39043.fb2 Mademoiselle Libert? - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 28

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Lord Byron s'inquiétait. Reclus au milieu des volcans, il ne recevait aucune nouvelle de Liberté. Gourmet, l'énergumène s'adonnait à sa nouvelle lubie gastrique : cuisiner ses chiens. Non content de dévorer ses bosquets et ses plates-bandes à la vinaigrette, il s'était mis en tête que les rôtis de chihuahua, les paupiettes de berger allemand et les biftecks de caniche lui redonneraient une vigueur de jeune homme carnassier. Tout son chenil y passait. Ses cerbères finissaient en escalopes, en tomates farcies ou en blanquettes. En chaque quadrupède, il devinait un plat. Le jambonneau persillé de fox-terrier devint son mets favori. C'est ainsi qu'il soignait ses neurasthénies ; car son humeur fléchissait. Byron ne supportait pas de sentir sa fille éloignée des délices de la vie. Cesser de jouir était déjà pour lui une très grande faute. Acheter le bonheur par de merveilleux plaisirs lui paraissait l'unique voie raisonnable. Cet excessif jugeait immoral d'être malheureux et criminel de ne pas rire.

Aussi résolut-il de se rendre à Clermont-Ferrand. Ganté de peau de lévrier birman, revêtu d'une jaquette de velours écarlate et d'une chemise amidonnée, Lawrence Byron pilota une automobile de sport - faite main - jusqu'au lycée. Tout objet manufacturé lui faisait horreur. Il paraissait un Anglais tout neuf de 1930, avec des gestes d'avant-guerre qui avaient essentiellement pour but d'être élégants. Ce gentleman qui n'admirait que l'inaccessible subodorait que sa fille était en train d'étendre la signification du mot impossible. Mais à quoi l'appliquait-elle ? À quelle tâche immense occupait-elle ses journées ? Sûr de son éducation, il n'imaginait pas qu'elle pût user ses talents sur des pacotilles. Sa progéniture, se gâcher en facilités ? Cette hypothèse relevait à ses yeux du farfelu.

Au premier étage du bâtiment des pensionnaires, il mit sa canne de bambou sous son coude, frappa à la porte de Liberté et, comme elle n'ouvrait pas, pénétra à l'aide du double des clefs qu'il possédait. Devant la fenêtre de la chambre trônait le corps d'un télescope, sorte d'insecte en laiton dans lequel il jeta un œil. La lentille était braquée sur une table de nuit, échantillon du mobilier de l'appartement d'en face. Sous un abat-jour fané gisait un roman ouvert dont il put lire le titre : La Confession d'un enfant du siècle. Le même ouvrage de Musset se trouvait également sur la table de chevet de sa fille. Le dos du livre était pareillement cassé, abandonné dans une position similaire.

À l'aide de la longue-vue, l'œil curieux, Byron fouilla le logement situé de l'autre côté du jardin d'honneur. Dans la cuisine séchait un jambon cru aux origines inattaquables, prêt à être tranché. Un Parme entier de même provenance était aussi posé sur le réfrigérateur de Liberté. D'autres objets se faisaient écho de part et d'autre de la cour : un disque de Bach - les Variations Goldbergservies par Glenn Gould, - un bouquet de roses blanches - dont il eût volontiers fait de la marmelade, - des romans jumeaux. Intelligent par instinct, Lawrence flaira ce qui se tramait ; mais à quel jeu de miroir se livrait exactement son enfant ? Et qui donc habitait en face ? Les boiseries huppées de l'appartement trahissaient la position de l'occupant.

La confirmation arriva, sonore et immédiate : le proviseur - que Byron connaissait - rentra chez lui et claqua la porte. Au même instant, dans une symétrie parfaite, Liberté fit irruption. Pétrifiée de surprise, elle demeura sur le seuil sans brutaliser la porte. Le regard excessivement tendre de son père la fixa. Ce mangeur de chiens était la douceur en mouvement, la prévenance en plastron, la gentillesse sous pavillon britannique, la consolation derrière des lunettes d'écaille, mais sa présence monumentale écrasait malgré lui. Son squelette de bison portait un poitrail ambitieux, une tête énorme qui paraissait un mégalithe, des épaules orgueilleuses d'homme trempé. L'œil rapide - si phosphorescent qu'il paraissait nickelé - et le geste lent, Lawrence lui fit signe d'entrer.

Silencieux, le père et sa fille se toisèrent.

Du bout de sa canne, Lord Byron désigna le volume de Musset, la brassée de roses pimpantes, le jambon, le disque de Glenn Gould. Devinée, Liberté baissa les yeux. Cette conversation muette se fit dans une extrême tension, tant Byron était atterré que sa fille chérie ait eu la goujaterie de ne pas jouir de la vie. Comment osait-elle se proclamer heureuse sans satisfaire ses sens ? En gendarmant ses instincts ! La rétention des désirs était pour lui une monstruosité, presque une obscénité. Son enfant n'allait tout de même pas borner ses appétits ! S'étioler dans la renonciation, se dépenser en inaction frénétique ! Finir en paroissienne d'un culte de la vertu ! S'embaumer dans des sourates de talibans !

Darling, quand te décideras-tu à jouir ? explosa-t-il.

Mais je jouis.

De quoi ?

Je ne connaîtrai jamais l'échec sentimental qui est le tien.

What's on hell are you doing with him ?

Rien. L'imperfection ne me convient pas. Sur ces mots, elle rouvrit la porte.

Depuis combien de temps sait-il que tu l'observes ? demanda le père.

Il n'est pas au courant.

Muet, Byron regarda dans le télescope indiscret et le braqua vers un point précis ; puis il sortit. Intriguée, Liberté se pencha pour voir ce que son père lui désignait, et aperçut... la même longue-vue ! L'autre appareil en laiton se trouvait dissimulé derrière un rideau. Depuis combien de temps Horace calquait-il sa conduite sur la sienne ? L'arroseuse était arrosée, la voyeuse méticuleuse surveillée.

Cette découverte ouvrit brusquement à Liberté d'autres perspectives. Puisque chacun savait que l'autre savait, ils pouvaient désormais entamer une vie réellement commune totalement séparée. La proximité distanciée était à leur portée ! Ah, plonger enfin dans une solitude mitoyenne, s'engager dans un mariage de célibataires ! Partager avec passion du néant croquignolet ! S'étourdir d'intimité éloignée ! Se taire éloquemment pour prévenir tout malentendu, se dérober afin de ne pas se donner à moitié ! Créer toujours plus de liberté pour l'autre en l'enfermant dans un amour sans réalité ! L'adorer sans rabâcher ses sentiments !

Le soir même Liberté ouvrit sa fenêtre.

Elle mit sur sa chaîne stéréo le même morceau de jazz épileptique que celui qu'Horace avait écouté quelques jours auparavant et commença un strip-tease qui le prit au lasso. Derrière ses rideaux, Horace comprit aussitôt qu'elle avait percé son manège. Cédant à son tour à la musique énervée, il se dévêtit, épousa scrupuleusement ses mouvements et devint alors l'ombre de son ombre. Isolés, ils se rejoignaient. Séparés, ils transpiraient à deux.

Leur histoire non vécue commençait.