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La mère le prit alors par les aisselles pour le mettre debout; le père plaça les petites mains sur les barreaux du lit-cage pour qu'il ait l'idée de s'y tenir. Ils lâchèrent l'édifice ainsi obtenu: Dieu retomba en arrière et, nullement affecté, continua sa méditation.
– Il lui faut de la musique, dit la mère. Les enfants aiment la musique.
Mozart, Chopin, les disques des 101 Dalmatiens, les Beatles et le shaku hachi produisirent sur sa sensibilité une identique absence de réaction.
Les parents renoncèrent à faire de lui un musicien. Ils renoncèrent d'ailleurs à en faire un être humain.
Le regard est un choix. Celui qui regarde décide de se fixer sur telle chose et donc forcément d'exclure de son attention le reste de son champ de vision. C'est en quoi le regard, qui est l'essence de la vie, est d'abord un refus.
Vivre signifie refuser. Celui qui accepte tout ne vit pas plus que l'orifice du lavabo. Pour vivre, il faut être capable de ne plus mettre sur le même plan, au-dessus de soi, la maman et le plafond. Il faut refuser l'un des deux pour choisir de s'intéresser soit à la maman soit au plafond Le seul mauvais choix est l'absence de choix.
Dieu n'avait rien refusé parce qu'il n'avait rien choisi. C'est pourquoi il ne vivait pas.
Les bébés, au moment de leur naissance, crient. Ce hurlement de douleur est déjà une révolte, cette révolte déjà un refus. C'est pourquoi la vie commence au jour de la naissance, et non avant, quoi qu'en disent certains.
Le tube n'avait pas émis le moindre décibel lors de l'accouchement.
Les médecins avaient pourtant déterminé qu'il n'était ni sourd, ni muet, ni aveugle. C'était seulement un lavabo auquel manquait le bouchon. S'il avait pu parler, il eût répété sans trêve ce mot unique: «oui».
Les gens vouent un culte à la régularité. Ils aiment à croire que révolution résulte d'un processus normal et naturel; l'espèce humaine serait régie par une sorte de fatalité biologique intérieure qui l'a conduite à cesser de marcher à quatre pattes vers l'âge d'un an ou à faire ses premiers pas après quelques millénaires.
Personne ne veut croire aux accidents. Ces derniers, expression soit d'une fatalité extérieure, ce qui est déjà fâcheux, soit du hasard, ce qui est pire, sont bannis de l'imaginaire humain. Si quelqu'un osait dire: «C'est par accident que, vers l'âge d'un an, j'ai fait mes premiers pas» ou: «C'est par accident qu'un jour, l'homme a joué au bipède», il serait aussitôt considéré comme fou.
La théorie des accidents est inacceptable car elle laisse supposer que les choses auraient pu se passer autrement. Les gens n'admettent pas l'idée qu'un enfant d'un an n'ait pas l'idée de marcher; cela reviendrait à admettre que l'homme aurait pu ne pas avoir l'idée de marcher sur deux pattes. Et qui pourrait croire qu'une espèce aussi brillante aurait pu n'y pas songer?
Le tube, à deux ans, n'avait même pas essayé le quadrupédisme, ni d'ailleurs le mouvement. Il n'avait jamais essayé le son non plus. Les adultes en déduisaient qu'il y avait un blocage dans son évolution. Jamais ils n'auraient pu en déduire que le bébé n'avait pas encore connu d'accident; car qui pourrait croire que, sans accident, l'homme resterait parfaitement inerte?
Il y a les accidents physiques et les accidents mentaux. Les gens nient carrément l'existence de ces derniers: on n'en parle jamais comme moteur de l'évolution.
Or, il n'y a rien d'aussi fondamental dans le devenir humain que les accidents mentaux. L'accident mental est une poussière entrée par hasard dans l'huître du cerveau, malgré la protection des coquilles closes de la boîte crânienne. Soudain, la matière tendre qui vit au cœur du crâne est perturbée, affolée, menacée par cette chose étrangère qui s'y est glissée; l'huître qui végétait en paix déclenche l'alarme et cherche une parade. Elle invente une substance merveilleuse, la nacre, en enrobe l'intruse particule pour se l'incorporer et crée ainsi la perle.
Il peut aussi arriver que l'accident mental soit sécrété par le cerveau lui-même: ce sont les accidents les plus mystérieux et les plus graves. Une circonvolution de matière grise, sans motif, donne naissance à une idée terrible, à une pensée effarante – et en une seconde, c'en est fini pour toujours de la tranquillité de l'esprit. Le virus opère. Impossible de l'enrayer.
Alors, contraint et forcé, l'être sort de sa torpeur. A la question affreuse et informulable qui l'a assailli, il cherche et trouve mille réponses inadéquates. Il se met à marcher, à parler, à adopter cent attitudes inutiles par lesquelles il espère s'en sortir.
Non seulement il ne s'en sort pas, mais il empire son cas. Plus il parle, moins il comprend, et plus il marche, plus il fait du surplace. Très vite, il regrettera sa vie larvaire, sans oser se l'avouer.
Il existe pourtant des êtres qui ne subissent pas la loi de l'évolution, qui ne rencontrent pas d'accident fatal. Ce sont les légumes cliniques. Les médecins se penchent sur leur cas. En vérité, ils sont ce que nous voudrions être. C'est la vie qui devrait être tenue pour un mauvais fonctionnement.
C'était un jour ordinaire. Il ne s'était rien passé de spécial. Les parents exerçaient leur métier de parents, les enfants exécutaient leur mission d'enfants, le tube se concentrait sur sa vocation cylindrique.
Ce fut pourtant le jour le plus important de son histoire. Comme tel, on n'en a gardé aucune trace. Semblablement, on n'a conservé aucune archive du jour où un homme s'est mis debout pour la première fois, ni du jour où un homme a enfin compris la mort. Les événements les plus fondamentaux de l'humanité sont passés presque inaperçus.
Soudain, la maison se mit à retentir de hurlements. La mère et la gouvernante, d'abord pétrifiées, cherchèrent l'origine de ces cris. Un singe s'était-il introduit dans la demeure? Un fou s'était-il échappé d'un asile?
En désespoir de cause, la mère alla regarder dans sa chambre. Ce qu'elle y vit la stupéfia: Dieu était assis dans son lit-cage et hurlait autant qu'un bébé de deux ans peut hurler.
La mère s'approcha de la scène mythologique: elle ne reconnaissait plus ce qui pendant deux années avait constitué un spectacle si apaisant. Il avait toujours eu ses yeux grands ouverts et fixes, de sorte que la couleur gris-vert en avait été facile à identifier; à présent, ses pupilles étaient entièrement noires, d'un noir de paysage incendié.
Qu'avait-il pu y avoir d'assez fort pour brûler ces yeux pâles et les rendre noirs comme du charbon? Qu'avait-il pu se passer d'assez terrible pour le réveiller d'un si long sommeil et le transformer en cette machine à crier?
La seule évidence, c'était que l'enfant était furieux. Une colère fabuleuse l'avait tiré de sa torpeur, et si personne n'en connaissait l'origine, le motif devait en être très grave, au vu de son ampleur.
La mère, fascinée, vint prendre son rejeton dans ses bras. Elle dut aussitôt le déposer dans le lit-cage car il gesticulait de tous ses membres et la cognait.
Elle courut dans la maison en clamant: «La Plante n'est plus une plante!» Elle appela le père pour qu'il vienne sur les lieux du phénomène. Son frère et sa sœur furent invités à s'extasier devant la sainte colère de Dieu.
Après quelques heures, il cessa de hurler, mais ses yeux restèrent noirs de rage. Il eut un regard très fâché pour l'humanité qui l'entourait. Puis, épuisé par tant de mauvaise humeur, il s'allongea et s'endormit.
La famille applaudit. Ce fut considéré comme une excellente nouvelle. L'enfant était enfin vivant.
Comment expliquer cette naissance postérieure de deux ans à l'accouchement?
Aucun médecin ne trouva la clé du mystère. C'était comme s'il avait eu besoin de deux années de grossesse extra-utérine supplémentaires pour devenir opérationnel.
Oui, mais pourquoi cette colère? La seule cause que l'on puisse supposer était l'accident mental, Quelque chose était apparu dans son cerveau qui lui avait semblé insoutenable. Et en une seconde, la matière grise s'était mise en branle. Des influx nerveux avaient circulé en cette chair inerte. Son corps avait commencé à bouger.
Ainsi, les plus grands Empires peuvent s'effondrer pour des motifs parfaitement inconnaissables. D'admirables enfançons immobiles comme des statues peuvent, en une chiquenaude, se muer en bêtes braillardes. Le plus étonnant est que cela enchante leur famille. Sic transit tubi gloria.
Le père était aussi excité que si un quatrième enfant lui était né.
Il téléphona à sa mère qui demeurait à Bruxelles.
– La Plante s'est réveillée! Prends un avion et viens!
La grand-mère dit qu'elle allait se faire couper quelques nouveaux tailleurs avant de venir: c'était une femme très élégante. Cela ajournait sa visite de plusieurs mois.
Entre-temps, les parents commençaient à regretter le légume d'antan. Dieu ne décolérait pas. Il fallait presque lui jeter son biberon, de peur de recevoir un coup. Il pouvait se calmer pendant quelques heures, mais on ne savait jamais ce que cela présageait.
Le scénario nouveau était celui-ci: on profitait d'un moment où il était tranquille pour prendre le bébé et le mettre dans son parc. Il restait d'abord hébété à contempler les jouets qui l'entouraient.
Peu à peu, un vif désagrément s'emparait de lui. Il s'apercevait que ces objets existaient en dehors de lui, sans avoir besoin de son règne. Cela lui déplaisait et il criait.
D'autre part, il avait observé que les parents et leurs satellites produisaient avec leur bouche des sons articulés bien précis: ce procédé semblait leur permettre de contrôler les choses, de se les annexer.
Il eût voulu faire de même. N'était-ce pas l'une des principales prérogatives divines que de nommer l'univers? Il désignait alors du doigt un jouet et ouvrait la bouche pour lui donner l'existence: mais les sons qu'il produisait ne formaient pas des suites cohérentes. Il en était le premier surpris, car il se sentait tout à fait capable de parler. L'étonnement passé, il trouvait cette situation humiliante et intolérable. La colère s'emparait de lui et il se mettait à hurler sa rage.
Tel était le sens de ses cris:
– Vous bougez vos lèvres et il en sort du langage! Je bouge les miennes et il n'en sort que du bruit! Cette injustice est insupportable! Je gueulerai jusqu'à ce que ça se transforme en mots!
Telle était l'interprétation de la mère:
– Etre encore un bébé à deux ans, ce n'est pas normal. Il se rend compte de son retard et ça l'énervé.
Faux: Dieu ne se trouvait absolument pas en retard. Qui dit retard dit comparaison. Dieu ne se comparait pas. Il sentait en lui un pouvoir gigantesque et s'offusquait de se découvrir incapable de l'exercer. Sa bouche le trahissait. Il ne doutait pas un instant de sa divinité et s'indignait que ses propres lèvres n'aient pas l'air au courant.