39043.fb2 Mademoiselle Libert? - читать онлайн бесплатно полную версию книги . Страница 31

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Le lendemain, Liberté vit Horace rentrer chez lui avec une créature dont la morne trombine suait la mélancolie. Le spleen en décolleté, la morosité en moues fatiguées, une silhouette sans allure. Sinistre à vous rendre pessimiste ! L'histoire de sa vie devait être celle de sa déveine. Canaille à bloc, l'engin femelle roulait des hanches lourdes, se dandinait sur des talons excessifs, poussait en avant des seins artificiels. Avait-il ramassé dans un bar une de ces ennuyeuses qui, l'espace d'une nuit, éteignent la peur de la solitude et font office de bouillotte ? Se relançait-il déjà dans des béguins provisoires, hygiéniques plus que folichons ? La blonde - tourmentée par un tic qui ravageait sa face - avait au mieux le profil d'une liaison transversale.

Liberté vit plus clair quand la tiqueuse ôta son imperméable. Harnachée façon érotico-cul, elle se surpassait dans la vulgarité courante. Horace l'avait sans doute prélevée parmi la cargaison de prostituées du quartier chaud, ou dans le stock de traînardes qui se commercialisent sur les trottoirs de la banlieue de Clermont. Sa jactance populacière d'Europe centrale trahissait sa provenance. Fille de miteux Caucasiens exténués d'injustices, ce rebut du communisme en déroute devait être désiré dans deux ou trois rues de la capitale départementale. N'ayant sans doute jamais trouvé à s'offrir sur les rives du Danube, elle se vendait en Europe. Soldée à Clermont-Ferrand !

Mais que faisait Horace avec cet amour pathétique de location ? À quoi en sont réduits les hommes en période de disette... Le héros de Liberté, héraut de ses aspirations les plus pures, véritable Saint-Exupéry de son âme, était tombé bien bas. Du moins le crut-elle jusqu'à ce qu'il lui fît enfiler... un duffle-coat rouge sang identique au sien ! Il pensait donc à elle ! Horace recouvrit ensuite la chevelure de la blonde - une jungle de nattes - d'une perruque brune rappelant les cheveux domestiqués de Liberté. S'il avait acquis la soirée de cette fille, sans doute avait-il réglé un supplément pour s'offrir sa docilité, en lui glissant ce petit billet qui achète les dernières complaisances. Directif, Horace lui donna des airs de Liberté Byron, atténua son allure commune, lui fit ôter ses talons, l'incita à plus de grâce et lui tendit une feuille sur laquelle il avait griffonné Dieu sait quoi. Le brouillon de Liberté sortit enfin. L'authentique pensa qu'il s'était soudain dégoûté de cette bouffonnerie.

Mais Horace se mit au piano.

On sonna.

C'est ouvert, entrez ! cria-t-il.

Il avait donc décidé de rejouer leur journée !

Tandis qu'Horace saccageait scrupuleusement les Variations Goldberg, une Liberté contrefaite pénétra dans l'appartement, vêtue de rouge, pieds nus, en affectant une distinction laborieuse, dissidente du bon goût. Il y avait de tout dans sa démarche, de la coquetterie empesée, du bizarre outré, du grotesque saupoudré, une surabondance de ridicule ! En se montrant, la pénitente se dévaluait. En souriant à pleines gencives boursouflées, elle sinistrait la scène. La musique s'accordait à sa dysharmonie d'automate loué ; aucune des notes que produisait Horace ne donnait de plaisir. L'échafaudage des partitions de Bach s'effondrait à chaque seconde. Ses doigts devaient trembler. Lui, l'amoureux surdimensionné, l'homme qui n'aimait que par de grandes embardées, comment pouvait-il se livrer à cette pantomime pitoyable ? Pourquoi se convertissait-il soudain au sordide avec cette fille dont les fesses molles étaient le gagne-pain ? S'exerçait-il à la déchéance ? Était-il résolu à changer leur chef-d'œuvre en déshonneur absolu ?

Consternée, Liberté eut envie de vomir. D'humeur rétractile, elle se reprit presque entièrement. Ses mouvements affectifs étaient toujours jaculatoires, voluptueux de promptitude. Elle avait cherché en Horace un héros et trouvait brusquement un client de filles de rue, un lascar d'un ordinaire sans relief. Liberté ne voyait pas qu'il lui signifiait maladroitement son désarroi : privé d'elle, désorienté, jaloux, il en était réduit à improviser des amours calquées sur leurs souvenirs, des copies lugubres de leur bonheur révoqué. Son présent n'était constitué que de réminiscences, de résurgences pataudes mises les unes au bout des autres. Il ne naviguait plus que dans leur mémoire commune et préférait encore une fille payée, grimée en Liberté, attifée comme elle, bégayant les mots de leur passé, à une mignonnette porteuse d'un avenir qui lui paraissait inaccessible.

Effrayée, extatique, Liberté assista devant sa fenêtre au déroulement de leur journée, souillée de vulgarité. La prostituée - traversée de tics qui lui labouraient le visage - -secoua maladroitement le bouquet de roses blanches, tenta de recréer un tourbillon parfumé et trébucha avec emphase sur un tabouret. Sa perruque noire glissa. Il fallut la remettre ; des mèches blondes dépassaient, barraient ses paupières convulsives. Son accent slave et sa voix stentorée écorchèrent le texte qu'elle s'appliqua à lire en mettant des lunettes à verres épais :

C'est moi... moi, moi !ânonna-t-elle en émiettant les m.

Ah oui, bonjour, fit Horace.

- Non, c'est moi. Da !

Quoi vous ? reprit-il.

Les lettres, c'est moi.

Ah... que voulez-vous ?

Une chèvre... non, une chefe-d'œuvre, sinon rien.

Le blasphème était complet.

Révulsée, Liberté referma sa fenêtre pour ne pas entendre la suite. De son côté, Horace poursuivit cette reconstitution désespérée, conscient qu'il se montrait en spectacle. Il souhaitait persuader Liberté que les sillons creusés ensemble étaient les seuls chemins qu'il désirait emprunter, même avec une autre. Horace déposa donc du Parme et des écrevisses sur la table, en priant la Caucasienne mal épilée de se déshabiller pour dîner nue. Elle s'exécuta avec un air qui participait de la servilité des larbins d'antan et de la bestialité des pugilistes à la douche. Ses jambes grêles apparurent. Sa nudité blafarde, pleine de tressaillements, fatiguée de misère, se révéla. Horace hasarda un coup d'œil vers la fenêtre de Liberté, histoire de vérifier qu'elle profitait bien de la démonstration tragique de sa nostalgie.

Leurs regards croisèrent le fer au moment où elle tirait violemment son rideau. Liberté ne voulait plus être témoin de ces développements nauséabonds ! Elle ne tolérait pas de voir leurs émois célestes revisités par une victime achetée, une mercenaire flasque et grimaçante ! Comment avait-il pu s'arrêter sur une fille aussi dissemblable d'elle ? Des fesses en yaourt ! Une physionomie de bois effilée, rechignée, fermée à toute nuance ! Aucun éclat ne sortait d'elle ! Et ce tortillement en guise de démarche ! Une pauvrette vieillie par le regard autant que par la peau ! L'incarnation de la fange ! Une intermittente des nuits interlopes du Puy-de-Dôme ! L'eût-il trompée avec une épouse pimpante de chirurgien, une héritière des bénéfices d'un shampooing ou une gracieuse poudrée comme il faut, Liberté aurait éprouvé une rage identique. La jalousie réchauffait son sang, allumait son caractère, faisait triompher sa virulence !

Horace resta coi devant ce rideau fermé, paya luxueusement la fausse Liberté Byron, annula leurs ébats de commande et termina seul la soirée. Le geste de Liberté avait enrayé son élan. Elle n'avait rien vu de poétique dans son initiative ; pas une seconde il n'imagina qu'elle en était furibarde. En une soirée, elle avait fait provision de colère pour plusieurs mois. Horace se croyait astucieux. L'ère des quiproquos dangereux, avec leur lot de conséquences fatales, venait de débuter ; plus rien ne la terminerait. S'il est difficile de s'entendre lorsque l'on parle, s'écouter sans rien dire annonce bien des accrochages. Horace et Liberté s'engageaient dans un drame mécanique, obligatoire pour ainsi dire. Rienest un programme qui n'aboutit à rien de convergent, ou plutôt à cette sorte de néant sinistre qui préside à toutes les catastrophes. Le décryptage de la conduite de l'autre allait bientôt les persuader d'idées contraires, les entêter dans des passions dissymétriques. Une horrible succession de malentendus les attendait.