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Le soir même, Horace pénétra dans son logement de fonction en sachant bien que Liberté, terrée dans sa chambre, le scrutait. De l'autre côté de la cour, derrière les voilages, il aperçut sa silhouette qui se réglait fidèlement sur ses mouvements. Elle le suivait telle une ombre lointaine. À dessein, il ouvrit les fenêtres afin qu'elle pût entendre ce qui se passait chez lui. Puis il marcha lentement vers le téléphone - pour faciliter la synchronisation de leurs gestes - et composa son numéro.
Frissonnante, elle resta prostrée de surprise devant son appareil qui trémulait. Que faire ? La sonnerie persévérait, avertissait clairement Liberté qu'Horace ne pensait qu'à elle.
Têtue, monomane de la perfection sentimentale, elle ne décrocha pas. Rien lui paraissait préférable aux affres de l'indécision. Puisque Horace avait résolu de se retirer de leur liaison, il devait se raidir dans cette posture jusqu'au cancer. L'idée de restaurer leur couple l'indignait à présent. Même usée de frustrations, Liberté entendait se livrer à sa passion pour les choix irrévocables. Ce jeune produit de la littérature antique n'avait pas mûri.
De son côté, Horace eut un sourire.
Le message qu'il souhaitait lui faire comprendre était passé. Elle ne pouvait plus ignorer qu'il était en proie à une nostalgie sensuelle, titillé par le regret de l'avoir quittée. Stratège, Horace forma un autre numéro, incomplet, et parla fort pour qu'elle attrape bien chacune des paroles qu'il articulait.
- Allô Jean ? Oui, c'est moi...
À voix haute, Horace confia à un interlocuteur fictif le menu de sa soirée : la douche qui l'attendait, le plat succinct qu'il cuisinerait et le film devant lequel il souhaitait s'avachir. Attentive derrière sa fenêtre entrouverte, Liberté vérifia d'un coup d'œil qu'elle possédait également des œufs ; puis, d'un geste irréfléchi, elle posa la main sur sa télévision. Quand tout fut bien précisé et répété, au motif que le téléphone portable de son confident friturait, Horace commença à se dévêtir dans le salon, en dansant sur une musique jubilatoire. La chaîne stéréo tracassait le son tant le volume était exagéré.
Tous les cuivres d'un big band flambant d'énergie mirent alors le feu au silence qui s'était abattu sur le lycée. Le strip-tease d'Horace avait pour but d'entraîner Liberté, de lui offrir un moment harmonisé qui fût un pur abandon. Horace se jeta donc avec entrain dans le rythme qui leur était commun. Devant la fenêtre de sa chambre, elle céda au jazz, entra enfin dans la danse. Puis elle s'adonna à son tour à ce déshabillage musical. On lâcha toute timidité en retirant un pantalon, on se débarrassa de la moindre étoffe. Plus rien ne bornait leur joie à partager ces instants où leurs corps étaient ensemble, reliés par le jazz qui virait à la crise de nerfs. À vingt-huit mètres de distance, ils formaient un couple concordant, électrique, voire épileptique. Les culottes valsèrent sur les mêmes notes tambourinées.
Pas un instant ils ne songèrent que la musique tonitruante avait ameuté aux fenêtres la totalité des pensionnaires du lycée ! Nu, le proviseur se déhanchait avec fureur devant une foule de besogneux alignés en embuscade. Tout ce petit monde arraché à ses révisions en resta pantois. À la dernière mesure, Horace s'affaissa de fatigue et eut droit à une bordée d'applaudissements, des salves de sifflets. Mitraillé par cette claque inattendue, il tomba les bras en croix. Filles et garçons, blottis aux fenêtres comme autant de pelotons d'admirateurs, demeuraient ahuris par cette chorégraphie directoriale.
Puis, gêné, l'âme du Conseil de Discipline, le règlement en action, le Maître de toutes les férules administratives, l'ordre en sifflet, tira un rideau et se rendit dignement dans la salle de bains sous les vivats. Comme au théâtre, le public échauffé en redemandait, battait le rappel. Hilare, Liberté était du nombre. Elle n'avait pas imaginé une seule seconde que ses condisciples avaient pu jouir de ce spectacle privé qui ruinait neuf ans de morgue ironique, d'injonctions glaciales, de surveillance vétilleuse.
Pour rester synchrone, Liberté se rendit sous sa douche. Elle mouilla sa beauté, la frictionna. En parallèle, Horace se savonnait. Elle se rinça. La bouche de Liberté se remplit d'eau ; celle d'Horace la recracha. Ils se lavèrent les cheveux en fermant les yeux pour mieux se délecter d'être l'un avec l'autre par la pensée.
Lorsqu'ils furent propres, Horace enfila un peignoir et retourna dans le salon pour y fermer les fenêtres. Les pensionnaires s'étaient calmés ; ils laissaient refroidir leurs paumes. Liberté et lui cassèrent des œufs de concert et bectèrent en parallèle devant le film que diffusait la télévision. Horace déplaça le poste du salon, de façon qu'elle pût apercevoir l'image. Liberté régla son téléviseur sur la même chaîne. Ce dîner-plateau avec l'absence de l'autre fut un régal. L'intensité qu'avait prise leur soirée ne cessait d'augmenter.
Le film - le Roméo et Julietteirréprochable de Franco Zeffirelli - donna bientôt à leur vie commune, ou plutôt à leur riencommun, un parfum shakespearien qui leur fit quitter Clermont-Ferrand. L'espace de quelques heures, ils furent à Vérone, s'embrassèrent sur un balcon, souffrirent et jouirent avec les mots démesurés du grand William. Adieu les propos vils, les promesses d'une semaine, les douleurs sans éclat, les galanteries qui ne riment pas ! On se retrempait le caractère. Dans leurs cœurs se rallumait le goût du sublime, de la candeur intégrale. Enfin ils trépassèrent d'amour. Par voie hertzienne, l'idée de la mort revint vers eux. Mourir dans le grondement d'une idylle naissante plutôt que de vieillir en duo leur apparut comme une solution, une élégance minimale. Devant le générique, encore dominés par ces sentiments ultimes, ils ne se voyaient pas user leur temps à faire les courses ensemble dans un hypermarché, se laisser un jour façonner par une existence régulière. Comment peut-on se griser de visites dominicales à de vieilles tantes brodeuses, entasser les obligations familiales, se jeter avec ardeur dans les confitures, patauger dans l'économie domestique ? Par quels enchaînements deux amants peuvent-ils déchoir à ce point, finir ainsi en ratatouille ménagère ? se demandèrent-ils en éteignant leur télévision. Sans doute faut-il convenir qu'il n'est pas de passion que la vie à deux ne sache vaincre. Le couple est peut-être une punition. En prenant congé de Shakespeare, l'un et l'autre semblaient pénétrés de ces axiomes atroces.
Mais ils refusaient d'en prendre leur parti.
Armés d'obstination, Liberté et Horace entendaient faire reculer l'inéluctable. Pour eux, rompre ne signifiait pas terminer mais bien commencer du rien, produire de l'absence grisante, du retrait engagé. Et de l'extase inédite ! Se saouler de câlineries supposées, supputées sans trêve, s'enivrer d'érotisme suspendu ! Ah, faire reluire les vertus de l'abstinence, les joies de la rétention ! Cultiver les plaisirs qui ne vont jamais au-delà des satisfactions solitaires...
Dans l'appartement obscur, Horace alluma une bougie, faisant ainsi naître sur un mur l'ombre de son corps allongé. Sa silhouette projetée commença alors à se caresser, à branler l'ombre de son sexe grandissant. Devant sa fenêtre, Liberté eut des gestes de même intention. Nue, cambrée, elle était belle comme une étude d'école. Ils s'accouplèrent mentalement, en solo. Leur jouissance symétrique justifia l'exercice.
Puis, tendrement, elle ne caressa pas Horace, négligea de lui mordre l'oreille, d'en sucer le lobe. Lui s'abstint de masser les jolis pieds de Liberté, renonça à tout frôlement exquis, envisagea de lui cajoler le bas des reins, de cheminer vers son cou et de malaxer les fibres de sa nuque. Enfin, elle ne s'approcha pas de son bas-ventre, ne tracassa pas son sexe éteint, se priva de ces privautés buccales qui émeuvent le corps et impressionnent l'imagination. Ainsi elle l'aima dans sa pensée, palpa son corps rêvé, et lui s'abandonna à de chimériques étreintes, à des frissons théoriques.
Ensuite elle ne le prit pas dans ses bras et, avec une bichonnante douceur, ne caressa pas le front d'Horace. Troublé, il n'enlaça pas Liberté, respira le souvenir de son parfum, ne la câlina pas. Nul baiser convulsif ne fut échangé. Il ne fut pas question de s'étreindre avec rudesse, de se donner jusqu'à l'essoufflement, d'y mettre tout son corps. Aucun sourire ne répondit aux soupirs de l'autre.
Pourtant, ils s'endormirent ensemble.