. La prie de prévenir Victor que son père arrive. Saute sur sa moto, enjambe le pont de Sèvres et stoppe, quinze minutes plus tard, devant l'enceinte du lycée.

Entre.

Grimpe chez la conseillère d'éducation. Frappe à la porte. Aucune réponse ne filtrant, pousse le battant. Pour découvrir un spectacle de qualité: tassée sur son siège, la conseillère le dévisage avec terreur tandis que Victor garde la tête baissée, assis dans un fauteuil.

«Victor?

– Le proviseur arrive, balbutie la conseillère d'éducation. Attendez-le dehors.

– Je veux seulement parler à mon fils…

– Vous verrez cela avec le proviseur, tremblote la conseillère. Ne faites pas de scandale.»

Il referme la porte et attend. Craint passablement le débordement qui pourrait suivre, et songe qu'il n'est pas venu là pour faire un esclandre. Simplement pour rappeler Victor à l'ordre. Il reste, cependant, considérant qu'il est trop tard pour reculer.

Survient un quinquagénaire costumé et cravaté qui déboule de l'escalier comme s'il sonnait la charge.

«Monsieur, dit-il, vous n'avez rien à faire dans l'enceinte de cet établissement.»

Il se présente. L'autre le coupe:

«Je sais très bien qui vous êtes.

– Je veux parler à mon fils, qui se trouve dans ce bureau.

– Votre fils ne veut pas vous voir», réplique le proviseur.

Il ouvre la porte.

«Victor, confirmez-vous que vous ne voulez pas rencontrer votre père?

– Oui», bredouille Victor en mangeant ses dents.

Ils se dévisagent un quart de seconde, avant que l'enfant choisisse de compter les mouches qui bourdonnent au plafond.

«Sortez donc de cet établissement», ordonne le proviseur.

Devant Victor. C'est pire qu'une humiliation: une saloperie.

«Je suis son père, répète-t-il, et si je veux emmener mon fils, je l'emmènerai.

– Non, réplique le proviseur. Vous n'avez pas l'autorité parentale.

– Conjointement à sa mère.

– Ce n'est pas ce qu'elle dit. Nous venons de l'appeler.

– Elle ment. Rappelez-la. J'attends ici.»

Cette fois, il est vert de rage. Mais il se contient. Il referme la porte et patiente dans le couloir. Le proviseur s'en est allé téléphoner à la reum. Victor attend, de l'autre côté, sous la protection effrayée de la conseillère d'éducation.

Lorsqu'il revient, le proviseur affiche un sourire un peu gene.

«Vous avez raison, dit-il seulement.

– Nous allons entrer dans cette pièce, et vous allez redire cela devant mon enfant.

– Bien, Monsieur.»

Ils sont de retour dans le bureau.

«Répétez.

– Votre père a le droit de se trouver là, balbutie l'éminent fonctionnaire de l'éducation nationale à l'adresse de Victor.

– Il a peur de lui, intervient la conseillère.

– Peur de quoi?

– Que vous le frappiez, Monsieur.»

Il dévisage Victor.

«C'est ce que tu as dit?

– Oui, marmonne l'adolescent.

– Je t'ai souvent frappé?

– Cette fois-là, je pensais que tu le ferais.

– Je crois qu'il a quelque chose à vous dire, reprend la conseillère d'éducation.

– Nous sommes là pour vous aider, susurre le proviseur. Victor, racontez-nous ce que vous avez sur le cœur.

– C'est inutile, coupe le père. Je quitte en effet cet établissement.»

Il vient vers Victor, pose sa main sur son épaule, se penche à son oreille et murmure:

«Ce que tu viens de faire est assez crade.»

Il sort.

Le soir, Victor téléphone. Pour la première fois de sa vie, il s'excuse. Il ajoute seulement:

«Je voulais que tu comprennes que je suis grand maintenant, et que tu dois me laisser faire ce que je veux le week-end.»

Il a compris, en effet.

Jeanne et ses enfants partent faire du ski dans les montagnes blanches.

Pap' reste à Paris, seul. Il espérait que ses garçons viendraient avec lui, mais eux aussi sont sur les pistes en compagnie de leur mère. Avantage: il n'a pas eu besoin de se plonger dans les catalogues des vacances, téléphoner pour réserver, chercher ailleurs en raison d'une défection de dernière minute, découvrir un endroit satisfaisant à condition de le partager, sélectionner les amis avec enfants que la bande des Quatre accepterait, fouiller les horaires des trains jusqu'à trouver l'idéal, plutôt TGV que couchettes, départ premier jour des vacances, retour la veille de la rentrée, pas de places disponibles, se rabattre sur la voiture de location, pas de voiture disponible, faire réviser la sienne pour le grand voyage, pas de garage disponible, organiser le transfert d'une partie de la famille recomposée par voie de chemin de fer et de l'autre avec soi-même, deux jours plus tard, lorsque la voiture sera prête, arbitrer entre ceux qui préfèrent le chemin de fer et ceux qui choisissent l'autoroute, s'occuper d'acheter le matériel – l'hiver, chaussures, combinaisons, gants, lunettes, l'été, maillots et shorts -, se précipiter dans des gares bondées, sur des routes bloquées, dormir trois jours avant de profiter, rentrer dans des conditions comparables.

Inconvénient: il ne bénéficiera pas de ses enfants en prêt longue durée. Il aime pourtant les avoir tout à lui le temps des vacances, qui reste un moment incomparable: ils partagent une vie quotidienne. Ils sont chez lui comme ils sont de l'autre côté, dans les banlieues de leur mère, soir et matin, organisant leurs activités, faisant leurs devoirs, appelant leurs copains…

Tom lui a laissé un lot de consolation: le hamster. Il a reçu pour mission de s'en occuper comme il convient: graines le matin, eau fraîche le soir, exercice l'après-midi.

L'animal est une femelle; elle s'appelle Hamsterdame. Hamsterdame passe ses journées enfermée dans le bureau de son tuteur, où le chat est provisoirement interdit de séjour. Pour se dégourdir les pattes, la jeune fille fait de la voiture une fois par jour. Opération compliquée à mettre au point. Il convient tout d'abord de trouver le félin, apeuré et planqué, de l'enfermer dans une chambre afin de libérer le salon, ouvrir la cage, prendre délicatement Hamsterdame par le colback et la glisser dans sa petite Jaguar en plastique rouge. Après quoi, s'aidant de ses pattes, la conductrice dévale les pentes du salon dans un sens puis dans un autre avant de réintégrer son garage.

Pendant ce temps-là, le chat, qui a flairé l'intruse, fait du mécano sur la moquette des chambres.

Après trois jours de garde studieuse et bienveillante, Pap' boucle le hamster dans une salle de bains et le chat dans l'autre, remplit la cage de graines et l'écuelle de pâtée, puis quitte la maison pour les montagnes blanches.

Il rejoint Jeanne.

A peine arrivé, il constate que ses enfants ne se trouvent pas loin.

«Pas loin, fait remarquer Jeanne, c'est quand même cent cinquante kilomètres dans la neige!

– Avec des chaînes, facile…»

Il étudie la carte. Il n'y a guère que trois cols à franchir. Et puis la météo est raisonnable: aucune tempête n'est annoncée.

Le lendemain, il loue une voiture avec pneus à clous et s'en va. Il a téléphoné à la station où se trouve la reum; inconnue au bataillon; les enfants, pareillement. Mais s'ils lui ont dit qu'ils y étaient, c'est qu'ils y sont. Il lui suffira de les attendre au bas des pistes à midi, heure de la fin des cours, pour avoir une chance de les retrouver. Entre cinq cents autres adolescents, il découvrira bien ses fils!

«C'est n'importe quoi!» dit Jeanne.

Non. C'est encore et toujours la culpabilité. Comment ne pas rejoindre ses garçons alors qu'ils skient à si courte distance de Paul et d'Héloïse?

Il glisse sur les pentes, chavire dans les congères, mais il arrive à l'heure. Tel un cow-boy ayant traversé un sinueux désert aride peuplé d'obstacles terribles, il se campe au bas des pistes à midi moins quelques plumes d'Indien. Et découvre à quelques pas un totem qui se retourne, sidéré après avoir reconnu l'intrus qui lui tapait sur l'épaule pour lui prendre la bourse et la vie: la reum.

«Qu'est-ce que tu fais là? l'occit-elle d'un direct peu amène.

– Je viens voir les enfants.»

Elle est éberluée.

«Tu aurais pu prévenir!

– Il fallait me donner le téléphone.»

Il réalise alors que Castagnette traîne peut-être dans les environs. Ou une autre épaule secourable, un gentelman-skieur…

«Je peux m'occuper des garçons sans toi…»

Elle grimpe aux rideaux:

«Sans moi?! Etant donné tout ce que j'ai payé! Il est hors de question que je n'amortisse pas…

– Tout ce que nous avons payé, rectifie-t-il.

– A ce propos…

– Nous sommes en vacances», coupe-t-il. Puis s'écarte d'un pas pour laisser champ et distance.

«Pap'!»

C'est Tom.

«Je kife!»

C'est Victor.

Ils dégringolent de la piste, bâtons levés, bonnets au ras du nez. Bronzés, souriants.

Il les emmène déjeuner, reum et service compris. Cela ne leur est pas arrivé depuis des années. Les adultes se refilent les petits sujets de conversation comme on se passe les plats. Les enfants sont ravis. Par une sorte de consentement mutuel non formulé, ils ne demandent pas à leur père pourquoi il se trouve là, lequel ne dit rien, ayant compris qu'ils savaient que Jeanne et les deux de la bande des Quatre croisaient dans les parages.

«On va te montrer ce qu'on sait faire!» C'est Tom.

«Il se la pète grave, lui!»

C'est Victor.

«Ils sont comme ça aussi chez toi?»

C'est la reum.

Il les regarde skier une partie de l'après-midi. Tom, filant silencieusement sur les pentes, le bonnet rabattu sur les yeux, adroit et concentré; Victor, en retrait pour une fois, acceptant le leadership de son petit frère, riant et jouant avec lui en une complicité fraternelle qui émeut leur père, stalagmite en bordure de piste.

Le soir venu, il remonte sur son destrier mo torisé et traverse la vallée pour rejoindre l'autre partie de son cœur.

Il n'est plus déchiré.

Un samedi matin, après que le reup a rangé sa peau de chamois dans le coffre de sa voiture grise, il dit à Jeanne:

«Il peut venir s'il le souhaite. Après tout, chez nous, c'est aussi la maison de ses enfants.»

Elle le remercie avec tant de chaleur qu'il me sure combien il la soulage.

«Tu lui diras seulement que s'il nous crache de nouveau à la gueule, je refermerai la porte.»

Il ne fait pas cela pour elle, moins encore pour lui, mais pour Paul et Héloïse. Il pense que le père a commis un faux pas tragique dont il doit se relever: en condamnant d'emblée le hachik, il s'est placé de l'autre côté. Il a créé une ligne de front sur laquelle il a placé ses enfants. Un jour, nécessairement, pour se mettre à l'abri des tirs, ceux-ci devront se replier d'un côté ou de l'autre. Et donc, choisir. Responsabilité paternelle.

Ce n'est pas la sienne. Il n'est pas le père et ne se substitue pas à lui. Mais il se met souvent à sa place. Il lui est pénible d'être interdit de séjour chez ses garçons, d'ignorer leur environnement chambre, jeux, livres… Pourquoi ferait-il à autrui ce qu'il est contraint de subir? Alors il ouvre la porte.

Le reup, de toute façon, n'a rien à craindre. Pendant longtemps, ses enfants et le hachik sont restés sur des lignes parallèles. En retrait les uns par rapport aux autres. Bonjour, Au revoir, Il pleut, Non merci. Toute perpendiculaire l'atteignait là où ses propres enfants n'étaient pas. Naguère, il s'était senti coupable de ne pas vivre avec eux. Puis, cette première culpabilité s'était doublée d'une seconde, plus insidieuse encore: non seulement il ne vivait pas avec eux, mais, pire encore, il vivait avec d'autres. Il les trahissait. Ce n'était plus la douleur originelle, cette amputation à laquelle il a fini par se résoudre, revenant en boitant un week-end sur deux. C'était le sentiment trouble, terriblement malfaisant, que d'autres s'installaient là où les siens auraient dû se trouver. Coulaient leurs pas dans l'empreinte de ses fils. Dormaient, mangeaient, jouaient, lisaient, travaillaient, invitaient, quand il eût tant aimé que tout cela fût accompli par ses garçons, ou au moins avec eux.

Il ne se comprenait pas lui-même et détestait ces secrets qu'il gardait pour lui. Dans une existence antérieure, il avait vécu avec une femme et ses deux filles sans jamais éprouver de tels petits sentiments. Mais il n'avait pas d'enfants. C'était plus facile.

Il ne considérait pas Héloïse et Paul comme des intrus, comme des malvenus, il ne mettait jamais en doute cette certitude chevillée en lui que leur place était là. Cependant, il ne les aimait jamais autant que comme deux éléments fondateurs de la bande des Quatre. Il ne les observait jamais mieux que lorsque le groupe était réuni. Il ne se sentait lui-même jamais plus apaisé qu'en ces occasions où la collectivité lui permettait d'oublier les mesquineries de son cœur.

Il s'en voulait terriblement de ne pas accepter que Jeanne accroche ses photos sur les murs. Il s'en voulait terriblement d'éprouver une pointe de rancœur quand Héloïse entrait dans la chambre de l'aîné des Grands Absents. Il s'en voulait terriblement d'avoir un haut-le-cœur en voyant un copain de Paul endormi dans le lit du benjamin des Grands Absents. Il s'en voulait terriblement de devoir prendre sur lui pour dire oui chaque fois qu'on lui demandait l'autorisation d'organiser des fêtes et des réjouissances. Il s'en voulait terriblement de se cacher pendant la célébration des anniversaires, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre les cris de tous ces enfants faisant des rondes sur sa mauvaise conscience.

Il ne se supportait pas. Il mourait sous un premier remords, aussitôt multiplié par un deuxième, puis un troisième, un quatrième… Lorsque la vague des hontes et des naufrages l'emportait, il grimpait à l'étage, s'enfermait dans son bureau et noircissait des feuilles. De puis toujours, quand ses enfants ne sont pas là, il les appelle avec sa plume. C'est une manière de leur prendre la main.

Pendant dix ans, il a écrit ce livre.

Et puis le temps, peu à peu, a fait son travail. Quelque chose s'est tissé entre les deux de la bande des Quatre et lui-même. Les enfants l'ont d'abord observé avec une sorte de suspicion mêlée d'interrogations multiples, puis ils se sont approchés.

Au fil des années, ils ont tendu un doigt, puis deux, puis la main, la joue de temps en temps. Pas souvent pour Paul, qui emprunte au gynécée une réserve dont il ne se départit pas. Avec Pap', mais aussi avec les autres. Paul vit dans sa bulle, à croupetons dans son univers. Il est un terrien rêveur. Il s'enferme dans sa chambre et y reste indéfiniment, l'œil collé à la lunette d'un microscope, observant des moustiques coupés par le travers, des mouches sans ailes, des feuilles aux nervures pulvérisées. Il aime l'infiniment petit. Il découpe les sous-multiples jusqu'à leur quintessence.

Il est solitaire. Nul ne pénètre dans son monde. Pas même sa mère. Il dessine souvent, des armes, des personnages décapités, l'univers foudroyé. Des paysages d'une violence stupéfiante, dissimulés au creux de ses tiroirs. Personne n'en perçoit les contours.

Paul parle peu, ne demande pas, ne se plaint jamais. Il se meut au sein du groupe sans déranger. Alors que Tom et Victor assurent leur présence par des éructations sonores, il marque la sienne par un silence tenace souvent vrillé par un trait d'esprit brillant qui le pose soudain au centre d'un cercle où on le croyait absent. C'est si drôle, si intelligent, si imprévu, qu' on l'applaudit avec force. Il exhibe alors un sourire timide puis, gêné d'en avoir tant dit, saute dans sa soucoupe volante et revient au plus vite sur sa petite planète.

Il déteste se faire remarquer. Il exécute sans bruit les gestes que tous les garçons du monde accomplissent dans la démonstration. Il aime balancer de l'eau sur les quidams qui passent sous ses fenêtres. Il rit silencieusement. Lorsqu'il se fait prendre, il pleure silencieusement. Silencieusement, il achète des lance-pierres et des pistolets à plomb avec lesquels il tire sur les oiseaux. Lorsqu'on les lui supprime, il ne se plaint pas. Silencieusement, il s'en procure d'autres. Hihihi.

Jeanne, parfois, se désespère. Elle voit des fautes graves là où il n'y a que des virages pris sur la corde – pas même des dérapages. Pap' lui dit:

«C'est normal. Il grandit. Tu n'as jamais vécu avec des garçons…»

Elle ne l'écoute pas. Elle fait toute seule. Elle ne partage pas son fils. Elle est coupable d'avoir quitté son père, coupable de vivre avec un autre homme, coupable si son enfant est solitaire.

Lui, il pense que Paul a découvert une brèche qu'il explore avec délice. La sachant culpabilisée, il la punit. Elle reçoit un onze en classe comme un zéro pointé; il obtient des neuf. Lorsqu'il sèche un cours, il se débrouille pour qu'elle en soit avertie. Il multiplie les retards, les petits mensonges, les petits écarts… Il est un rêveur sioux. Absent et malin.

Les explications entre la mère et son fils se déroulent dans la chambre, porte close. Après, Jeanne parle et raconte. Sans tenir compte des objections ou des conseils qu'il voudrait lui donner. Elle lui fait comprendre que cette histoire n'est pas la sienne, qu'il ne peut y entrer. Elle ferme la porte. Quand il monte dans son bureau, elle décroche le téléphone et appelle les siennes, mère et sœurs du gynécée. La famille, selon le code de ses usages, est seule habilitée à donner un coup de main.

Si Jeanne ignore le monde des garçons, Pap' avait oublié celui des filles. Héloïse l'a tout d'abord charmé par ses poupées-rubans, puis par ses gammes maladroites au piano, ses tutus blancs d'apprentie danseuse, les coups d'œil jetés à la dérobée sur les miroirs de passage.

Jeanne a débroussaillé le chemin en créant des connivences entre eux trois. Elle a pris la main de chacun puis les a posées l'une sur l'autre en disant: «Maintenant, débrouillez-vous.» On lui a fait une petite place. Il l'a prise avec bonheur.

Héloïse le présente aujourd'hui comme un beau-père, tout en précisant qu'il n'en est pas un réellement puisque sa mère et lui sont mariés, mais un peu seulement si l'on considère qu'un passage à Las Vegas n'est pas comme un passage devant Monsieur le Maire, plutôt un parrain, une espèce de parrain seulement étant donné qu'il a été coopté tardivement. Les deux garçons, qui sont les siens, sont plus que des copains et moins que des cousins, pas des demi-frères puisque issus de père et mère différents, assez quand même quand on se voit, mais comme on ne se voit pas souvent, ce n'est pas vraiment ça non plus…

Héloïse voudrait clarifier les choses:

«Mariez-vous!» répète-t-elle souvent.

Ils partagent le goût des livres et de la musique. Elle vient parfois dans son bureau pour y faire ses devoirs, pour lui raconter la dernière fantaisie du reup, lui demander son avis sur une robe blanche assortie au pull mauve, le chignon bien serré ou plus lâche… Avec elle, le rôle de beau-père lui convient parfaitement: il n'a aucune autorité à faire valoir. Prend ce qu'on donne et donne ce qu'on lui demande, au gré des événements et des humeurs. Il est plus copain qu'éducateur. Il accompagne plus qu'il n'oriente. Il est parfois le dépositaire de secrets qu'aucun père ne recevra jamais. Héloïse est devenue sa complice, c'est-à-dire la leur.

Parlant d'elle et de sa mère, il dit Mes petites bonnes femmes. Elles viennent toutes deux contre lui dans la profondeur des canapés, ce qui exaspère souvent Tom et Victor, qui s'arriment de l'autre côté. Il est ému par ses premiers soutiens-gorge, en coton blanc sans armatures, par ses chagrins, la manière dont elle raconte les faits et gestes de sa vie quotidienne: la copine Emilie qui s'est engueulée avec la copine Natacha parce que le copain Clovis de la copine Roxanne a un nouveau copain, le copain Blaise, qui aimerait sortir avec la copine Esther, franchement, ça ne se fait pas…

«Sortir, ça veut dire quoi?

– Ben… Ça dépend de l'âge!»

Sur cette question, ses joues s'embrasent et elle se tait. Pas toujours, mais souvent. Alors il se tourne du côté de Tom, de Victor, de Paul. La maison est devenue une auberge espagnole où les histoires de tous croisent les aventures de chacun, au gré des escaliers, des repas, des humeurs, des confidences. Une vie de famille sans famille.

Victor est en Angleterre. Il envoie une lettre à son père.

Ça va la forme? Moi, je m'emmerde ferme. J’ai rencontré une meuf anglaise. L'autre soir, elle est venue dans ma chambre et on a tapé la discute. Elle me sort qu'elle est bien, et puis ça se corse, elle me chauffe avec des sous-entendus à la con, puis on se retrouve dans le noir l'un à côté de l'autre. Elle pose des questions style A quoi tu penses? Moi, je pense: «On va se déshabiller et ça va bien chauffer! » Mais comme je ne sais pas le dire en anglais, je ne lui dis rien. Je ne veux pas l'embrasser. rai peur qu'elle me fasse un sale coup, style je m'avance et elle allume la lumière en disant: «Tu t'es fait avoir, pauvre ouf! »

Elle me force à dire que je la trouve belle et que je l'aime. (Si mes potes voyaient ça, la honte!) Puis elle m'embrasse. C'est une pro, elle fait ça trop bien. A part ça, je memmerde grave (la preuve, je t’écris).

Salut.

A quinze ans, cependant, les filles comptent moins pour Victor que ses copains. Lorsque Jeanne et ses enfants sont absents, ils débarquent. La maison est à eux. Ils font un foin d'enfer, barouf et musique, spaghettis sauce tomate sur les murs, bouteilles de Coca dans les chambres, matelas renversés, empilés, juxtaposés, alignés. Ils dorment à douze sur trois lits, garçons et filles mêlés, acceptent les adultes à condition que ce soit le père de Victor – c'est la rançon de son hospitalité. Lequel se découvre enfin un rôle auprès de son fils. Il devient comme un confident, parfois plus encore: il ne rechigne pas lorsque Victor lui demande un mot d'absence bidon pour un cours qu'il a séché.

Héloïse a compris la leçon, qui le prie parfois de l'excuser par écrit pour une absence injustifiée. Pourquoi ne lui donnerait-il ce qu'il donne à son fils?

Ainsi s'est-il peu à peu trouvé une place dans cet ensemble recomposé où il est un père de circonstance, un beau-père acceptable à qui Jeanne ne cesse, avec quelques bonnes raisons, de reprocher son manque d'autorité.

«Je fais comme je peux», s'excuse-t-il.

Mal, probablement, avec les siens. Guère mieux avec les deux autres. S'il lance quelques remarques, il ne sévit ni ne punit jamais. Il ne s'accorde pas la légitimité nécessaire.

Une fois, il a tenté d'élever la voix. Contre Héloïse. Elle s'est enfermée dans sa chambre, en larmes, et lorsqu'il l'a rejointe pour signer l'armistice, elle téléphonait au reup. Il en a ressenti autant de chagrin que si elle lui avait jeté à la face le pire des anathèmes, celui qu'il redoute par-dessus tout depuis toujours et qui, par chance ou miracle, ne lui sera jamais lancé: Tu n'es pas mon père.

D'un côté.

De l'autre, il y a Jeanne. Elle craint tant que ses enfants lui reprochent un jour de ne pas les avoir soutenus ou défendus que chaque fois qu'il intervient, elle demande le pourquoi du comment. Et si elle estime que le pourquoi ne vaut pas le comment, elle se ferme à son endroit et regroupe ses enfants autour d'elle.

Il ne sévit donc jamais. Doublement ligoté: sa nature n'y trouve pas plus son compte que le résultat obtenu.

Sur ce point, Jeanne et lui ne s'entendent pas. Ils n'élèvent pas leurs enfants de la même manière. Dans ce domaine, ils ne franchissent pas le cap de leurs différences. Malgré leurs efforts, ils ne se trouvent aucun langage commun. Ils sont évidemment d'accord sur la fin et ses déclinaisons: le bonheur de tous. D'accord pour faire découvrir aux enfants des plaisirs qui deviendront peut-être des passions – danse, sports, lecture, piano, dessin. D'accord pour susciter les ouvertures les plus larges possible. Mais, au-delà de ces dénominateurs communs, ils divergent. Jeanne souhaite la perfection – les félicitations plutôt que les encouragements – quand une bonne moyenne suffit à Pap'. Son refuge reste sa famille, les valeurs de sa famille, le modèle dont elle-même est l'héritière. Un jour, elle a dit à sa fille: «Quand tu auras des enfants, j'habiterai à côté de chez toi pour les garder.

– Comment? s'est-il écrié.

– Mais oui, mon chéri! Comme ma mère avec moi, et comme ma grand-mère avec elle!»

Il a eu peur. Il s'est dit que l'affaire devenait très compliquée si déjà elle chaussait des charentaises de grand-mère, si son amour et son respect de la famille se déplaçaient si loin en aval de son histoire amoureuse.

Il n'est pas sur la même longueur d'ondes. S'il apprend l'autonomie à ses garçons, s'il les arme contre des morales qu'il exècre, s'il les aide à affirmer ce qu'il pressent en eux – et qui le satisfait -, il aura accompli son boulot. En naissant, ses enfants se sont déjà éloignés. Depuis, ils n'ont fait que poursuivre sur cette voie. Lui-même, un jour, marchera derrière eux. Il ne les veut pas tout à lui. Qu'ils se dirigent à leur pas vers un destin qui ne lui appartient pas. Il ne retiendra personne. Qu'ils soient libres. Qu'ils ne lui ressemblent pas s'ils ne le désirent pas – et lui-même leur souhaite mieux.

Jeanne ne cesse d'établir des parallèles entre les caractères de Paul, d'Héloïse, de sa mère, de ses sœurs, de son père, de ses cousins ou de ses tantes. S'il tente de faire de même avec les siens, il ne voit rien venir.

«Ma famille, répète-t-il, ce sont mes amis.

– Dommage pour vous», réplique-t-elle.

Elle a certainement raison. Mais il ne connaît pas.

Ils ont poussé sur des terreaux trop éloignés pour découvrir un champ commun où leurs quatre enfants iraient de concert. Vivant ensemble, les uns et les autres prennent ici et là quelques graines collectives. Un peu chez chacun. Une petite partie d'un tout. Pas davantage.

Lorsque les enfants étaient petits mignons minuscules, ils suscitaient l'admiration plutôt que le débat. Au fil du temps, ils sont devenus l'axe essentiel de leurs préoccupations, de leurs échanges et de la plupart de leurs engueulades. Grandissant, ils ont également grandi entre eux. Désormais, ils occupent toute la place.

«Les enfants nous bouffent, se plaint Pap'. Nous ne vivons que par eux et pour eux.

– Je n'ai pas le temps pour autre chose, réplique Jeanne.

– Oui, mais moi, parfois, j'étouffe.»

Il est devenu comme un arbre fruitier dont chaque branche supporte le poids d'un fils, d'un reup, d'une presque belle-fille, d'un autre fils, d'une reum, d'un presque beau-fils. Il ploie. Il voudrait s'ouvrir au soleil de son amoureuse. Retrouver ses grâces de jeune fille, leurs jeux et leurs libertés de naguère. Qu'elle soit plus amante et moins maman. Que la vie quotidienne pèse moins lourdement sur des charmes estompés – elle ne dessine plus, elle s'émerveille peu, le travail, les enfants l'engloutissent. Double tâche, double peine. Les contingences rongent les plaisirs de jadis. Il en reste le souvenir, et donc le regret.

«Tu es là, dit-il, mais tu me manques.»

Un soir, elle lui répond: «Je vais revenir.»

Il est tard. Ils sont dans la chambre. Ils ont pris l'apéro – leçons et devoirs -, ont invité tous les profs, tous les élèves, l'administration, les horaires et le règlement intérieur des collèges et lycées à la table du dîner. Ils viennent de se retrouver après le digestif – ultime répétition des contrôles du lendemain dans les chambres de Paul et d'Héloïse.

«A partir du mois prochain, poursuit Jeanne, nous passerons toutes nos journées ensemble.»

Il la regarde, attendant la suite. Elle vient entre ses bras et murmure: «L'Atelier des bijoux, c'est fini. Je suis au chômage.»

Un mois plus tard, Pap' croise le facteur.

«Courrier pour vous!»

Il lui tend une enveloppe bizarre. Format contractuel. Pas de timbre. Le cachet fait foi: Centre de police judiciaire et administrative. Avec une adresse, à Sèvres.

«Courrier officiel, chuinte le facteur. Ça se découpe selon le pointillé.»

Il décachette. C'est un formulaire rempli par le lieutenant de police Riclou, lequel prie le destinataire de bien vouloir se présenter à l'adresse mentionnée le 2 octobre, à 15 heures, pour audition. Il n'a pas besoin de pièce d'identité particulière, et s'il vient en voiture, il doit savoir que la convocation ne lui confère aucun droit à l'usage des parcs de stationnement administratifs. République française - Liberté Egalité Fraternité.

«Qu'est-ce que c'est que ce truc-là? demande Jeanne.

Une tuile, répond-il.

– D'où vient-elle?»

Il l'ignore.

Le jeudi 2 octobre, à quinze heures, seul et sans armes, il se présente au guichet d'accueil du commissariat de police de Sèvres. Il tend sa convocation à une dame revêche qui lui désigne la salle d'attente en le priant de s'asseoir là. On l'appellera. Il dit qu'il a un rendez-vous plus tard dans l'après-midi. On répond que mieux vaut l'annuler.

Il s'assied. Commissariat de ville. Avis de recherche placardés sur les murs, côtoyant des affiches vantant les bienfaits de l'armée de terre. Plus loin, des bureaux genre paysagers encombrés d'hommes et de femmes. Une tension perceptible aux incessantes allées et venues, personnes pressées, interpellations sonores, une rudesse générale.

Il se demande ce qu'il fait là.

A seize heures dix, sur injonction, il se présente à l'orée du bureau 214, deuxième étage, àdroite de l'escalier. Un homme est assis derrière une table. Il se lève lorsqu'il entre pour s'asseoir après qu'il s'est posé sur une chaise à tubulures recouverte d'un plastique gris.

Il le prie de décliner son identité. Après quoi, il lui demande s'il connaît la raison de sa présence dans le bureau 214, et il dit Non, précisant qu'il suppose néanmoins avoir affaire au lieutenant Riclou, ce qui s'avère exact.

Le lieutenant a une calvitie prononcée, le regard bleu métal, un holster vide sous l'aisselle gauche, une petite fille encadrée sous verre, sagement assise sur un rayonnage mais brûlée par l'éclat d'un plafonnier percutant l'œil. Il observe son vis-à-vis avec une perspicacité sévère censée déstabiliser l'adversaire par un message sous-jacent mais explicite: Je sais tout, vous êtes dans de sales draps. Ce qui perturbe un peu le visiteur, malgré une impassibilité affichée.

L'homme se concentre sur la phase deux de l'intimidation, crispant les jointures de ses phalanges qui blanchissent puis rougissent, faisant osciller un chef fermé tout en émettant un râle poitrinaire qui sonne comme une menace.

«Avez-vous des soucis d'argent?

– Cela m'arrive.

– En ce moment?

– Oui.»

Long soupir.

«C'est tout le problème.

– Pourquoi, inspecteur?

– Lieutenant!

– De quoi suis-je suspecté?

– Vous n'avez pas la moindre idée? – Nullement.»

Le flic s'assied, pose ses mains sur ses cuisses et un regard insinuant sur son visiteur.

«Allez-y. Expliquez-moi pourquoi je suis là.

– Abandon de famille.

– Vous dites n'importe quoi!»

C'est sorti comme un pet.

«Je ne préjuge de rien et ne juge qu'en dernière extrémité. Votre ex-femme est venue. Cette accusation est de son fait.»

Il en reste bouche bée. Le lieutenant agite une feuille devant lui. C'est un dépôt de plainte.

Il a un geste qui veut exprimer la terrible fatalité s'abattant sur les couillons de son espèce.

«Vous êtes mal tombé, mon vieux. Il y a les femmes de cœur et les autres. Fallait mieux choisir.

– Pourquoi? zézaie-t-il.

– Elle vous réclame un mois de pension alimentaire.

– Je ne peux pas, dit-il tout de go.

– Cela ne relève pas de ma compétence. Moi, je ne suis qu'un petit lieutenant qui va transmettre le dossier au procureur.

– Et après?

– Instruction du dossier puis décision du juge.»

Le lieutenant Riclou pose un clavier d'ordinateur devant lui.

«Racontez-moi tout.»

Il enregistre sa déposition. Qui est brève: sept ans auparavant, il s'est fait foutre à la porte de chez lui; il a abandonné les enfants, la maison et tous les meubles, un petit appartement qui lui servait de bureau, une pension alimentaire très conséquente. Il a réglé sans discuter et sans retard pendant de longues années. Deux mois avant de se présenter à l'entrée du bureau 214, commissariat de Sèvres, il a écrit à la reum pour solliciter une baisse de la pension: il était au rouge à la banque, aux impôts, partout. Passe difficile. Elle a refusé. Il a diminué d'autorité le montant des mensualités.

«Vous n'auriez pas dû, commente le flic. C'est illégal.

– Comment peut-on faire quand on ne peut plus? Donnez-moi un tuyau…

– Discuter.

– J'ai essayé.

– Saisissez le juge aux Affaires familiales.

– Et en attendant, pour la plainte?

– Vous risquez deux ans de prison.»

Lorsqu'il quitte le bureau 214 après avoir paraphé toutes les pages et signé la dernière, il est sonné. Une image trouble sa cervelle. L'intitulé du dossier: K. contre K. Il se demande comment on peut porter plainte contre son propre patronyme. Et pourquoi la reum a tenu à conserver cette identité si c'était pour l'utiliser de cette manière.

Il songe à cela durant tout le trajet qui le conduit du commissariat à sa maison. Lorsqu'il arrive au bas de chez lui, il a pris une décision: plus jamais il n'appellera cette femme par le nom qu'elle a tenu à porter, et qui est le sien. Puisqu'elle a offert ce nom aux flics.

Ils n'ont plus d'argent, et trop d'enfants pour vivre seulement d'amour et d'eau fraîche. L'agrandissement de la maIson a avalé le superflu. Jeanne est au chômage. A bâbord, la reum n'ayant pas retiré sa plainte, il a saisi le juge aux Affaires familiales afin de faire réajuster la pension alimentaire. Le procureur de la Répu blique a nommé un médiateur pour tenter, expression consacrée, de rapprocher les parties.

A tribord, en position de tir derrière sa Mercedes, le père de Paul et d'Héloïse a lancé l'assaut lui aussi: plus d'argent de ce côté-là non plus; donc, pension réduite à un montant symbolique et dérisoire.

Tandis que lui-même tente de desserrer l'étau qui les étrangle côté gauche, Jeanne négocie côté droit. Elle réclame un minimum; le reup propose un peu plus que le moins que rien. Le soir, quand les enfants dorment, ils s'engueulent au téléphone. Si les décibels menacent, Pap' descend vérifier que les portes des chambres sont bien fermées. Quand il remonte, Jeanne lui tend l'écouteur. Elle demande des comptes sur ce qu'elle sait et ce qu'elle voit: il ne donne plus grand-chose pour les enfants, mais il garde sa carrosserie gris métal, son manoir à Fontainebleau et un mas en Provence. Tout cela prouve que les affaires ne roulent pas si mal.

«La voiture n'est pas à moi, ment le reup avec aplomb. Je la loue un week-end sur deux quand je prends les enfants.»

Il lui souffle la question:

«Toujours la même voiture?

– Oui…

– Depuis un an?»

Le reup se prend les pieds dans les pédales et met le clignotant.

«Tu n'as rien compris! Je ne la loue pas pour moi! Je la loue à d'autres!

– A qui?

– A des Yougoslaves.

– Explique-toi mieux, ricane Jeanne.

– C'est pourtant simple! J'ai une voiture qui me coûte cher. Pour la financer, je la loue un week-end sur deux à des Yougos.»

Jeanne éprouve les plus grandes peines à conserver son sérieux. Quant à Pap', il suffoque. Silencieusement.

«… Parce que les Yougos, tu comprends, ils adorent les Mercedes. Surtout quand ils se marient. Ils se marient généralement le samedi. Quand je n'ai pas les enfants, je la loue…

– Et ton mas en Provence?»

Il cherche à vendre.

«Loue-le à tes amis yougoslaves, raille Jeanne. Tu fais un lot: la voiture et la maison.

– Et mon parquet? beugle le reup. Du chêne Moyen Age!

– Ils astiqueront.

– Savent pas faire.

– Vends le manoir de Fontainebleau.

– Il ne me coûte rien.

– Comme tes enfants, en somme…»

La demi-mondaine est là pour les nourrir, et le hachik pour les loger. Il paraît que la maison est agréable…

Quand elle raccroche, elle vient s'asseoir à côté de celui qu'elle appelle son deuxième mari et lui demande ce qu'ils vont faire.

Il dit que la situation n'est pas dramatique puisqu'ils ont un toit et un réfrigérateur.

«Et la femme de ménage?

– On la garde.

– Tu as des goûts de luxe», critique-t-elle.

Non. Il ne voit pas pourquoi ils se passeraient des services de cette dame qui vient chez lui depuis dix ans et pour laquelle il éprouve de l'affection sous prétexte que le reup renonce à se séparer de ses biens pour aider ses enfants. Le pétrolier voudrait que le hachik se charge de la santé financière de sa progéniture. Le gîte, mais aussi le couvert et tout ce qui va avec. En remerciement des insultes proférées.

«C'est votre histoire, grince-t-il. Tu dois régler ça avec lui.»

Il perçoit la manœuvre et ne désire rien tant que de renforcer Jeanne face à la démolition entreprise.

«Très bien, conclut le reup après d'innombrables louvoiements. On réglera la question devant les juges.

– Parfait», dit Jeanne.

La reum et lui passent d'abord.

Palais de justice, deuxième.

La première fois, c'était au moment du divorce. Ils s'étaient présentés chez le juge chacun au bras de son avocat. Lui, il avait l'âme légère. Content d'en passer par là, enfin, parce qu'il s'agissait désormais d'une libération. Il n'avait plus envie. Il n'avait plus envie du tout. Sa vie avait bifurqué.

La reum avait demandé le divorce. Le bras de fer avait été terrible. A l'issue de la séance, ils s'étaient retrouvés sur les marches du Palais, un peu émus, un peu perdus, ne sachant pas très bien sur quelle ligne faire danser leur relation désormais.

«Embrassez-vous donc!» s'était écrié son avocat.

Ils l'avaient fait.

Mais pas ce jour-là. Lorsqu'il arrive, escorté par son défenseur, elle est assise sur une chaise, dans la salle d'attente. La natte s'est encore allongée: elle repose sur la cuisse, bien tenue entre les deux mains.

Le conseil siège à côté de sa cliente. Salut glacé, de loin. Autour, patientent des âmes en peine, maris et femmes déjà séparés, en instance de divorce. Eux non plus ne savent pas comment se prendre. La plupart des hommes affichent des mines débonnaires qui ne trompent personne. Lorsque le silence s'abat sur des histoires brisées, les avocats, sorciers noirs aux ailes déployées, jouent les intermédiaires: Comment vont les enfants, et les vacances, et patati et patata, entraînant de vagues échanges qui meublent des vides décourageants. Sitôt que les visages se détournent, il suffit de suivre le mouvement des prunelles pour savoir quel est le plus malheureux des deux: c'est toujours celui qui profite de l'inattention de l'autre pour le scruter du regard, avec une attention extrême, presque une avidité, colère ou désespoir, esquives, chagrin.

Lorsque les juges sortent de leurs alcôves pour appeler les personnes convoquées, celles-ci se lèvent à la hâte et glissent vers la porte, les femmes précédant les hommes, les uns et les autres affichant des sourires crispés ou des masques patibulaires.

Ils sont reçus par la juge qui avait procédé à leur divorce. Aujourd'hui, où en sommes-nous?

Madame tend les reçus prouvant que la vie avec deux enfants coûte cher; Monsieur donne ses feuilles d'impôt. La juge pose deux questions à chacun, délibère par-devers soi et énonce la sentence: moins quinze pour cent. La somme reste très largement supérieure au montant du SMIC.

«Je ne pourrai pas, déclare Monsieur.

– Alors faites appel!

– Certainement.»

A peine a-t-il confié la mission à son avocat qu'il reçoit un coup de téléphone gêné de son banquier: la reum a fait une saisie-attribution sur ses comptes. Ceux-ci sont bloqués jusqu'au paiement de la somme exigée par Me Xavos, huissier, opérant pour le compte de la mère de ses enfants. Souhaite-t-il un prêt?

«Oui», fait-il.

«Non», conseille la médiatrice nommée par le procureur de la République.

Elle le reçoit dans un petit bureau, au rez-de-chaussée d'un immeuble tout propre. C'est une vieille dame fragile, ancienne juge, qui occupe le temps de sa retraite à tenter d'aplanir les difficultés surgies ici et là, sur la route des familles décomposées. La dame est comme sa grandmère. Elle prend son histoire sur les genoux. Elle la caresse en tous sens pour bien en comprendre les subtilités. Elle explique qu'avant de le recevoir lui, elle a entendu la reum.

«Ne payez pas tant que la cour d'Appel ne s'est pas prononcée.»

Ne souhaitant pas mêler son banquier à ses affaires personnelles, il n'écoute pas le conseil, emprunte l'argent et règle Me Xavos. Quelques semaines plus tard, la cour d'Appel lui donne raison, rétablit la pension alimentaire à un niveau plus raisonnable (mais conséquent) et exige de la partie adverse qu'elle rembourse le trop-perçu.

Le soir, avec Jeanne, lorsque les enfants sont couchés, ils fêtent la nouvelle au bordeaux.

Mais déchantent trois mois plus tard, après qu'elle-même et le reup ont été reçus par le juge chargé de leur différend. Sentence: pension strictement symbolique.

L'ingénieur dans le pétrole s'est bien débrouillé.

Ils croient être arrivés au bout de leurs peines.

Ils rêvent.

Jeanne a beau persister à dire nous lorsqu'elle parle de sa vie avec son premier mari, celui-ci pilonne ses positions, celles du hachik et de leurs amis. Elle devient une gauchiste mondaine, et lui un assassin potentiel. L'avenir prédit aux enfants est apocalyptique et mortifère. Si le danger se précise, ils pourront toujours appeler leur père. Et si ce dernier ne peut rien faire, ce ne sera pas faute d'avoir tiré la sonnette d'alarme.

Le dimanche soir, quand Paul et Héloïse reviennent de Fontainebleau, l'ambiance est funèbre. Jeanne s'enferme avec ses enfants dans une chambre et tente, durant de longues heures, de défaire les nœuds serrés autour de leur cou pendant le week-end. Quand la conduite du père dépasse les bornes, elle l'appelle pour le prévenir que les enfants ne viendront pas avant quelques jours. Il tempête pendant dix minutes, se calme, les reçoit finalement, se montre plus aimable avant de recommencer trois semaines plus tard. Ainsi, au fil de deux débuts d'adolescence devenus bien périlleux.

Quant à la reum, elle n'épargne pas les siens davantage. Mais son registre est différent. Elle se donne en spectacle. Elle fait des scandales publics. La terre entière – notamment les maîtresses et les professeurs des enfants – est informée de l'incurie paternelle. Pour éviter le catch à deux, Pap' l'esquive lors des fêtes des écoles, se cachant du côté de la pêche magique quand elle arrive aux quilles. Tom se faufile tant bien que mal entre les réjouissances. Une fois, ils se retrouvent nez à nez, elle, Jeanne et lui. Il prend la tangente pour épargner leur petit garçon. La reum se replie sur la coiffeuse et envoie torpille sur torpille en direction de la cible principale, sans considération aucune pour la distribution des rôles. Afin de ménager la santé mentale de tous, il décide de fuir les lieux où il pourrait la rencontrer.

Jeanne et lui se demandent comment préserver les enfants de ces tirs dont ils reçoivent les éclats en pleine face. Ils essaient de ne pas répondre, et n'y parviennent pas toujours. Ils se le reprochent. Jusqu'au moment où ils s'aperçoivent que les tirailleurs d'en face, devenus éléments de leur feuilleton quotidien, sont aussi ceux des enfants. Entre eux, ils se racontent les dernières frasques des deux personnages, s'amusent et se moquent. Ils imitent le reup et la reum, jouent les situations de la semaine, transformant en rires ce qui jusqu'alors était grimaces.

«Cela suffira-t-il? s'inquiète Jeanne.

– Sans doute pas», dit-il.

Il faudrait plus. Mais quoi? Et eux-mêmes, rongés par les insultes, les scandales, les pressions, l'étranglement de leurs finances et l'attention soutenue qu'ils portent aux enfants, parviendront-ils à maintenir du jeu dans le nœud coulant qui les enserre chaque jour davantage?

Un mardi soir, Tom et Victor apportent un remède qui pourrait devenir une solution miracle, au moins pour eux-mêmes.

«Grande nouvelle! clame Victor au moment du passage à table.

– Moi, je la trouve petite, objecte Tom.

– Parce que t'es un nain. Elle est à ta taille.

– Tu glairotes, toi!

– On peut savoir? s'enquiert Héloïse. Tu viens vivre à la maison?

– En cas de guerre, je ne m'engage pas.

– La reum va vivre avec son keum. Ils vont habiter ensemble.

– Castagnette?»

Soi-même.

Jeanne sort une bouteille de bordeaux et du jus de pomme. Pap' fait claquer le bouchon. Pour un peu, il enverrait à son ex un télégramme. Des fleurs. Un traité de paix et d'amitié.

«Il me gonfle déjà, ce keum, boude Tom. Je vais demander à maman de le virer…

– Au contraire!

– Tu te rends compte! Ils vont habiter ensemble!

– Une aubaine!

– Pas pour nous, commente Victor. Ça tient de la place, un keum.

– Il va bouffer mes céréales!»

Prenant le benjamin sur ses genoux et son frère par la raison, leur père leur explique les mille et un bienfaits que cette situation nouvelle apportera à tous. Devant eux, il se prend à rêver d'horizons étales, d'énergies déplacées vers le grand et le beau, de territoires assainis où tous iraient en paix. Il ne connaît pas Castagnette, mais c'est avec plaisir qu'il lui cède son ancienne place, espérant de tout cœur qu'il aidera sa promise à aller voir ailleurs, un endroit doux et tranquille où lui-même ne sera pas.

Mazel Tov.

Ils partent en vacances. Ils ont consacré la semaine précédente à faire le tour des vétérinaires, puis des banlieues, pour chercher un refuge où le chat irait en villégiature. Charitables, ils se sont également chargés d'Hamsterdame et de sa Jaguar rouge.

Au début de leur histoire, dans un souci louable de pédagogie, Jeanne avait décidé qu'ils visiteraient les régions de France avec les enfants. Ils ont ainsi découvert l'Ardèche, le Périgord et la Provence. Ils ont beaucoup fréquenté la gare d'Avignon qui, fin juillet, devient un des lieux de passage obligé des enfants du divorce. Comme les autres, ils se sont plantés devant les wagons, agitant la main en direction des progénitures partant pour le Nord, première étape vers un ailleurs où ils ne seront pas.

Ou, tout au contraire, arrivés avec une heure d'avance, ils ont impatiemment attendu sur le quai l'apparition de la moitié des grandes vacances.

Souvent, ils rejoignent des amis; parfois, ils restent entre eux. Ils sont toujours dans le mouvement: plus elle grandit, plus la bande des Quatre donne dans le remue-ménage. Et la contestation. Pas question de faire de l'excès pour ce qui concerne les devoirs de vacances, et la corvée des cartes postales donne lieu à des discussions quasiment parlementaires. Jeanne exige. Pap' s'en fiche: ses enfants décident. Paul choisit des paysages tout verts; Héloïse, des chevaux au galop; Tom, des personnages légendés au dos desquels il expérimente ses nouvelles signatures; Victor, des dessins triviaux.

Les caddies font du stock-car dans les supermarchés, on mange les bonbons sur place, on teste les ballons de foot entre les rayons. Parfois, on casse du verre.

«La honte!» se plaint Jeanne.

Tom et Paul se hissent sur la pointe des pieds pour attraper des lotions antiacnéiques qu'ils offrent en se gobergeant aux deux autres: l'adolescence pointe ses boutons sur le front et les joues. Ils s'esclaffent. Quand on les réprimande, ils s'éloignent et pouffent ostensiblement. Héloïse hausse les épaules et s'en va bouder. Victor se plante devant les deux de la bande des Quatre et remarque:

«Les petits deviennent de plus en plus minuscules!

– On n'est pas des petits!

– C'est vrai, plaide Jeanne. Il faut les appeler autrement.»

On décide que désormais, ils seront les Jumeaux.

«Deux de la même espèce, ça devient dangereux!» proclame Victor.

Paul se rebiffe tout doucement. Tom met de l'huile sur le feu. Victor attise. Les parents décident qu'on pourrait envisager de ne plus passer la totalité des vacances tous ensemble.

«Cool! chante Victor. La province familiale, ça limite mon imaginaire!»

La bourse étant plate, ils ont délaissé les virées régionales pour la maison dynastique de Jeanne. Au bout d'un moment, c'est la stupeur. Le père et ses deux enfants regardent, dubitatifs, les femmes faire les lits au carré, astiquer les sols, les plafonds, les vitres, les vélos, la pelouse, le sable.

«C'est pareil que chez le père de la reum, évalue Victor.

– T'es ouf! conteste Tom. Là-bas, on ne peut même pas jouer au ballon! Le foot sur l'herbe, ça froisse la verdure.

– Et on a le droit de ramasser les crabes à condition de les remettre à l'eau après; sinon, ça dérange la mer.»

Héloïse se révèle écolo: elle donne raison aux siens. Paul ne dit mot, occupé à découper un lézard dans le sens de la longueur. Jeanne devient irascible: plongée au cœur de son enfance et de son éducation, elle mesure la distance de leurs univers. Et, comme toujours dans ces confrontations qui ne la déchirent pas, elle se range du côté de sa famille. Les deux systèmes sont face à face. Etrangers l'un à l'autre en ce lieu où la vie commune ne pèse plus d'aucun poids.

Les vacances séparées profitent surtout à Victor. Lorsque Jeanne est absente, ses copains et lui envahissent la maison. D'autres rapports s'établissent. Pap' ne se soucie plus de la gestion des contradictions, il n'est plus écartelé entre les exigences des uns et celles des autres. Il aime voir son fils avec ses amis. Il l'observe bouger au sein de son groupe, dans un univers qui lui appartient. Il laisse apparaître une face de lui-même plus riche, plus généreuse que celle que lui connaît la bande des Quatre. Avec les trois autres, il tient le rôle de l'aîné mal dégrossi, boutonneux et provocateur. Avec ses copains, il devient un adolescent exigeant, joueur, intéressé par les affaires du monde et l'existence d'autrui. Il aborde le point de passage où les parents resteront en arrière. Sa vie d'adulte s'annonce.

Un soir, il dîne avec son père au restaurant. A la fin du repas, Victor vide ses poches. Il en sort un paquet de cigarettes.

«Tu en veux une?

– Tu fumes? s'écrie Pap'.

– Pas que ça.»

Victor embouche une cigarette et l'allume. Il n'inhale pas la fumée. Il la recrache en volutes épaisses. Il tient sa cigarette entre le pouce et l'index et tapote avec l'auriculaire pour faire tomber la cendre. Il n'a pas l'habitude. Il fume comme un enfant.

«Pas que ça, as-tu dit?»

Pap' a bien compris que la cigarette était un prétexte pour parler d'autre chose.

«Je fais comme toi au même âge.

– Je vois où tu veux en venir.

– Comme tu sais, je ne bois pas, explique Victor.

– Et tu fumes beaucoup?

– La cigarette, jamais, et le hasch, une fois.

– Ça t'a fait quoi?

– Pas grand-chose.

– Et tes copains?

– Au bahut, tout le monde fume. C'est une actlvlte intense.»

Le père revient à ses propres années d'adolescence, calcule vite, vérifie que ses copains et lui, en effet, prenaient du hasch ou de l'herbe au même âge. Ils ont cessé depuis longtemps.

«Pourquoi me dis-tu cela?

– Pour le partager avec toi.»

Victor a éteint sa cigarette. Il en a fumé à peine la moitié. Il attend le verdict de son père.

«Je ne vais pas t'engueuler parce que tu fumes du hasch. Je ne vais pas non plus te demander de ne plus en prendre parce que tu n'obéirais pas. Ce que je voudrais, c'est que tu m'en parles encore. Que ce sujet ne soit pas tabou entre nous.

– Personne ne sait cela, poursuit Victor. Ni ma mère, ni Castagnette. Ne dis rien.»

Il promet. Ils sont émus tous deux. Le père songe que son fils vient d'établir un pont entre eux, qu'il lui a offert une sorte de confiance, que pour la première fois depuis très longtemps, à sa manière, il l'a embrassé.

«Je veux un enfant», dit Jeanne.

Il élude.

«Je veux un enfant», répète Jeanne.

Il ne peut pas dire oui, il ne sait pas dire non.

«Au début de notre histoire, on s'était promis qu'on aurait une petite fille.»

C'était au début. Alors, ils se prédisaient monts et merveilles. Qu'en reste-t-il?

«Tout, dit-elle.

– Presque tout.»

Ils ont traversé sans trop de cicatrices les terrains minés par la reum et le reup, le chômage, leurs différences, et même les enfants. Mais ils disposent de moins de temps pour eux, weekends et voyages passant désormais à la trappe. Ils ne se retrouvent que le soir tard, dans l'alvéole de leur nid d'amour.

«Je veux un enfant», dit Jeanne.

Pas lui. Même s'il n'a pas le courage de l'avouer clairement. Parce qu'il suppose que le poids de la famille s'accroîtrait d'autant, parce qu'il n'a pas le désir de recommencer la cérémonie des couches et des biberons, parce que lorsqu'il avait vingt ans il ne voulait pas d'enfant, lorsqu'il en avait trente il ne voulait pas d'enfant, lorsqu'il en avait quarante il en avait deux plus deux moitiés.

«Et puis si on se quitte, je serai aussi malheureux que je l'étais jadis, quand j'entendais un enfant appeler son père dans la rue.

– Mais je ne te ferai jamais cela, mon amour!» tempête Jeanne.

Elle ajoute: «Un enfant nous souderait. Il nous rapprocherait tous!»

Oui, mais dans quel sens? Il voit la façon dont elle élève les siens, les captant dans ce rayon où circulent les tantes, les nièces et les cousines. Lui-même n'y est pas. Pour eux tous, il est une pièce très rapportée. Dommage pour sa maison. Au sein de celle-ci, il souhaiterait que tout fût rond. Non pas une famille, mais un groupe. Une bonne société. Ce n'est pas tout à fait le cas. Le mode d'emploi révèle parfois une confusion qu'au fil des années, il a su décrypter. Il n'est pas l'un d'eux. Il n'a aucun ticket d'entrée dans le cercle. Chaque fois que Jeanne revient d'un séjour dans le gynécée, elle n'est plus la même. Elle devient comme une enveloppe enfermant des dizaines de reproches incongrus. Finalement, il reste le beau-père. Un parâtre. Lorsqu'ils rentrent de l'école, quand leur mère est présente, Paul et Héloïse disent bonjour et restent auprès d'elle. Quand il est seul, ils l'ignorent. Font-ils contre mauvaise fortune bon cœur? Est-ce cela que Jeanne pointe du doigt en affirmant qu'un enfant les souderait?

«Je suis enceinte», dit-elle.

Il la regarde, consterné.

«Tu as deux mois pour t'y faire, mon amour!» Il pense: «J'ai deux mois pour t'en défaire.»

Ils ne disent rien aux enfants. La vie ne change pas. Sauf que, fait exceptionnel, l'extinction des feux a lieu chaque soir à vingt et une heures trente précises, comme il le demande en vain depuis des années. Parce qu'alors, Jeanne remonte de la chambre des enfants, s'assied sur le canapé à côté de lui et dit:

«Je veux cet enfant.» A quoi il répond:

«Pas moi.»

Ils croisent le fer. Arguments. Contre-arguments. Il a peur. Tant d'enfants pour des épaules pas faites pour cela. Et comment Tom et Victor accepteraient-ils la nouvelle?

Il tente une diversion du côté de l'adoption, trouvant là une générosité qu'il pourrait admettre. Elle y réfléchit. Elle refuse. Ils recommencent.

La seule raison qui le ferait fléchir tient à elle, et il se garde bien de la lui donner: lorsque, estimant la partie perdue, elle s'abandonne à un voile qui la recouvre comme un dais mélancolique. Il se dit alors qu'elle ne s'en remettra jamais, qu'il ne peut lui causer cette douleur deux fois. Il se rappelle ses larmes, jadis, lorsque, penché sur elle, à l'envers de son visage tandis qu'officiait le médecin, six mois après leur rencontre, il lui murmurait des mots d'amour qui ne comblaient ni ne remplaçaient rien.

Se souvenant, il est prêt à accepter. Et à l'instant où il va parler, elle se relève et reprend la séance des questions-réponses. Ainsi pendant deux mois. Au terme desquels il lui fait la promesse qu'il s'habituera un jour à l'idée, qu'il y travaillera, qu'il ne refusera plus, mais pas cette fois-là, il ne peut pas, il la supplie de le comprendre.

Elle cède. Un matin, elle se dessine une bouche admirable et rouge, elle enfile un chemisier noir, un pantalon gris fer et des talons hauts, puis, appuyée à son bras, magnifique de fierté et de beauté, elle le prie d'appeler un taxi pour la clinique.