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5

Têtue, Liberté désirait rectifier sa rencontre avec Horace, l'améliorer sans cesse pour taquiner la perfection. Elle ne voulait pas lui faire une existence, seulement des souvenirs ambitieux, parachevés. Atteindre au chef-d'œuvre pendant vingt-quatre heures demeurait le but de sa malignité. Aimer sans tenter un amour idéal, fignolé jusqu'à la démence, lui paraissait un sort qui n'était pas une vie. Comment se supporter soi-même englué dans une réalité exiguë, tracassé de rêves inassouvis ? Comment tant d'êtres tolèrent-ils une destinée sans température, où l'amour est aimé avec si peu de fantaisie ? Les disques vinyles rayés la mettaient hors d'elle, tout comme les destinées obliques qui ratent leur but. Éprise d'invention, Mademoiselle Liberté était friande de redites inattendues.

La lettre qu'elle adressa à Horace en témoignait :

Samedi prochain, répétons nos aveux, rectifions-les dans un décor dont j'attends un effet précis. Soyez à dix heures du matin au 2 impasse Chateaubriand. La porte verte sera ouverte. Prenez vos aises, comme si vous étiez chez vous. Mettez les vêtements que vous portiez la première fois, et pensez à apporter des journaux datés de ce jour ainsi que des roses semblables à celles qui mouraient ce matin-là dans un vase, pour que tout soit comme avant, en mieux. Le passé n'est qu'un essai ; il ne tient qu'à nous de le retoucher pour le rendre admissible. Les souvenirs ne décèdent que lorsqu'ils n'ont plus d'avenir.

Résolue à se surpasser, à démultiplier ses initiatives, Liberté avait hésité toute la semaine, dans un esprit de frivolité : devait-elle improviser un samedi inédit ou valait-il mieux réviser le menu du précédent ? Si la première solution présentait l'attrait du neuf, elle demeurait plus aléatoire. La seconde, pleine de jeux, de rafistolages savoureux et de perfectionnements eut sa préférence. Pour surprendre, ne valait-il pas mieux être un tantinet prévisible ? On ne déjoue un usage que s'il est établi. Et puis, songea-t-elle, n'est-il pas ridicule de se rebiffer contre toutes les habitudes plutôt que de perpétuer celles qui ravissent en annulant celles qui fatiguent le désir ? Au fond, un grand amour c'est une habitude dont on raffole. Un accident régulièrement sublime.

Le samedi suivant retrouva donc Horace devant le numéro 2 de l'impasse Chateaubriand, à Clermont-Ferrand. Il portait la même chemise en voile de coton que celle qui lui prêtait une élégance souple le jour de leurs aveux. Tenant un opulent bouquet de roses blanches par la taille, Horace sonna et, comme personne ne venait, poussa la porte verte qui ouvrait sur un lieu aux dimensions singulières. Il en demeura coi.

L'hôtel de Cléry avait été construit au XVIIIe siècle par le minuscule marquis de Cléry, affligé de nanisme. Cet hôtel particulier en réduction offrait tout le luxe des édifices du même type qui émerveillent Paris ; mais tout ici était aux mesures du marquis. Les proportions courantes se trouvaient diminuées d'un bon tiers. Le rabais était encore supérieur pour tout ce qui composait le jardin : des arbrisseaux côtoyaient des futaies de bonsaïs, les buis étaient aussi comprimés que des pieds bandés de Japonaises. Partout dégoulinaient des fleurs succinctes multicolores qui semblaient des miettes végétales. Les degrés de l'escalier à double révolution, agrafé sur la façade, étaient plus faciles à gravir que des marches classiques. Les grandes fenêtres, elles, paraissaient rapetissées. Quelques statues logées dans des niches représentaient des divinités naines, une Vénus d'un mètre douze, un Apollon bref, un Zeus courtaud qui défiait le ciel en brandissant des bras potelés.

Horace resta stupéfait devant cet abrégé du siècle lumineux.

Il y a quelqu'un ? lança-t-il.

Entrez !répondit une voix nasale qui venait de l'intérieur.

Horace pénétra dans un salon réduit - le plafond n'excédait pas un mètre quatre-vingts, il dut s'incliner - et se trouva devant un perroquet nain, assorti au lieu. La bête arc-en-ciel trônait au milieu de meubles frottés qui avaient l'air conçus pour des enfants de monarque. Le marquis de Cléry avait en son temps fait exécuter tout un mobilier à sa convenance qu'utilisait la société lilliputienne qui fréquentait ce salon ; car aux alentours de 1760, il ne recevait chez lui que ses frères en taille. Les chroniqueurs rapportent que les seuls individus de plus d'un mètre cinquante admis dans cet hôtel étaient ses laquais et autres gens de maison, contraints de s'adapter. Cléry entendait que sa fille, également naine, grandît en croyant qu'être grand était une disgrâce qui ne frappait que les domestiques, ceux dont l'infortune est patente.

Dérouté, Horace s'assura qu'il n'y avait personne ; puis, en se baissant, il commença à distribuer sur des guéridons miniatures les journaux datés du 14 avril - anniversaire de leurs aveux - qu'il avait pu récupérer. Cela fait, il se mit en quête d'un vase pour les roses blanches presque fanées que Liberté l'avait prié d'apporter. Tout en les disposant avec soin dans une porcelaine de Saxe, sans les effeuiller, Horace se demandait quel effetLiberté attendait de ce décor insolite ; quand on frappa. Il se retourna.

Elle était là, vêtue de son duffle-coat rouge, mêlée à son reflet derrière la vitre d'une porte-fenêtre. Leurs images étaient fondues. Aussitôt il comprit : amoureux, ils étaient tous deux des géants, inadaptés à l'univers qui les entourait. Dans cet endroit presque irréel, quelque chose existait soudain avec démesure : leur passion.

Horace entrouvrit la porte et, sans rien dire, fila s'installer sur le tabouret d'un clavecin pour jeune virtuose.

Liberté frappa à nouveau.

Entrez ! lança-t-il. C'est ouvert !

Entrez ! répéta le perroquet.

Elle poussa la porte et entra, pieds nus, comme avant.

Lâchant ses mains sur le clavier étroit, Horace entama l'aria qui ouvre les Variations Goldberg. Loin de se concentrer sur les premières mesures qui lui donnent sa respiration, il se laissa gagner par le bonheur énorme d'être avec cette fille qui exigeait son cubage de perfection. Comment avait-il pu rester si longtemps attelé à une épouse lestée de frustrations, occupée à établir la topographie de ses souffrances, méticuleusement recensées ? Horace exultait d'aimer à présent une femme à qui il n'arrivait que ce qu'elle tolérait qu'il lui arrive, capable de biffer tout ce qui interdit d'être éperdument heureux. Ah, quel vent frais ! Quel ravissement d'être fou d'une amante qui ne comprimait pas sa soif d'idéal, qui postulait pour le sublime ! Cette griserie aidait Horace à déglutir sa peine d'avoir fracassé sa famille. À nouveau, il naviguait avec légèreté et souplesse dans la partition raide de Bach. Au fil des Variations, ébloui par Liberté, Horace trouvait une joie montante qui prêtait de l'allant à son exécution. Le thème bondissait, surmontait l'effort, s'en délivrait. L'amour, comme la musique, avait cessé d'être une tâche, un col à franchir, pour ne plus être qu'une descente en roue libre.

Liberté sentit bien, à nouveau, tout le regain de vitalité que suscitait chez lui le simple fait de la caresser des yeux. Par la grâce de Bach leur rencontre muette atteignait pour la deuxième fois au chef-d'œuvre. Ils étaient rebelote des êtres d'éternité, saisis dans un marbre très pur. Leur amour se traduisait en partitions allégées, délestées de tout esprit de sérieux. Des grandes vacances allegretto.

À la fin de la Variation 15, Liberté lui sourit, pour lui dire qu'elle était aux anges qu'il eût simplifié le scénario de leur rencontre en répétant au plus vite ce moment réussi. Les tâtonnements de leurs premiers aveux ne méritaient pas d'être rabâchés.

La Variation 16, pleine d'exubérance, offrit à Liberté l'occasion de dire son plaisir avec des gestes : sans crier gare, dans la nuée de notes de Bach, elle secoua les roses blanches au-dessus du clavecin, créa à nouveau pour eux un tohu-bohu de pétales, une neige parfumée qui se répandit dans tout le salon. Mademoiselle Liberté mettait en tout un subtil coefficient de poésie. Éclaboussés d'harmonie musicale, de beauté et de fragrances, ils voyagèrent ainsi jusqu'au terme des Variations.

C'est moi..., murmura enfin Liberté.

Quoi vous ? demanda Horace.

Les lettres anonymes, c'est moi. - Ah... que voulez-vous ?

Un chef-d'œuvre, sinon rien.

Et ce lieu ?

Il est disproportionné... comme ce qui nous attend.

Chez qui sommes-nous ?

 - Je ne sais pas.

Naturellement...

Quand je vole la clef d'une maison, je ne connais pas toujours ceux qui l'occupent.

Horace s'arrêta un instant, saisi d'étonnement :

Ah... nous sommes donc en train de cambrioler cet hôtel particulier...

- ... dont les propriétaires, des mécènes texans nains, ne devraient pas débarquer puisqu'ils habitent Dallas. Ils campent là-bas sur un gazon de dollars !

Inquiet, Horace se leva.

Vous disiez ne pas les connaître.

Les Raphelson ne fréquentent que des nains. Ces gens ont des principes...

Bien sûr...

Horace réfléchit un instant et résolut de recycler une réplique de Liberté, dont il se souvint opportunément. Tout en parlant, il commença à fermer les volets pour obscurcir ce décor qui les grandissait :

Si vous tombiez amoureuse de moi, je vous demande de ne jamais me le dire.

Vous êtes d'une suffisance...

 - J'ai horreur des filles qui s'entichent de moi trop vite.

N'ayez aucune crainte, vous ne risquez rien !

Puis, comme il continuait à clore les volets, alors que la matinée n'était pas terminée, elle l'interrogea :

Que faites-vous ?

- Je maîtrise le temps.

Pardon ?

Je connais un industriel qui, tous les mois, faisait deux aller et retour à New York pour ses affaires. Il a subi le décalage horaire jusqu'au jour où il s'est aperçu qu'à Manhattan il rencontrait surtout ses employés, des gens qu'il payait. Alors il a décidé de mettre tous ses salariés new-yorkais à l'heure parisienne, pour ne plus souffrir du jet lag ! Quand il arrivait là-bas, ses cadres se levaient à trois heures du matin, se bourraient de café, mettaient des vestes pardessus leur pyjama et débarquaient dans son bureau où régnait un jour artificiel, comme dans un studio de cinéma.

Et alors ?

IL est dix heures du matin et je souhaite qu'il soit vingt heures, alors je ferme les volets. Vous n'allez pas vous formaliser que je tente moi aussi de maîtriser la course du soleil ? Nous ne sommes plus à ça près...

Vous n'avez pas peur...

-... que les Raphelson nous surprennent en train de dîner nus dans leur salon ?

Mais qui vous a dit que ce dîner particulier aura lieu ? lui lança-t-elle en laissant filtrer un demi-sourire.

Avant que sa phrase fût achevée, Liberté avait ôté son duffle-coat. Sous le manteau rouge, elle était entièrement nue. Son allégresse contagieuse donnait de la clarté à ses provocations, prêtait une grâce ébouriffante à ses airs sexy. Cette fille était le sourire franc et lumineux de la vie d'Horace ; elle appelait la jubilation sur le visage de qui la désirait. Si Liberté parlait la langue de son siècle, elle pensait en contemporaine de Voltaire. Toujours accompagnée des silhouettes de Valmont ou de Madame de Merteuil, elle se regardait comme la déléguée moderne de cette société de jouisseurs. Les semeurs d'idées libertines avaient partagé ses lectures. Le plaisir était son art, la surprise son arme favorite.

Aussitôt il fut vingt heures, en pleine matinée. On alluma des bougies.

Horace et Liberté se mirent à dîner dans le plus simple appareil, frissonnant à l'idée d'être dérangés par les Texans atrabilaires, deux bilieux équipés de coïts qui haïssaient les grands. Mais l'inquiétude, avec ses transes, n'est-elle pas un ingrédient indispensable pour réchauffer des heures romanesques ? Désireuse d'accorder du prix à chaque instant, Liberté n'entendait pas aimer douillettement.

Horace sortit d'un sac les plats qu'il s'était procurés chez un traiteur : les mêmes écrevisses, accompagnées d'un jambon de Parme tranché aussi finement que celui qu'ils avaient goûté la première fois. Comme elle ne touchait à rien alors que ses yeux criaient sa fringale, il s'en étonna :

Vous ne mangez pas ?

Rien que vous n'aurez entamé ou effleuré de vos lèvres.

Horace se souvint alors que Liberté, obstinée, n'avait accepté de prendre que les nourritures qu'il avait déjà croquées ou léchées. Ce préalable avait créé entre eux une intimité qui lui avait semblé plus troublante encore que celle de leur nudité. L'émotion revint.

Je vous fais peur ? demanda-t-elle.

Non.

Vous avez tort.

Pourquoi ?

Si nous devenions amants, je ne me nourrirais plus qu'avec des aliments que vous auriez préalablement goûtés.

Et si je vous quittais un jour ?

Je mourrais, répondit-elle en souriant.

Horace fut alors démangé par l'envie d'innover, de pimenter le menu de cette soirée diurne - il devait être onze heures du matin - en tentant une manœuvre. Averti que l'on goûte davantage ce qu'il est difficile d'obtenir, il se tint sur la réserve :

Ma nudité ne doit pas vous laisser croire que vous obtiendrez de moi quoi que ce soit ce soir. Si je consens à vous serrer la main quand nous nous quitterons, ce sera le bout du monde...

Qu'est-ce qui vous permet de dire que je souhaite autre chose ?

N'insistez pas, je resterai de glace. Puis il ajouta, l'air de rien :

Il faudra vous contenter de me regarder.

Vous êtes toujours aussi sûr de vous ?

Si je le voulais, je vous séduirais en moins d'une minute, et vous le savez.

En moins d'une minute...

Oui, montre en main.

- Allez-y...

Non, ce serait trop facile.

Pourquoi ?

Votre simple demande m'indique que vous l'êtes déjà.

Quoi ?

Séduite. Pourquoi voulez-vous qu'une femme qui ne serait pas déjà conquise me lance un défi pareil ? Non, vraiment, c'est trop facile... Je refuse de coucher avec vous, tenez-vous-le pour dit !

Mais je ne vous ai rien proposé !

Alors que faites-vous nue devant moi ? Vous aviez chaud ?

Très malin...

Pourquoi ne reconnaissez-vous pas avec simplicité que vous êtes folle de moi ? Absolument folle.

Si je l'avais été, votre arrogance m'aurait refroidie.

C'est une chance que j'aie eu la prudence de me conduire ainsi, avec suffisance, sinon vous m'auriez violé avant que j'aie pu terminer ce repas, et j'ai faim. Que pourrais-je dire d'autre pour vous retenir ? Je vous trouve timorée, sans audace, incapable d'assumer vos désirs, faisant des chichis à n'en plus finir au lieu de mordre crûment dans le plaisir. Votre tiédeur me consterne !

Liberté lui saisit le menton et, sans réfléchir, l'embrassa.

Vous voyez, reprit Horace, il ne m'a pas fallu plus d'une minute !

Liberté le gifla, escalada la table et fut aussitôt sur lui. Leurs nudités accolées réagirent de concert. Quel émoi sans innocence ! Trouver une posture ardente fut un réflexe, un emboîtement spontané ; leurs peaux avaient espéré si longtemps ce rendez-vous. Tout de suite, ils ne furent plus deux solitudes mais un couple articulé, plus deux épidermes mais un seul corps délié, exultant. Leur plaisir, si naturel, ne vint pas du bonheur qu'ils donnaient mais de celui qu'ils raflaient en s'offrant. Comme ça peut être concordant un homme et une femme ! Quand les caresses ne sont pas analphabètes, quand la chimie des baisers est réussie. Un précipité de sueur et de salive ! Sans s'attendre, en criant, ils sombrèrent ensemble dans une agonie provisoire.

Liberté n'était plus vierge, en moins d'une minute.

Qui a dit que la durée d'une étreinte en fait l'immensité ?

Il faut croire aux Princes car ils finissent par se radiner. Et merde aux sardoniques, à la cohorte des cyniques ! À tous les anguleux qui n'osent pas aimer l'amour ! Cette panique adulte, si brève, les laissa pantelants, essoufflés de complétude. Une sorte de moratoire universel venait d'annuler tous les soucis qui salissaient leur existence. Liberté rouvrit des yeux étoilés, dilatés de quiétude, rassembla sa conscience émiettée et se récapitula en relevant ses cheveux.

C'était bon... Et si c'était mieux encore ?

Mieux ? fit Horace, étonné.

Pourquoi ne pas revivre cette soirée en marche arrière, comme lorsqu'on rembobine un film, pour déceler ce qui pourrait être amélioré ?

Mais... c'était parfait !

Non... un plaisir peut toujours en cacher un autre.

Et elle ajouta, sur un ton de gourmandise :

Essayons...

Avec frénésie, Liberté le bâillonna d'un baiser. Sa première jouissance avait ouvert les écluses de ses instincts. Toute à sa concupiscence, elle cessa d'être une femme pour ne plus être qu'un corps, une somme d'appétits virulents. Son esprit se réfugia dans sa peau. Sa conscience s'abolit. Commandée par ses sens, elle murmura :

Viens, nous allons refaire l'amour pour la première fois... Mais cette fois, ce sera parfait !

Que veux-tu faire ?

J'ai une envie... très particulière. Insensée même.

Quoi ?

Dis-moi oui et ferme les yeux.

Oui.