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Jacques Novelli arriva au couvent dans la première fraîcheur du crépuscule et trouva ses moines assemblés autour de la table du réfectoire, récitant debout le Notre Père devant leur quignon de pain et leur écuelle où fumait la soupe. Il prit place parmi eux, baissa le nez, et comme les autres remua les lèvres au bout de ses mains jointes, mais il ne pria pas. Quand ils furent tous assis, une fois apaisés les murmures, les bruits de bancs et de tabourets, Novelli leur demanda des nouvelles de leurs travaux avec une douceur enjouée à laquelle ses frères n'étaient pas accoutumés. Plus rien, tout à coup, ne semblait peser en lui, ni son ordinaire humeur sombre ni la tristesse du deuil qu'il venait de subir. Il parla aimablement, s'intéressa aux réponses futiles avec autant de bonté qu'aux soucis domestiques, et intervint avec une sérénité souriante dans les quelques difficiles affaires de politique quotidienne et de préservation de la foi qui préoccupaient ses gens. Les moines, habitués à la sécheresse de ses paroles et à la rigueur de ses regards, répondirent d'abord à ses questions par de grands bafouillements rougissants, en s'excusant de l'ennuyer avec leurs petites peines, puis, le voyant si bien disposé et si fraternellement attentif, ils osèrent des familiarités cordiales, et s'enhardirent bientôt à le féliciter pour le bon temps qu'il avait pris à l'orme de l'Oratoire. Frère Bernard avait raconté leurs agapes avant qu'il n'arrive. Novelli le vit, au fin bout de son banc, agiter les mains devant la figure des parleurs, pour les faire taire. Sans doute craignait-il que quelque insolence ne fasse retomber son maître en fermeté revêche. Jacques le rassura en riant de bon coeur, et en invitant ceux qui avaient un flacon ou un tonnelet caché sous leur paillasse à l'amener à cette table pour que soit dignement célébrée l'infinie tendresse de Dieu. Quatre moines se levèrent aussitôt parmi les gloussements et les hourras timides de leurs compagnons, et coururent à l'escalier. Ils revinrent en agitant au-dessus de leur tête des cruches et des gourdes, et se bousculèrent autour de Novelli, chacun se disputant l'honneur de remplir sa timbale. Jacques les laissa faire avec une indulgence de père environné d'enfants turbulents et très aimés, but quelques gorgées et contempla paisiblement les figures épanouies de ses frères, leurs regards brillants, leurs gestes humbles, soucieux de laisser pour l'autre assez de vin. Il n'y en avait guère: on ne put remplir qu'à demi les gobelets, mais le bonheur de ces hommes simples était plus radieux que devant un festin de chapons rôtis et de parfums de vieille cuve. La seule prière que Jacques fit dans son esprit, avant de les laisser à leur fête, fut pour bénir ces braves gens et pour espérer qu'il serait un jour capable, lui aussi, de jouir comme ils le faisaient des plus menus plaisirs de la vie avec cet air de goûter à des merveilles.
Ni à l'angélus, ni à l'oraison nocturne, ni aux matines, le lendemain, il ne pria. Il resta dans cette bonté vigilante, s'efforçant à chaque instant de ne rien désirer que la volonté de Dieu, et de rester accueillant, vide d'exigences ou de pensées troubles. En vérité, il ne fit qu'attendre Stéphanie, et passa la nuit aux aguets, couché les yeux ouverts dans le noir, farouchement agrippé à sa confiance. Il parvint à se convaincre que le maître de leur destin les tenait tous les deux dans la même main, et que bientôt, d'un souffle de sa bouche, il les réunirait. Il s'ancra dans cette certitude avec un fanatisme superstitieux, craignant que le moindre doute ne dresse entre eux un obstacle infranchissable, ou n'empoisonne le bon vouloir de Celui qui la poussait à sa rencontre. Il engagea même sa vie sur ces retrouvailles prochaines. «Si Stéphanie ne revient pas, se dit-il, je mourrai.» Il répéta ces mots à voix haute afin que Dieu les entende bien et s'effraie du mal absurde qu'Il pouvait faire, mais aussitôt après pensa: «Cela peut-il être? Est-il possible que Dieu m'impose une épreuve que je ne pourrais pas supporter? Non, car il ne saurait gaspiller aussi sottement ses serviteurs.» Ainsi, jusqu'à l'aube, il s'acharna à se garder paisible. Mais il ne put s'empêcher de s'épuiser en songe à porter sa compagne blessée sur des chemins bourbeux, ou d'imaginer qu'il l'attirait de toutes ses forces vers lui dans de dangereuses ténèbres, et plusieurs fois, quand battirent des portes ou retentirent des pas dans le vaste couvent, il se dressa sur son lit en bafouillant son nom.
Au premier office du matin, où il vint consumé par sa nuit de veille, il salua les moines avec une douceur de grand malade. Sa joie pâlotte n'était pas feinte: il avait décidé de vivre éperdument bon et abandonné, l'effroi n'avait donc plus le droit de remuer son âme. A la chapelle, il prit place au dernier rang, près de la porte. D'un petit coup de talon, il fit en sorte de l'entrouvrir, à l'insu de tous. Ainsi, si quelqu'un traversait le jardin, il ne pourrait manquer de le voir. Le portail de la ruelle grinça une fois. Il guetta l'allée, le coeur bouleversé. Personne n'apparut. Ce n'était sans doute que la laitière de Saint-Cyprien qui venait déposer ses pots sur le banc de pierre, près de l'entrée, comme elle le faisait chaque jour. A la fin de la messe il sortit le premier, sans attendre ses frères. Il s'obligea à marcher lentement dans le beau matin, à s'emplir d'air frais et odorant, à se réjouir aux chants d'oiseaux, à rendre grâces à Dieu pour ces bienfaits printaniers. Mais il ne put s'abuser longtemps. Il dut bientôt s'avouer rageusement qu'il faisait là l'hypocrite, et que ce foutu printemps ne lui importait en aucune manière. Il alla s'enfermer dans la bibliothèque. Sa confiance chancelait. Il se reprit, martelant son esprit de sentences indiscutables qu'il se ronge les sangs ou s'abandonne au sort, ce qui devait advenir adviendrait sans faute. Mieux valait, donc, ne plus penser, ne rien vouloir, et oublier le temps. Mais que la journée serait longue s'il devait la traverser sans la moindre nouvelle! Il ouvrit le registre d'inquisition, le feuilleta sans rien lire. Quand frère Bernard l'appela dans le couloir, il s'empressa d'aller entrebâiller la porte, espérant un travail assez contraignant et grave pour qu'il puisse s'y dépenser. Le moine prit un air de commère et lui fit des signes sibyllins en murmurant des confidences incompréhensibles. Novelli, tremblant de pied en cap, lui demanda de parler clair.
– Madame Stéphanie est au parloir, dit Bernard, à voix basse. Que dois-je faire d'elle, Jacques?
Son coeur bondit si haut qu'il crut mourir, et son esprit fut ébloui par un vertige subit. Pourtant il s'entendit répondre à voix égale:
– Qu'elle attende. Porte-lui à manger, elle doit être éreintée. Dis-lui que je viendrai tout à l'heure l'interroger.
Frère Bernard, l'air intrigué, resta planté à le contempler.
– Je croyais que tu serais content de la voir, dit-il.
– Je suis content, répondit Jacques, cherchant derrière lui la poignée de la porte. Va vite, grosse bête.
Il se renferma brusquement dans la bibliothèque, fit quelques pas chancelants jusqu'au milieu de la pièce, tomba à genoux, les bras ouverts, et, levant les yeux vers la lucarne par où entraient des rayons de soleil au travers du feuillage, récita en pleurant et riant la prière d'action de grâces la plus effrénée de sa vie.
Quand il se fut enfin vidé de ces torrents de folle reconnaissance et d'angoisse débondée, il se releva, meurtri comme s'il venait de traverser une tempête de coups de bâton, s'essuya les yeux, mouilla de salive les cernes qu'il se sentait, se battit les joues pour effacer les traces de larmes et sortit en s'efforçant de marcher droit. Au seuil du parloir, il retrouva frère Bernard qui le guettait. Le moine lui murmura à l'oreille:
– J'ai fait ce que tu m'as dit. Elle est fatiguée et très inquiète de te voir. Si tu veux m'en croire, elle t'aime beaucoup.
Il mit un doigt devant la bouche pour signifier qu'il ne dirait rien à personne de ce qu'il devinait, et s'en alla sur la pointe des pieds. Novelli entra, à nouveau tremblant. Stéphanie était debout près de la table, les pieds nus et vêtue de haillons, comme au jour de leur première rencontre. Ils se précipitèrent ensemble l'un vers l'autre et s'étreignirent en gémissant, s'écartèrent pour se toucher la figure comme s'ils n'en croyaient pas leurs yeux et se jetèrent encore corps contre corps, ventre et visage, mains affolées, avec de grands soupirs de jouissance douloureuse. Jacques lui bafouilla en baisant son front, ses cheveux poussiéreux, qu'il avait failli mourir de son absence. Elle ne répondit pas. Il la tint enfin au bout de ses bras, la contempla, tout débordant de mots d'amour et de bonheur, et vit qu'elle était en effet très lasse et malheureuse. Il s'empressa de la faire asseoir, prit place en face d'elle, lui tendit le bol de lait qu'elle n'avait pas bu, en l'encourageant d'un sourire. Elle posa les mains sur les siennes, les attira, disant, par les yeux: «toi, nourris-moi, abreuve-moi.» Il lui obéit, et elle se désaltéra sans qu'ils cessent d'être joints. Puis elle l'abandonna, baissa la tête. Alors ce fut lui qui prit ses doigts, et de son souffle les réchauffa. Elle dit:
– Sais-tu ce qui est arrivé?
– Je sais. As-tu vu ton frère?
– Oui. C'est lui qui m'envoie.
Il la regarda, tout à coup méfiant et décontenancé. Elle eut un air contrit, un élan apeuré, vint s'asseoir à ses pieds, posa sur lui la tête en enlaçant ses jambes.
– J'espérais que tu viendrais sans que personne n'ait à te pousser, dit-il.
– Quand j'ai rejoint le camp, il était trop tard. Les deux prisonniers de Castelsarrasin étaient morts. Jean était agenouillé près de leurs cadavres. Il priait. Alors je suis tombée à genoux moi aussi, devant lui. Mon horreur de ce qu'il avait fait était si grande que j'aurais voulu l'étrangler et mourir, mais je n'ai pas pu, je me suis agrippée à lui, je l'ai serré contre moi en t'appelant de toutes mes forces, comme si la fin du monde nous tombait dessus. Il m'était insupportable que tu ne sois pas là, avec moi, à cette heure où je ne pouvais plus porter ma peine. Puis ce pauvre fou s'est mis à pleurer contre ma joue. J'ai bien senti qu'il cherchait à se faire plaindre. La rage m'est remontée au coeur, j'ai voulu m'arracher à lui, puisque je ne pouvais pas l'arracher du monde, au moins lui crier que je ne voulais plus être sa soeur, mais je l'ai consolé, je lui ai dit que je t'aimais, et que peut-être tu m'aimais assez pour essayer de le sauver. Alors il m'a demandé de revenir vers toi et de te supplier de lui pardonner sa faute. Je suis partie sans même prendre le temps de manger un croûton de pain.
– Pauvre de toi, dit Novelli en caressant le visage tant aimé. Pauvre de nous. Je ne peux plus rien pour ton frère.
– Je le sais, Jacques.
– Alors, que veux-tu de moi?
– Je veux que tu viennes lui parler et le réchauffer, puis que tu l'accompagnes où il ira. Je veux que tu n'aies pas horreur de lui et qu'il le sente. Il ne faut pas qu'il meure abandonné.
– Toi seule peux l'aider, dit Novelli, cherchant à grand-peine des mots de lumière dans sa poitrine. Tu l'aimes.
– Non, je n'en ai plus la force. Je n'ai plus que le dégoût de sa vie, et la peur de sa mort. La seule bonté qui me reste en ce monde, c'est toi.
– Moi, ta bonté?
– Oui.
– Tu es meilleure que moi.
– Je ne sais pas. Quand je te demande de secourir mon frère, c'est comme si je suppliais tout l'amour que j'ai d'aller vers lui, pour l'apaiser.
– Comment faire, dis-moi, comment faire pour ne pas le détester? Comment faire?
Il tendit ses mains impuissantes, incapables d'étreindre. Stéphanie le regarda, essayant douloureusement de pousser hors d'elle de difficiles tendresses. Ils s'efforcèrent ainsi un instant vers des bienfaits insaisissables, puis elle répondit, offrant humblement les pauvres mots qui lui venaient:
– Tu lui diras que tu veux être son compagnon.
Il haussa les épaules, hargneux contre lui-même.
– Je mentirai. Je bavarderai sur la miséricorde de Dieu. Je ferai des phrases bien tournées, mais creuses.
– Si tu sais qu'elles n'ont pas de sens, tu ne les diras pas. Et si tu souffres de ne savoir rien dire, tu te tairas. Ton silence sera bon. Ton silence ne mentira pas.
– Et s'il me parle de la misère de son âme?
– Tu lui diras qu'un homme n'est pas la misère qu'il porte, dit-elle.
Puis, soudain inquiète:
– Le crois-tu, Novelli?
– Oui. Il y a, derrière les pires méchancetés, quelque chose, dans les hommes, qui gémit toujours, qui espère. J'ai senti cela, parfois.
– Tu le lui diras avec les mots qui te viendront, avec ton regard aussi, tes mains. Je sais comment, je te connais. Tu seras comme du bon feu.
– Il me repoussera, il fera le fanfaron.
– Tu t'assiéras à son côté, le soir, à la halte. Tu lui demanderas un peu de son pain. Tu attendras que tes paroles aient fait leur chemin. S'il te blesse, tu te mettras peut-être en colère contre lui, mais tu ne le quitteras pas.
– Et s'il me demande ce que je cherche en sa compagnie?
– Tu lui diras que tu es venu l'aider, non point pour faire ton salut, ni le sien, pour rien, ou simplement pour obéir à un sentiment que tu ne comprends pas. Tu lui demanderas de t'accepter près de lui, d'accepter que tu souffres avec lui tout ce qu'il souffrira, jusqu'à la porte où Dieu voudra vous séparer.
– Oui, oui, dit Novelli. Salomon m'a parlé ainsi, une fois. Il m'a troué le coeur, comme un miracle.
Il s'assit sur le dallage, près de Stéphanie, la prit dans ses bras et lui raconta la visite du juif à la cathédrale, après les funérailles de son oncle. Puis il dit:
– Dieu du Ciel, si ton frère me ressemble, il me pleurera qu'il n'est pas digne d'être aimé.
– Alors tu lui diras que personne ne l'est, mais que cela fait du bien, voilà tout.
Ils restèrent étreints, se berçant en silence, se ruminant des pensées mélancoliques et tendres. La salle où ils étaient n'avait plus de contours, et les bruits du couvent leur semblaient venir d'un autre monde. Chacun dans le giron de l'autre s'assurait en doux amour, et s'imaginait sur ces chemins hasardeux où ils iraient bientôt ensemble au secours d'un homme trop misérable, peut-être, pour n'être pas inaccessible. Novelli murmura:
– Ce sera difficile.
Stéphanie répondit à voix basse:
– S'il sent un seul instant de la fausseté dans tes paroles, il sera perdu. S'il sent une once de cette tendresse à mourir de pitié que je n'ai jamais vue nulle part, sauf dans tes yeux, il sera sauvé.
– Je ferai ce que je pourrai, dit Jacques.
Vers midi, Palhat entra dans Toulouse sur une mule qu'il avait trouvée errante à la lisière de la forêt où était le camp de Jean le Hongre. Le rouquin avait ainsi voyagé sans souci ni fatigue: il avait même chapardé des fruits dans un verger, sans avoir à descendre de sa monture, et s'en était régalé avec du lait volé au pis d'une vache rencontrée dans un pré. Il arriva donc au couvent aussi reposé et content que s'il sortait d'un déjeuner sous sa treille. Novelli, désormais très confiant dans l'avenir, le reçut benoîtement, comme s'il était un voyageur ordinaire, et l'amena dans le jardin pour qu'ils y parlent tranquilles, à l'ombre du colombier. Stéphanie dormait dans son grenier retrouvé. Tout à l'heure, au parloir, elle s'était laissée aller à somnoler dans les bras qui la berçaient, tant elle était épuisée. Jacques l'avait conduite au lit et s'était affairé sans bruit à croiser les volets des lucarnes pour que la lumière du jour ne lui vienne pas sur la figure. Puis, comme elle frissonnait sous sa couverture, il avait soigneusement enveloppé ses épaules, calé un oreiller de plumes sous sa tête et caressé son visage jusqu'à ce que le sommeil la prenne. Maintenant qu'il était rassuré par la paix paresseuse qui régnait dans la maison, il se sentait bien planté au coeur du monde, l'esprit clair et neuf. Il pouvait sereinement se mettre à ses affaires, et savourer sans crainte d'amertume les nouvelles que lui apportait son espion.
Ils s'assirent dans l'herbe. Palhat prit son temps, comme il aimait le faire. Un brin de folle avoine à la bouche, il épia les oiseaux, désigna leur manège à Novelli en poussant de petits gloussements amusés. Jacques se soumit à ces préambules avec indulgence, pensant à l'amour sans souffrance et sans peur qui l'habitait, désormais, depuis le matin de ce jour béni. Le Hongre ne tourmentait plus son esprit. Il se demanda pourquoi ce vagabond l'avait si longtemps et si profondément préoccupé. Une ombre passa devant ses yeux. Il s'abandonna à un instant de rêverie profonde, et tout à coup éprouva pour cet homme une affection obscure et trouble. Sa fin prochaine, inévitable, ne l'attristait pas, ni ne le réjouissait. La pensée de Jean le Hongre marchant au massacre faisait simplement monter dans son coeur une belle et forte émotion fraternelle où les affres de son supplice n'avaient aucune part, comme si la mort n'était pas plus effrayante qu'un gué de rivière sur un long chemin commun.
– Regardez ces moineaux, dit Palhat, le doigt tendu vers une branche haute. Ils se disputent un ver. Voyez comme ils se parlent.
Il se mit à imiter leur pépiement entre ses dents jaunes. Novelli le poussa du coude en riant.
– Raconte-moi donc ce que tu as appris au camp des Pastoureaux, dit-il. Plus tôt tu auras fini, plus tôt tu reverras ta femme.
Le rouquin, l'air soudain très gourmand, regarda son maître en se frottant vigoureusement les pognes. Jacques vit dans ses yeux de si franches et joyeuses paillardises qu'il ricana et leva la tête pour contempler les oiseaux.
– Quand madame Stéphanie eut quitté notre campement, dit Palhat, Jean le Hongre a chargé le prêtre et le viguier morts au travers de son cheval et s'est mis en marche vers la Selve, où sont des bois très touffus. Sa troupe l'a suivi en silence et tête basse sous le vent. J'en étais. Les hommes traînaient le sabot, ils portaient leurs faux et leurs fourches d'aussi mauvais gré que des serfs, et les femmes priaient en chemin, non point pour l'âme des deux morts, mais pour leur propre salut. A mon avis, monseigneur, ces gens ne croient plus en leur bonne étoile. Ils sont assez désespérés pour se rendre sans combattre à la première troupe qui leur viendra devant.
– Si j'allais seul à leur rencontre, crois-tu qu'ils m'accueilleraient?
– Ces malheureux vous baiseraient les mains, maître Novelli. Ils vous recevraient, assurément, comme un sauveur. Vous êtes maintenant très puissant. Tout le monde dit que vous serez bientôt évêque.
– Continue, mon âne, dit Jacques en riant tout doux.
– Nous sommes entrés dans la forêt comme il commençait à pleuvoir, et nous avons marché sous le couvert jusqu'à une clairière où le Hongre a fait halte en disant qu'il voulait célébrer une messe pour ses défunts assassinés. Il a donc couché les cadavres sur l'herbe et nous a ordonné de nous agenouiller devant eux, parmi le pré, malgré l'averse, mais aucun n'a obéi, nous sommes tous restés à l'abri des feuillages comme si nous ne l'avions pas entendu. Alors il a dit tout seul l'office, et c'était une grande pitié de l'entendre chanter des cantiques funèbres sous cette bonne pluie de printemps qui lui battait le corps et le faisait tout pâle et détrempé comme un noyé. A la fin, il nous a fait un discours. Nous étions loin de lui, serrés autour des arbres, frileux et mal vivants. Le pauvre, avec ses deux trépassés allongés derrière lui, semblait ne parler à personne au milieu de la clairière déserte: nous l'écoutions comme des brigands cachés. Il a dit que désormais nous irions droit au sud, jusqu'à la mer, sans passer par aucune ville. Il a dit qu'au premier port rencontré nous volerions de grands bateaux, et nous irions en Terre sainte comme de bons pèlerins. Il a dit aussi que là-bas était le désert où Jésus-Christ avait vaincu le diable, et qu'en ce désert il fonderait, entre le ciel nu et la terre nue, le plus pur monastère du monde, où ceux qui voudraient le suivre verraient Dieu tous les matins. Mais je ne crois pas qu'il parvienne jamais en ce lieu étrange, car même si les soldats du sénéchal de Toulouse ne l'arrêtent pas, il tombera de fatigue avant d'être parvenu en vue de la côte, et sa troupe se débandera. Hier, il n'a pas pu enterrer ses morts, tant il toussait et tremblait. Des enfants de sa bande l'ont fait à sa place, et j'ai planté des croix de branches sur les tombes, tandis que les autres reprenaient la route. J'ai pu ainsi m'en retourner sans que personne n'y prenne garde.
– Sais-tu quel chemin ils comptent suivre, ces jours prochains?
– S'ils font ce qu'a dit le Hongre, il n'en est qu'un, monseigneur: celui du Lauragais. Ils éviteront Carcassonne et tenteront d'atteindre Narbonne par la vallée de l'Aude et les Corbières.
Jacques resta un moment recueilli, pensant à ce voyage qu'il lui fallait faire, puis:
– Va vite, Palhat, ta femme t'attend, dit-il en remuant son homme, d'une bourrade. Tu peux garder la mule que tu as trouvée.
Le rouquin se leva d'un bond, remonta ses chausses, le torse bombé, l'air content. Novelli le raccompagna jusqu'au portail en chantonnant, le bras autour de ses épaules. L'autre, ému par l'aisance familière de l'Inquisiteur, lui dit avant de le quitter qu'il était tout à son service, et prêt à courir les routes aussi loin que monseigneur voudrait, pour peu, ajouta-t-il en caressant l'air d'un geste rond, qu'on le laisse de temps en temps jouir d'une bonne nuit de printemps dans le lit de son accueillante commère. Jacques le regarda s'éloigner dans la ruelle, et comme l'autre se retournait pour un geste d'au revoir, il pensa soudain que ce brave homme lui lâcherait peut-être ses chiens aux trousses, s'il passait un jour devant sa porte, vêtu d'une pauvre défroque de moine mendiant. Il en éprouva une mélancolie de grande solitude, et s'en revenant par le jardin, il s'arrêta un moment à la chapelle pour se raffermir le coeur.
Salomon d'Ondes vint le voir dans l'après-midi avec Vitalis le Troué qui refusa d'entrer dans la bibliothèque, retenu sur le seuil par une sorte de méfiance superstitieuse. Il ne fit qu'avancer la tête, du pas de la porte, pour regarder en grimaçant comiquement les livres entassés de-ci de-là, et les murs comme s'il craignait d'en voir sortir d'infréquentables fantômes. Il prétendit que ces lieux, apparemment empreints de gravité studieuse, étaient en vérité d'une très dure méchanceté, et qu'il fallait être un inquisiteur bien endurci pour ne point percevoir leur malfaisance, puis laissa le passage à Salomon avec un grand soupir d'apitoiement, et s'en fut vers le jardin, appelant frère Bernard Lallemand à grands cris, et faisant sonner des deniers dans sa main.
Dès que Novelli fut seul avec le juif, il s'empressa de le débarrasser de son manteau en lui disant qu'il avait fait, tout à l'heure, à la chapelle, une importante découverte. Il avait l'air impatient de la lui confier, mais tant que l'autre ne fut pas assis, et qu'il ne fut lui-même attablé, il retint les mots qui faisaient frémir ses lèvres et briller ses yeux. Quand ils furent face à face, il attendit encore avant de parler, jouissant de l'air intrigué de son compagnon, puis il dit, croisant les doigts:
– Je crois, mon bon frère, que vous êtes chrétien.
Salomon haussa les sourcils, l'air étonné, ses joues rosirent. Il laissa aller un rire silencieux et très railleur.
– Ne vous moquez pas, lui dit Novelli. Après les funérailles de mon oncle, vous êtes venu m'offrir votre compassion comme aurait pu le faire le plus saint de mes frères. Peut-être ne le savez-vous pas, mais en cette circonstance vous avez été sans aucun doute inspiré par le Dieu d'amour qui me brûle l'âme, et que le Christ a fait descendre sur Terre, pour notre salut.
– Croyez-vous que l'on ne sache pas aimer dans le langage des synagogues? demanda plaisamment Salomon.
– Si vous étiez tout à fait juif, dit Novelli, s'exaltant, vous chercheriez à me tenir à distance, à m'embobiner interminablement. Vous feriez le rusé, vous n'auriez pas au coeur ce feu que je vous sens. A travers moi, qui ne suis rien, Dieu vous tente, Salomon, il vous attire, il vous émeut, je vous le dis.
– Je suis peut-être un homme aventureux qui ne peut résister au désir de porter sa chandelle dans le coeur des autres et se laisse prendre à des pièges dont il ignore la machinerie, voilà tout. Maître Novelli, ajouta-t-il en baissant la voix, Dieu a besoin de pénombre. Il est fragile comme les songes. Vous l'effrayez, vous parlez trop de Lui.
Novelli réfléchit, les yeux vagues, puis:
– Peut-être pensez-vous que je dois me préoccuper de Le nourrir en moi pour qu'Il grandisse, et me déborde, et vous atteigne, sans que rien ne soit dit.
– Dieu s'évapore, dès qu'on le veut saisir, maître Novelli.
– C'est vrai. Il est une sorte d'allégresse sans raison, dit Jacques.
– Une allégresse assez solide et fine pour traverser les douleurs du monde.
Novelli regarda un moment ses mains croisées sur la table, leva le front. Il dit enfin, se torturant les doigts, avec un sourire contraint:
– J'aime votre compagnie, Salomon. J'aime aussi beaucoup votre savoir. Il est imprécis, et pourtant il me semble juste. Il me fait du bien. Mais parfois j'ai peur, en vous écoutant, de tomber en hérésie.
Salomon d'Ondes se mit à rire si haut et si librement que Novelli en fut un peu fâché, et se renfrogna. Alors le juif se pencha au-dessus de la table et lui serra les épaules avec une chaleur vigoureuse.
– Ne craignez rien, dit-il. S'il le faut, je veillerai à ce que vous restiez en chemin droit. Catholique vous êtes, catholique vous resterez, parole de philosophe.
– Ne riez pas si fort, dit Jacques. Les gens du couvent nous croient en train de débattre de hautes questions théologiques. Je suis sûr qu'à l'heure présente il en est qui prient pour m'aider à triompher de vos résistances. Mais je n'ai pas de force, devant vous.
– Aimez votre faiblesse, maître Novelli. Elle est d'un homme bon.
– Non, elle est d'un mauvais moine. Vous m'avez convaincu de renoncer à mes pouvoirs. Je l'ai fait, vous ne risquez plus la prison. Mais depuis que j'ai décidé de me faire mendiant, je me sens plus solitaire que je ne l'ai jamais été, et incapable de combattre pour ma foi.
– Je fus longtemps ainsi, répondit Salomon. Au temps où j'étudiais la médecine en Espagne, j'ai vécu plus d'une année avec une guérisseuse qui pratiquait l'art des essences et savait la bonne façon de cuire certaines décoctions rares. J'étais à cette époque un juif de stricte religion, et venant à elle je ne désirais apprendre que ses recettes, pour mieux soigner. Mais l'amour m'a pris, et m'a fait connaître ce que je n'étais pas venu chercher. Je n'ai jamais su quel était le Dieu de cette femme. Peut-être était-elle sorcière. Autant que je me souvienne, elle ne m'a jamais dit que des choses simples, des évidences que je croyais ignorer, et de belles paroles d'amante. Pourtant, elle m'a appris tout ce dont je suis sûr, aujourd'hui encore, et que je ne saurais clairement exprimer. Ce fut un temps d'abandon prodigieux, maître Novelli, et certains soirs de grande nudité d'âme et de corps, j'ai eu le sentiment de goûter le plus profond savoir de la Terre. Quand j'ai repris ma route, la vieille foi de mon père ne m'importait plus guère, j'étais comme vous l'êtes, paisible, solitaire, et je sentais cela que nous appelons Dieu non plus hors de moi mais au plus palpitant de ma chair, aussi précieux qu'une épouse, aussi humble et fragile qu'un enfant. J'étais devenu, je crois, un vrai vivant.
Novelli, la bouche arquée, les sourcils froncés, s'était lentement raidi, tandis que Salomon parlait. Il dit, ruminant une grande émotion:
– Pourquoi me parlez-vous de vos amours? Que savez-vous donc de moi?
– Ce que l'on peut savoir du Grand Inquisiteur de Toulouse, rien de plus, répondit Salomon avec un air de parfaite sincérité. J'ai voulu vous dire que je fus longtemps perdu, et que ce fut, au bout du compte, une bénédiction. Vous ai-je scandalisé?
– Non. Pardonnez-moi. Vous avez touché à ma vie, en croyant raconter la vôtre.
Ils restèrent à se regarder en silence, le temps que Salomon d'Ondes apprenne et mesure la passion que Jacques Novelli éprouvait pour une femme dont le nom hésita longtemps sur ses lèvres.
– Elle s'appelle Stéphanie, dit-il enfin. Elle est la soeur de Jean le Hongre, mais elle est bonne, Salomon, elle est bonne et belle. Si elle a suivi ce tueur de juifs, ce ne fut que pour tenter de sauver son âme, je vous le jure. Oh certes, elle ne connaît rien aux médecines, mais elle est pourtant guérisseuse, elle aussi.
Il se tut, rougissant, bafouillant. Salomon lui tint les mains pour l'aider à se délivrer de ce fleuve de paroles qui lui mouillait les yeux, mais Jacques renonça à parler d'elle plus avant.
– Je lui ai promis d'aider son frère à mourir, si je ne pouvais faire qu'il vive, dit-il. J'irai bientôt le rejoindre en Lauragais.
Salomon contempla l'ombre, au loin, puis un sourire lui vint. Il dit:
– Si vous voulez de moi, je vous accompagnerai.
Novelli resta bouche bée, les yeux ronds. Le juif haussa une épaule, pencha la tête de côté avec un grand sourire faussement contrit.
– Hé, je suis aussi fou que vous, Jacques, dit-il. J'ai envie de savoir si je suis capable d'embrasser ce monstre qui m'a fait si peur.
Ils décidèrent ainsi de partir ensemble et sortirent au jardin où Vitalis et frère Bernard, sur le perron de la chapelle, jouaient aux deniers au milieu d'un cercle de moines rieurs.