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Liberté savait que sa passion non diluée, pure de toute médiocrité, exerçait une incroyable force d'attraction ; mais elle n'était pas prête à se contenter d'une petite part de bonheur, achetée sans effort. Souffrir héroïquement était pour elle plus attrayant qu'une liaison ordinaire, d'où ne jaillit aucune ivresse. Liberté préférait une seule journée parfaite - où la gravité de ses sentiments serait vécue avec légèreté, - vingt-quatre heures abouties à un quart de siècle de bonheur factice.
Sa terreur était qu'Horace, épris d'elle, l'aimât sans y mettre un peu de génie, en commettant ces fautes d'amour qui à ses yeux étaient des crimes. Laisserait-il passer une seule journée sans lui masser la plante des pieds ? Au restaurant, serait-il assez scélérat pour répondre au téléphone sous son joli nez ? Oserait-il pénétrer dans sa salle de bains lorsqu'elle fignolerait sa beauté pour lui ? Aurait-il la veulerie de tirer la chasse d'eau alors qu'elle se trouverait dans la maison ? Serait-il suffisamment goujat pour s'absenter dans la lecture d'un magazine en sa présence ? Était-il capable de lui demander de la boucler pendant la durée du journal télévisé ? Aurait-il la vulgarité de ne pas la faire rire tous les jours ? Ces interrogations la criblaient de craintes.
Depuis qu'elle se cachait derrière des lettres anonymes, Liberté avait atteint par la douleur une forme de complétude. En retrait, sous l'emprise du manque, elle réussissait à maintenir ses élans dans un perpétuel paroxysme. Pas une seule de ses journées ne s'était écoulée sans fièvre. Si le destin voulait qu'elle se contentât de cette frustration presque voluptueuse, elle y consentirait. Entre sa passion virulente pour cet homme et un bonheur de convenance, Liberté avait tranché. Son petit laps de vie - car elle ne concevait pas de voir vieillir son corps et ses sentiments - devait rester une aventure exceptionnelle.
C'est ce qu'elle expliqua sans biaiser à son père, le week-end suivant, à bord de la montgolfière qu'il s'était procurée pour voyager sans vacarme. Mélomane, Byron ne tolérait pas les désordres sonores.
Fidèle à ses principes, Lawrence avait fait fabriquer une nacelle dotée de tous les raffinements qui lui convenaient : un piano de voyage incorporé dans les boiseries de la cabine, des tonnelets de cidre que l'on servait sous pression à l'aide d'un pistolet en cuivre, une machine à applaudir actionnée grâce à une manivelle (qu'il utilisait pour saluer les bons mots de ses invités, sans s'échauffer les paumes), une boussole qui indiquait Salzbourg, la ville où Mozart fut dépucelé, etc.
- Mais si Horace n'est pas libre ? objecta Lord Byron en jetant du lest.
- IL est libre ! répondit sa fille en riant, alors que le ballon bondissait vers le ciel.
- Tu m'as dit qu'il était marié.
- Oui mais il est libre... de rester marié ou non. Et j'aime sa liberté. Que vaudrait son engagement s'il n'était pas libre de me rejeter ?
- Que feras-tu s'il ne te choisit jamais ?
- Je ne sais pas qui sera le plus à plaindre... C'est difficile de vivre quand on est aimé par moi, murmura Liberté.
- Et s'il ne t'aime pas ?
- Je préfère aimer plutôt que d'être aimée. Si c'est mon destin, je l'accepte. Il me va. Ce plaisir me va.
- Cet homme a le double de ton âge...
- Un peu plus... et deux enfants en bas âge. Par-dessus le marché, il est mon proviseur et mon prof de philo. Il est marié depuis neuf ans. S'il m'aimait, il perdrait probablement son boulot, sa carrière serait brisée net. Moi je serais bien sûr virée du lycée. Qu'est-ce que j'oublie d'autre ?
- Ton bonheur, ma chérie.
- Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !
- Quoi ?
- Avec ce sale petit mot...
- Lequel ?
- Le bonheur.
Liberté s'arrêta et ajouta :
- Je ne veux pas me contenter d'une petite bouchée de bonheur !
- Réfléchis bien, mon amour...
Penser ennuyait ses dix-huit ans ; Liberté préférait sentir. Aussi répondit-elle :
- Qu'est-ce que j'y peux moi si ma vérité doit provoquer des désastres ? Si toutes les catastrophes permettaient à un amour fou de naître, alors je raffolerais des décombres ! La vie n'a pas le droit d'être décevante.
Sous eux défilait le monde ordinaire : des villages peuplés de maris penauds, d'épouses pleurnichardes, d'enfants gloutons de rêves.
- L'existence ne peut pas n'être qu'un coup de foudre..., reprit le père.
- Alors je ne tiens pas à vivre davantage. Une seule journée parfaite me suffirait... oui, une seule.
- Mais si Horace ne veut pas de toi !
- Ce sera lui ou personne d'autre.
Lord Byron resta muet.
Ils disparurent dans un nuage. Treize années de lectures venaient de s'exprimer. Une bibliothèque entière avait forgé cette âme inflexible, cette amoureuse athlétique, fille de Sophocle et de Racine. Dispensée de contrepoids intérieurs inclinant à la tempérance, Liberté n'avait pas la capacité d'être tiède. Elle aurait bien aimé puiser dans des ressources de médiocrité, se découvrir enfin apte au compromis ; mais sa nature lui refusait ce repos, la condamnait à l'inconfort d'être elle-même.
Fier de son enfant, à la fois comblé et dramatiquement inquiet, Lawrence lui demanda :
- Que comptes-tu faire ?
- Pour l'instant, être heureuse... à ma façon.
- C'est comment ta façon ?
- Je ne demande pas à l'amour de me guérir de ma solitude. Mes sentiments sont trop vifs pour dépendre de quelqu'un, même d'Horace. Le plaisir entre nous, s'il arrive, tant mieux... Mais le plaisir, ça va, ça vient, alors que mon bonheur illimité est là, pour toujours. Il est dans mon regard sur Horace, pas dans les péripéties de nos relations.
- Tu ne te sens pas seule ?
- Non, puisque rien ne peut me séparer de lui, pas même son absence.
- Mais enfin, dans ton lit le soir, toute seule, tu souffres forcément !
- Ça peut être délicieux de souffrir...
- Je t'ai élevée dans d'autres idées...
- Parce que toi, tu voudrais aimer sans souffrir ? Papa, si Horace devenait mon homme, je le léserais forcément un jour en le bornant avec mes propres désirs ; alors que là, dans l'ombre, je ne cesse de créer pour lui de l'espace, de la liberté. Je lui offre mon absence. Et puis... je suis vraiment heureuse de ce que j'ai depuis que je n'attends rien.
- Mais qu'est-ce que tu as ? Tu jouis de quoi ?
- De mon amour.
- Tu n'as pas besoin de le partager ?
- Tu sais, la plus petite déception me découragerait. La moindre dissonance avec mes rêves me ferait fuir. J'aimerais bien me contenter d'une histoire normale, apprendre à me résigner comme toutes les femmes, sagement, mais je ne sais pas. Je veux un amour considérable sinon rien.
Accablé par les chimériques attentes de liberté, le père soupira :
- Tu es vraiment heureuse, ma chérie ?
- À vrai dire... je l'étais et...
- Quoi ?
- Je supporte mal qu'Horace soit triste avec sa femme.
- Tu devrais pourtant t'en réjouir !
- J'ai besoin de son bonheur... avec ou sans moi. Tu comprends, papa, on n'a pas le droit de vivre petitement.
Byron resta un instant silencieux ; puis, flairant qu'une marée de complications se préparait à monter, il demanda :
- Mon amour... que vas-tu faire ?
Silencieuse, Liberté lâcha du lest.