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La nuit suivante, Liberté mérita enfin son nom ; elle se donna la licence de bifurquer avec insolence, de désobéir à ses propres axiomes. Ayant atteint l'étiage le plus bas, presque à cheval sur les ténèbres, ce charnier fiévreux ne pouvait plus jouer davantage avec ses idées. Acculée, elle accepta de mettre des mots justes sur son duel avec l'infini : son combat n'était qu'une lutte à mort contre la plus virulente de ses peurs, celle de se livrer. Au bord du décès, elle consentit alors à entrer dans la vraie vie et renonça au recours du romanesque, au vertige fallacieux de la fiction. Liberté reconnut même à Horace le droit de n'être que lui-même, pitoyablement humain. Elle finit de vouloir et commença à aimer de la plus belle manière : sans poser de conditions, en se laissant aller à la manie du bonheur.
Tandis qu'Horace dormait, Liberté se coula dans la cuisine pour se sustenter un peu ; puis elle glissa sa silhouette furtive entre ses draps et se mit à adorer ses petitesses, à tolérer ses mollesses de caractère, à cajoler en pensée ses pauvres limites. Elle sut alors que l'amour véritable n'espère rien ; il se contente d'inespéré, s'épanouit dans l'inattendu. Il désenlace, affranchit de tout jugement, remet les clefs avec foi. Liberté eut brusquement au cœur cette générosité-là. Elle parvint à traverser le mur de son égoïsme, à se dégager des convictions qui l'ossifiaient, à traduire sa peur en confiance.
À la lueur de la lune, la jeune femme prit son cahier et en traça la dernière phrase :
Je suis fidèle à mon prénom, je me désenferme.
En posant son stylo, Liberté frissonna d'échapper au tohu-bohu de douleurs qu'elle s'était infligé, d'oser s'extraire de l'identité qu'elle s'était fabriquée. Longtemps, elle avait cru héroïque de n'être qu'un poing levé contre toutes les résignations, un cri adressé à tous les lâches assis sur un fumier d'à-peu-près. Dos au mur, elle voyait à présent toute l'audace qu'il y a à se risquer dans une histoire réelle. L'œil énorme de sa conscience la regardait avec sévérité d'avoir nourri l'orgueil de se croire parfaite dans cette bagarre pour échapper au sort commun. Le courage était bien d'entrer en collision avec la vie, non de l'esquiver avec des mots et des songes. L'émotion superlative, la véritable passe d'armes avec la médiocrité, ne réclament-elles pas la folie de l'engagement ? Pour dépasser les bornes avec un homme, ne faut-il pas avoir l'imprudence et le sang-froid de se marier ? Cette issue gigantesque lui parut soudain un excès à sa mesure.
Quand Horace se réveilla, au petit matin, ses yeux boursouflés d'alcool, envahis de fatigue sur le pourtour, se dilatèrent. Liberté se trouvait allongée près de lui et le fixait, avec un petit sourire mutin. L'irréel de la situation le chamboula. Parfois, l'existence se déguise en roman pour nous séduire. Elle rend alors tout possible, sans craindre les plus extraordinaires détours.
- Veux-tu m'épouser, jusqu'à ce que mort s'ensuive ? chuchota-t-elle.
- Je préférerais que ce soit pour vivre...
- Moi aussi. Un jour, nous nous rencontrerons.