39043.fb2
8
Quand Horace se réveilla, gisant sur un lit d'hôpital, Juliette se trouvait près de lui avec son serre-tête de velours. L'œil en veilleuse, embrumé de douleur, il la voyait prête à pleurer de fidélité sur son pyjama. Elle jubilait de retrouver ses gestes d'infirmière, cette posture de saint-bernard qui avait plu à Horace neuf ans auparavant. La fenêtre, asphyxiée par les volets clos, admettait assez de clarté pour qu'il pût détailler son inquiétude photogénique et son masque de gravité. Pavoisée de perles, la mine crépusculaire, les yeux semblables à ceux d'un hareng mort, notre ingénue se délectait en secret de la catastrophe effleurée. La perspective d'un drame, avec son lot d'hyperboles et d'effusions larmoyantes, l'avait toujours grisée. Compatir la revigorait. Seule la nostalgie la comblait. Ah pleurnicher mille regrets ! Geindre jusqu'à plus soif ! S'épanouir dans la jérémiade !
Je hais les victimes, songea Horace.
Forte de sa qualité de femelle légitime - position qu'elle souligna trois fois, - Madame de Tonnerre vitupéra le personnel indocile, trop flâneur ou étourdi ; tout était prétexte pour dire qui elle était encore. Au bord du gouffre du divorce, la rousse se retenait à son statut de conjointe par l'auriculaire, ou plutôt par l'annulaire. La nausée gagna Horace. Rien qu'en regardant cette épouse de métier, édifiante, il eut un haut-le-cœur matrimonial.
Chapeautée comme pour une noce stylée, Juliette était habillée de façon si guindée qu'elle semblait vêtue d'adjectifs désuets, attifée d'épithètes démodées. D'une main gantée, elle humecta le front d'Horace avec des gestes de mère et des soupirs de catéchiste. Chacune de ses attentions puait la compassion vertueuse, cocottait la femme-admirable-dans-l'épreuve. Dans le couloir, la mauvaise humeur de sa mère tombait sur leurs enfants. Horace entendait ses aboiements rituels et son pas lourdaud. Ce démon en jupons ne s'exprimait que par férules. Le tableau était complet. Après le champagne et les alcools durs, l'anisette familiale, le mousseux des réunions claniques. Cette pauvre Juliette n'avait jamais su ce qu'était l'ivresse. Si jeune et déjà rance.
- Au lycée, lâcha-t-elle sur un ton d'héroïne de Mauriac, je n'ai pas dit que vous étiez dans la même voiture. Rien ne se saura...
Et elle ajouta, gaullienne :
- Tout va rentrer dans l'ordre. La chienlit, c'est terminé.
- Liberté... est-elle vivante ? marmonna Horace.
- Chéri, tout va rentrer dans l'ordre.
- Est-elle vivante ? s'insurgea-t-il.
- Cette petite garce n'a eu qu'une entorse. Mais que faisait-elle, nue, au volant de ta voiture, en sens inverse sur l'autoroute ?
- Nous faisions l'amour, à deux cents kilomètres heure.
- Ah... à deux cents kilomètres heure ?
- Oui. J'aime les excès de vitesse.
Tout était dit.
Comme une filiale indolente attrape le rythme de son actionnaire, Horace était devenu aussi rapide que Liberté. Jadis plein de précautions, de politesses guindées et de louvoiements chafouins, il avait adopté la netteté de langage de la fille de Lord Byron, toujours prompte à dégainer. Terminé les attitudes patelines !
Juliette remballa son chapeau fleuri et décampa. Elle irait désormais cultiver ailleurs le serre-tête en velours noir et la jupe plissée. Le come-back de la rousse plaintive était raté.
Mais qu'allait-il devenir ?
Attaché à son goutte-à-goutte, Horace songea que cet accident l'avait réveillé de son rêve d'idéal. Il ne pouvait plus perpétuer sa liaison avec Mademoiselle Liberté, toute flambante d'ambitions qui le mèneraient tôt ou tard à la morgue. Ce choc avait prononcé l'arrêt de leurs folies. Mais, dans le même temps, Liberté lui avait fait goûter une pureté originale, pimentée de plaisirs virtuoses, et il ne se voyait plus stagner dans une liaison quelconque. Comment réintégrer une vie rampante quand on a respiré l'oxygène des cimes ? Était-il même possible d'effacer une amante qui savait si bien entretenir l'émulation sentimentale, polir une passion, mettre au point des émois sidérants ? L'amour ne pouvait plus être pour Horace qu'un effort poétique, éloigné du romantisme de grande consommation. Les pâmoisons catholiques de Juliette et les étreintes à la régulière ne le tentaient guère. À ses yeux, l'acte charnel serait désormais une bourrasque inattendue, l'anoblissement d'une fringale, une liturgie sauvage !
Ni avec toi ni sans toi était donc son dilemme, ou plutôt son ordre du jour. Avec Liberté, Horace crèverait fatalement, sans elle il dépérirait. Trancher le démangeait, surseoir le chatouillait. En définitive, il était mieux dans le plâtre, du talon droit jusqu'à la cuisse. Immobile, Horace entendait profiter de quelques semaines de no man's land aux frais de la sécurité sociale, en se noyant dans des divertissements télévisés, de la gaudriole hertzienne qui le dispenserait de trop penser. Ah, se diluer dans les programmes commerciaux qui coupent le fleuve des publicités ! Inexister, une télécommande à la main !
Mais la porte s'ouvrit pour laisser entrer son avenir, une cheville dans le plâtre. Liberté claudiqua vers lui et posa ses béquilles. Sa beauté était toujours un coup de théâtre. Elle posa sa jolie silhouette sur la chaise. Cinquante kilos de courbes et des tonnes de charme.
- Indiscutablement, commença cette intime de Shakespeare, on ne peut plus continuer comme ça...
- Naturellement.
- Chercher toujours mieux, on voit où ça mène...
- À l'hôpital.
- Pourquoi ne pas rechercher le pire ? lança-t-elle avec sagacité.
- Quel pire ?
- Essayons de vivre la pire des journées.
- Pardon ?
- Que pourrait être la pire des rencontres entre un homme et une femme ? Je dis bien la pire, celle qui ne laisserait aucune chance à l'amour. Aucune. Un chef-d'œuvre à l'envers !
- Que cherches-tu ?
- À nous dégoûter de certaines facilités... Il faut voir le mal en face pour le reconnaître.
Sans attendre de réponse, Liberté saisit ses béquilles, ressortit et frappa aussitôt. Elle agissait comme on monte une comédie, en sabrant les temps morts. Mademoiselle Liberté ne savait aimer qu'en se jetant par la fenêtre ; par terreur de rouiller. Une anti-Juliette. Même mariée, l'héritière des Byron ne serait jamais une épousée, militante du livret de famille, comblée par une déclaration fiscale commune, se pâmant lors des anniversaires de vieilles noces. Ô joies commémoratives ! Ô plaisirs rébarbatifs ! Ô bégaiements conjugaux ! Délices fanées... Corrélatifs de tant de défaites pour le cœur et de tant de couleuvres avalées.
Décontenancé, Horace se ressaisit. Pourquoi cette vivacité, ce ressort imaginatif lui plaisaient-ils tant ? Liberté dépensait une telle gourmandise à vivre, un entrain si plein de pétulance, qu'il se serait fait l'effet d'un pisse-froid en lui disant non. Tous deux étaient des bêtes à plaisirs ! Des gobeurs d'instants magiques ! Ce qu'Horace répondit au toctocde Liberté valait un ouihaut et ferme :
- Entrez !
- C'est moi..., répéta-t-elle.
- Ah oui, bonjour, fit Horace.
- Les lettres, c'est moi.
- Ah... que voulez-vous ?
- Non.
- Quoi, non ?
- En me posant cette question, tu me laisses une petite chance de te séduire. Et je ne veux pas que cette chance devienne la mienne puis la tienne !
Nous sommes ici pour réussir à tout rater. Reprenons... Le malheur, ça se mérite.
Liberté disparut et frappa une autre fois.
- Entrez !
- C'est moi..., reprit-elle en poussant la porte.
- Ah oui, bonjour, marmonna Horace en reniflant.
- Les lettres, c'est moi.
- Les fautes d'orthographe, c'est donc vous...
- Oui.
- Et vous en êtes fière ? lança-t-il en se mouchant bruyamment.
- Des fautes ?
- Non, des lettres..., reprit Horace l'air navré, un filet de morve au bout du nez. Alors c'est vous... Eh bien je vous félicite. Le style est un chef-d'œuvre de platitude, les émotions frisent le ridicule complet, la niaiserie reste... constante. On se prend pour Hélène de Troie alors qu'on est Mademoiselle de Clermont-Ferrand. À ce degré d'ingénuité, ça en devient touchant...
- Je ne vous plais pas ?
Étouffant un rot, Horace répondit avec une gentillesse odieuse :
- Si, j'ai une passion pour les beautés départementales. Et puis je ne suis pas contre un brin de vulgarité, sous un vernis propret ! Vos airs de fausse Jacky Kennedy, version auvergnate, vous permettront sans doute d'épouser un prof de golf ou un dentiste qui vous logera dans la bouche une fortune dentaire, ce qui ne serait pas du luxe.
- Là vous-tu n'es pas très habile..., répliqua Liberté en cessant brusquement de jouer. En me méprisant tu me donnes envie de scintiller à tes yeux. Ce qui n'est pas très malin ! Ton dédain doit être du détachement, pas du mépris. Fusille-moi, mais avec négligence !
Aussitôt elle ressortit, frappa et entra. Horace lisait à présent le journal.
- C'est moi, fit-elle.
- Je vous crois, répondit Horace, impavide, en risquant un surprenant accent du midi. En général, on est soi-même...
- Non, les lettres c'est moi, rectifia Liberté.
- Vous apportez le courrier du jour, petite ? demanda-t-il d'un air absent, sans la remarquer.
- Les lettres anonymes, c'était moi.
- Lesquelles ?
- Comment lesquelles ?
- Des lettres non signées, j'en reçois un certain nombre, vous savez... Comment écrivez-vous « Shakespeare et moi » ? lança-t-il avec ironie.
- S, H, E accent grave, Q, U..., bredouilla-t-elle.
- Les fautes d'orthographe, c'est donc vous, et vous en êtes fière ! C'est du propre... De mon temps, on aimait au passé simple, en n'oubliant pas les accents circonflexes, et si l'on violait bien des choses, on respectait la concordance des temps...
- Mes dix-huit ans vous font regretter les vôtres ?
- Mademoiselle, pérora-t-il en adoptant une attitude outrancière à la Raimu, vous utilisez vos dix-huit ans pour vaincre les trente-cinq ans de ma femme et vous voudriez que je vous estime ?
- Mais...
- L'assurance des pucelles m'exaspère.
- Le côté vieux con, c'est assez efficace ! s'exclama Liberté. Mais je pense que tu peux faire mieux ! Ne laisse pas la plus petite chance à notre amour de naître.
Liberté bondit dehors avec ses cannes et frappa à nouveau :
- Oui, fit-il sans accent.
- Bonjour. Les lettres, c'est moi.
- Ah...
Ce qui suivit ce Ahsubjugua Liberté.
Aucun sentiment ne pouvait survivre à une telle improvisation qui, sous le rapport de la médiocrité, frisa la perfection. Un vide cornélien ! Du rien emphatique ! La journée qu'ils concoctèrent fut bien la plus incolore qui se puisse concevoir. Extraordinairement ordinaire ! Un miracle de banalité. Six heures durant, dans cette chambre d'hôpital, ils franchirent les bornes de la pingrerie de cœur, assassinèrent toute estime réciproque, cultivèrent les ferments de mini-aigreurs à venir, se montrèrent à eux-mêmes jusqu'où la vilenie étroite ose aller entre un homme et une femme. Un festival de bassesses ! De mufleries naines, de suspicions immondes. Une tempête de calmes creux.
Horace s'y adonna avec frénésie, espérant ainsi que, par-delà le jeu, leur amour ne s'en remettrait pas. Neuf années de reptation dans un bonheur étréci l'avaient entraîné à cet exercice avilissant. En gourmet, il s'inventait des petitesses succulentes, recyclait au compte-gouttes d'anciennes mesquineries domestiques. Ah, les extases ignominieuses ! Les lâchetés d'apparence vertueuse ! Cultiver le commandement sournois, l'amertume tenace ! Resservir des reproches infimes !
Liberté, elle, pensait que ce déchaînement de pondération, de négligences appuyées, de vulgarités miniatures, d'ennui passionné, les vaccinerait contre toute faiblesse. Mais plus ils s'enlisaient dans ces pléonasmes de la nullité, plus Horace reconnaissait ses propres traits sous la caricature. Jamais il ne serait assez éminent pour combler les exigences de Liberté, jamais il ne saurait prendre, dans tous les moments, l'absolu contre-pied de ces attitudes abjectes. Il n'était qu'un homme, pitoyablement humain, une plante courante dans l'herbier de l'espèce. Certes, la nature l'avait doté d'une belle capacité d'excès, et l'on pouvait croire qu'il appartenait à une variété de caractères assez rare ; mais, pour le fond, Horace n'était guère en mesure de s'extraire de sa pauvre humanité. Il avait des mains, non des ailes. Il n'était pas né de l'imagination d'un écrivain génial, seulement des flancs d'une femme. Dans la grande bibliothèque des êtres, Horace devait figurer à sa lettre, ne méritant pas d'être rangé parmi les personnages chargés d'universalité qui exultent dans les grands romans. Il n'était le ministre d'aucun principe, l'ambassadeur d'aucun rêve intemporel, le chargé d'affaires d'aucun vice incontournable. À son tour, à la suite de Juliette, Horace éprouvait le chagrin de n'être que soi-même. Faillible, il n'était pas digne de sa passion.
Mademoiselle Liberté, elle, était davantage que sa personne. En elle se concentraient une volonté sans repos, les moyens d'exécution d'une utopie. Quand elle aimait, c'était l'amour le plus pur qui aimait à travers elle. Héroïne de ses songes, Liberté était capable de pousser sa conduite jusqu'à la fiction, d'être l'écrivain de son propre rôle. Il y avait de l'encre dans ses veines, du froissement de papier dans ses colères. Elle se rectifiait comme on biffe un mot faible. La fille de Lord Byron offrait son corps à un principe fort. Derrière son front clair murmuraient tous les auteurs qui, sur son île, l'avaient éduquée. Mais peut-on supporter une enfant naturelle de Marlowe et de Racine ? Il y a des ascendances plus légères...
À bout, n'ayant pas le génie d'aimer, Horace résolut de se retirer :
- Liberté, je te quitte.
- Non.
- Comment non ?
- Faire les choses comme ça, c'est petit-bras.
- Alors que veux-tu ?
- Un chef-d'œuvre sinon rien, répéta-t-elle en articulant bien.
- Eh bien... ce sera rien.
- La seule chose que je te demande, c'est un rien consistant.
- Consistant ?
- Oui, prodigieux, farci d'excès. Un rien qui ait du corps, exaltant, jouissif même. Un rien sublime, effrayant s'il le faut. Un rien qui ne soit jamais médiocre. Jamais. Pas une seconde.
- D'accord.
- Mais seras-tu assez fort pour te tenir toujours à l'écart de mon désir ? Rien, c'est énorme. C'est peut-être plus ambitieux encore qu'un chef-d'œuvre...