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Un mariage solide est une entreprise bien friable. Deux lettres pleines de pureté allaient en trois jours fracasser l'union de Juliette et Horace. Quelle agonie étourdissante ! Pourtant l'un et l'autre, débonnaires, se croyaient à l'abri d'une telle chute. Si leurs corps n'exultaient plus chaque nuit, M. et Mme de Tonnerre forniquaient encore avec application et ponctualité. Chaque samedi soir, ce couple discipliné s'empiffrait d'éternité, s'imposait une nouvelle posture. Chrétienne héréditaire, Juliette pensait devoir des joies honnêtes à son mari. Certes, leur amour connaissait quelques épines, mais ces deux-là se regardaient comme des gens cliniquement heureux. Ils étaient l'habitude préférée de l'autre. À Clermont-Ferrand, on les citait en exemple. Leur bonheur réglé, boulonné sur un socle de complicité, paraissait taillé pour affronter les turbulences de la quarantaine.
Voilà pour les apparences ; maintenant examinons la vérité, l'ahurissante vérité, incroyable forcément. La vie des êtres raconte souvent une histoire ; celle d'Horace de Tonnerre était une bibliothèque, une anthologie de la démesure, un rayonnage de livres à l'index.
Aller trop loin fut longtemps la maxime de cet homme traversé d'excès qui n'avait que peu de vraisemblance. Avant Juliette, Horace avait été un autre. Amateur de hasards, surmené d'appétits, ce funambule ne se reposait que dans l'hyperbole. Prêt pour tous les destins, Horace s'était toujours multiplié sans jamais aller au bout de ses dons; mériter ses titres le rasait. Ses carrières furent aussi fugaces que pleines de tapage : agent de morts célèbres ressuscités dans les hit-parades, député en se pinçant le nez, chanteur mexicain idolâtré, écrivain de grande consommation qui exploitait son stylo comme un puits de pétrole, novice furtif à l'abbaye du Bec-Hellouin, gigolo d'une épouse d'un Président américain, nègre de bonne humeur, directeur de journaux en dilettante, etc. Selon l'accident du jour, et le coup de théâtre de la semaine, Horace était à l'époque riche de dettes immenses ou de créances illimitées. Toujours il s'élevait pour chuter à force de dépasser les bornes. Cet homme pressé marchait à l'amble de ses envies. Être à la fois faillible et doté d'une énergie fabuleuse le grisait. Remonter la pente l'exaltait. Se goinfrer de paillettes, de cigares ou d'eau bénite l'amusait, divertissait la presse qui n'avait pour lui que des épithètes ébahies. Sans cesse, l'énergumène grandiloquait, se projetait en avant pour ne pas tomber à terre. Son nom lui allait bien : Horace de Tonnerre, oui, de Tonnerre.
Le dérèglement paraissait dont être sa religion. Horace dépensait avec plus d'entrain l'argent qu'il n'avait pas que celui dont il disposait. Épargner signifiait pour lui ralentir le gonflement de son déficit. Au restaurant, il n'était pas rare qu'il invitât les tablées environnantes - surtout lorsqu'il était effrayé par un redressement fiscal - ou qu'il cherchât à monnayer les faveurs des dames pipi. Embrasser sur la bouche, avec la langue, des septuagénaires très laides en goguette dans les bals populaires lui semblait une œuvre charitable, une manière de devoir moral, presque un sacerdoce. Ou alors, dans un élan mystique, il faisait la fortune d'un clochard anonyme parce que l'éthylique s'était adressé à lui, et non à un autre.
En ce temps-là, Horace de Tonnerre s'égarait dans des amours imparfaites, des faux départs qui n'en finissaient pas de mourir lorsqu'il leur arrivait de durer. Son cœur haïssait la fainéantise. Très couru, Horace couchait à guichets fermés, en refusant un monde fou. Sur le carnet de ses nuits figuraient les noms des greluches qu'il était parvenu à caser. Des ingénues hors de prix qui ne l'aimaient que sur facture, des lubriques pleines de pudeurs, un échantillon de sensuelles frigides attrayantes pour un acte, une collection d'amantes photogéniques mais floues à regarder, trop promptement oubliées. Les visages se succédaient si vite qu'il avait à peine le temps de s'assurer que ces peaux avaient bien glissé entre ses mains. Dans tous les registres, Monsieur de Tonnerre se gaspillait. Il se moquait de l'amour, et l'amour le lui rendait bien.
Puis, un jour, à force de ne pas être grand-chose en voulant être beaucoup, de se ruiner avec faste, d'être absurdement généreux, Horace trouva l'événement qu'il cherchait de façon obscure : un accident de voiture qui bloqua sa folie pendant trois mois. Fixé sur un lit de fer, intégralement plâtré, il prit alors une décision, assez brutale pour lui ressembler : sa trajectoire abracadabrante devait s'arrêter net. Fini les cavalcades mexicaines, les filles consommées à la louche, les mensonges talentueux, la ronde des chèques en bois.
Fuyant Paris, Tokyo, New York et toutes les villes où le génie humain se concentre, se confronte et s'avilit, Horace résolut de se replier dans une province où sa médiocrité lui vaudrait un rang qu'il dédaignerait jusqu'à l'écœurement. N'étant pas parvenu à s'inventer le destin signalé que la vie était censée lui réserver, n'étant ni Mozart ni coupable d'une page d'Histoire, il ambitionna de n'être rien, rien qu'un bourgeois d'envergure départementale, un répéteur de bons mots, rubicond de vinasse, hilare à souhait, apte à remplacer ses envies par de molles habitudes. Cet ex-agité forma donc le projet d'éradiquer ses appétits, de devenir moindre après avoir été éminent, de fausser le ressort qui l'avait toujours singularisé. Ah n'être qu'une nullité en action ! Chacun place son idéal là où il peut. Au rebours de tous, Horace se mit à nourrir des espérances d'éteignoir. À ses yeux, un raté n'était pas un loquedu à trogne rouge mais un individu hors série nommé président d'une affaire sinistre ou le récipiendaire immodeste d'une Légion d'honneur usurpée ; et il se voyait bien finir en gloire de sous-préfecture, en canaille honnête, empesé d'importance, figurant parmi la claque des élus du cru. Ah fréquenter des écharpes tricolores, trinquer avec des élites de parade ! Prospérer parmi les obséquieux ! Avancer à reculons !
Dans sa frénésie de renonciation, Horace poussa le plaisir jusqu'à s'interdire de penser par lui-même ; il aurait désormais les a priori obtus d'un milieu - peu lui importait lequel, - les goûts timorés de son épouse, les convictions de ceux qui n'en ont pas, sans oublier les indignations provisoires qui jonchent la presse. Être enfin prévisible ! Sans saveur aucune ! Se reposer dans la petitesse, en compagnie de rampants aisés, entouré d'une clique de résignés, corrupteurs de toute pureté.
Méthodique et pressé, l'excessif coucha avec la femme du ministre de l'Éducation nationale - ultime fantaisie qu'il s'accorda comme on croque un zakouski - et se fit ainsi nommer proviseur à Clermont-Ferrand, par nécessité, ainsi que professeur de philosophie, par goût. Ce choix n'était guère lucratif pour un adepte du déficit, mais il lui conférait assez de respectabilité pour qu'il pût enfin se mépriser absolument. Entrer dans la fonction publique, s'y ensevelir jusqu'au trognon, le fit jubiler. S'affilier à une caisse de retraite le combla. Puis Horace se mit en quête d'une épouse, pas une femme, non, une épouse authentique, de métier, un engin féru de traditions qui s'épanouirait dans un destin matrimonial. Une unijambiste qui, pour aller au bout d'elle-même, aurait besoin de lui comme d'une prothèse, et se délecterait d'un maximum de servitude.
Le choix de Juliette - l'infirmière de l'hôpital - répondait à ses attentes : avide de sujétion, derrière des airs indépendants, cette beauté municipale croyait que la jalousie était la mesure d'une passion. Osait-il s'absenter une soirée ? La rousse de Clermont-Ferrand brûlait aussitôt de mille soupçons, s'armait de reproches et le criblait à son retour d'insinuations. Remarquait-il les battements de cils d'une autre femme ? Dans l'instant, Juliette s'interrogeait sur la pérennité de leur union - trop promptement célébrée, - exténuait Horace de questions qui le contraignaient à certifier son attachement. De cette fièvre chronique naquirent bientôt deux enfants supportables, Achille et Caroline, habitués aux éclats de leur mère. Horace eut alors la faiblesse de se convaincre que la paternité commande de demeurer frileux, voire pusillanime. Et cela l'exalta !
Notre homme réussit donc à enfermer son naturel de furieux dans une cage reposante, fiscalement favorisée : le mariage. Sur cette balance, il regardait peu à peu baisser ses qualités - sa fougue contagieuse, sa capacité d'indignation - et croître ses défauts - son talent d'adaptation, de reptation devant les hiérarchies. Autrefois sans politesse, Horace apprit à respecter des incapacités notoires, à tenir pour droits les manœuvriers à rubans, à tutoyer des notables gavés de jetons de présence. Juliette échangea sa coiffe d'infirmière contre un serre-tête en velours noir. Leur existence tourna à l'écheveau de petitesses, à l'empilement de certitudes bourgeoises. L'appétit de normalité d'Horace était énorme.
Le logement de fonction des Tonnerre, au lycée, devint le dernier asile des cuistres, des tartufes au petit pied et des opportunistes mielleux. Tous ces inutiles qui sont les viscères d'une ville venaient exhiber leurs mines réjouies sous des lustres Napoléon III. Le couple envié n'ameutait dans son salon que des niais titrés, des pharmaciens aux groins fangeux, friands d'affaires ordurières, des notaires craints et tout un troupeau d'oies ; les gens d'esprit n'étaient pas réinvités. Grouper autour de lui un carrousel de sastisfaits et des idées rassurantes enchantait Horace. La totalité des parvenus que lui indiquait le Bottin mondain du Puy-de-Dôme se pressait sur ses sofas. Bien sûr, ce n'était pas lui qui leur tapait dans le dos ; ce n'était que son apparence. S'il leur servait du Champagne, il ne s'offrait pas.
Ses seules activités récréatives étaient de lutiner les épouses de ces réussites régionales, de rendre cocus les arrivés qui triomphaient à Clermont-Ferrand. Chaque coup tiré dédommageait Horace de ses efforts de cabotinage. Sans qu'une rougeur lui monte, il troussait la moitié de ses plus intimes relations, comme le font la plupart des gens vulgaires ; et il ne s'en méprisait que davantage. Au moins cette indignation-là était-elle colossale, infinie même, bref à sa taille. Haïssant sa personne, conspirant contre lui-même, Horace savourait son abaissement, ce ratage qui atteignait au chef-d'œuvre. Sans cesse, en écrivant son journal intime, il se diffamait, se salissait en des termes crapuleux qui eussent fait pâlir des militaires.
Dans cette retraite active, Horace se révéla étonnant, en ce sens qu'il parvint à devenir presque gris, quasiment janséniste, ce qui n'était pas un mince effort pour un homme jadis coloré, tout en débordements. Son ambition à rebours le calmait. Au lieu de se distinguer, il résorbait chaque jour sa singularité, s'efforçait de synthétiser tous les traits des gens ennuyeux. Imbu de sa nouvelle nullité, il se confina de plus en plus dans son métier.
Au lycée, Horace traitait en un style pontifiant des vétilles réglementaires, sévissait contre le personnel gaspilleux, s'acharnait sur les élèves hâbleurs, tançait les esprits libres assez odieux pour lui rappeler sa vraie nature. Seuls les châtrés aux bulletins moyens, les inodores et les somnolents avaient grâce à ses yeux. Chatouilleux, il poursuivait de son ironie les éléments qui se signalaient par des défauts trop éclatants, cassait net les éminents à coups de notes éliminatoires. Les grandes qualités l'exaspéraient. À l'abattoir le talent !
Sa physionomie s'en trouva modifiée, à un degré exceptionnel. Horace briocha un peu, quitta complètement ses mines de matamore, dissipa le débraillé de son apparence pour se raidir dans des attitudes artistement composées. Méticuleux, il remisa ses vestes en cachemire pour s'offrir des complets de tergal, troqua ses chaussettes en fil d'Ecosse contre de la socquette blanche à revers ou à liséré. Tel un anglican amidonné, Horace bridait désormais ses moindres mouvements. Avec passion, il s'appliquait à restreindre sa vie, étranglait sa fantaisie et supprima de son aspect le plus minuscule relief. Lisse comme un con, il était. Le mérite lui en revenait. Quel travail ! Admirable de constance.
Croyant bien faire, Horace faisait mal ; car on n'éteint pas le soleil. Les êtres gigantesques ne peuvent se vaincre eux-mêmes que par l'ambition, pas en asphyxiant leur vitalité. Ce forcené déguisé en assuré social, ce faussaire auvergnat ne pouvait se médiocriser longtemps. Il fallait bien que l'uniforme craque, tôt ou tard.
Mais revenons au mariage... Cette institution, qui, on le sait, déprave les amants en en faisant des époux, eut sur Horace l'effet que l'on peut attendre d'un sédatif. S'il aimait effectivement Juliette - il ne la trompait que dans des proportions raisonnables, - Horace bâillait de l'aimer. Il lui reprochait à présent les qualités matrimoniales, guindées et un peu ternes, qui l'avaient jadis enflammé. Nulle envolée ébouriffante dans leurs étreintes, pourtant pas désagréables. La nuit, leurs caresses, prolixes et proprettes, demeuraient laborieuses ; une rhétorique de canapé, développée sur un ton monocorde. Aucune inspiration, pas un élan, zéro trouvaille ! Et puis cette agaçante jalousie...
Juliette ne se dégageait de ce puéril défaut que dans les rares moments où elle était apaisée de sentir Horace jaloux, à son tour supplicié par le soupçon. Le reste du temps, elle gâtait ses attraits en laissant cette disposition l'envahir. Pourtant, son esprit était supérieur à sa beauté qui n'était pas au-dessous de son rayonnement. En vérité, Juliette était de ces créatures qui, parfois, chutent dans des abîmes de doute sur leur valeur ou leur mérite. Elle inondait alors les autres de ses craintes ; la plus bénigne critique la crucifiait.
On imagine aisément l'effet que produisit sur Juliette la lettre non signée qu'elle reçut un soir d'automne :
Madame,
je n'ai pas voulu que dure plus longtemps mon secret qui, en se perpétuant, pourrait vous laisser croire que j'ai le projet de vous voler votre mari. Depuis un mois, je lui adresse des lettres d'amour anonymes ; car il ne m'est pas possible de laisser mes sentiments au point mort. Aurais-je dû taire mon trouble ? Peut-être, mais il y a, me semble-t-il, de sublimes élans qu'on a le devoir de laisser vivre. L'amour pur n'est pas si fréquent que nous puissions le négliger.
Oui, j'aime votre Horace, autant qu'une femme peut adorer un homme, soyez-en certaine ; mais je l'aime assez pour vous le confier, à vous qui savez le rendre heureux, et qui croyez le bonheur concevable sur la durée d'une vie. Ma passion est si entière, si joyeuse, qu'elle m'autorise à donner sans rien prendre. Je ne suis pas de celles qui se satisferaient de séduire votre mari pour le laisser désemparé. Mes avances - si je les risquais - viendraient troubler sa quiétude. Le prix du renoncement est élevé ; mais celui de son désarroi - s'il vous quittait - le serait plus encore. Je le sais serein à vos côtés. Je ne le veux pas déchiré. Son contentement actuel fait le mien. N'ayez donc pas peur.
Je continuerai à écrire à Horace sans me nommer, à vivre près de lui, à savourer de dormir non loin de ses rêves, sans qu'il puisse jamais m'identifier. Mon regard et mes mots l'accompagneront, dans un retrait constant qui, pour le moment, constitue tout mon bonheur.
Sachez seulement que si votre amour virait à la monotonie, alors je n'aurais de cesse de vous le prendre ; car Horace mérite de vivre un chef-d'œuvre avec une femme, aussi fugitif soit-il. Son âme est faite pour la perfection d'une liaison romanesque, même si elle ne devait durer qu'un jour. Si je le voyais désemparé, ou seulement mécontent de vous, vous trouveriez en moi la plus dure des rivales. Naturellement, ma vigilance ne se terminera qu'avec ma mort, ce qui nous laisse du temps.
Soyez digne de lui, je vous le confie.
Il ne tient qu'à vous de faire durer le rôle que je vous donne.
N. B. Je vous enverrai la copie de toutes les lettres que je lui écrirai, afin de rester irréprochable, transparente, vis-à-vis de vous. Vous trouverez, sous ce pli, les quatre premières qu'il a déjà reçues. Peut-être vous les a-t-il montrées. Tout manquement à l'honnêteté me paraît un crime contre l'amour, ou du moins une faute qui, nécessairement, en annonce d'autres. Mais je veux croire qu'il aura eu la probité de vous les signaler.
Juliette faillit mourir sur place.
Horace ne lui avait pas parlé de ces quatre premières lettres.
Un courant d'air fit claquer une fenêtre. L'une des vitres se brisa sans tomber. Un oiseau se posa et aperçut furtivement Juliette à travers le verre fêlé qui fractionnait son image.
Comment Horace avait-il pu lui dissimuler un événement si contrariant, répété trois autres fois ? Aussitôt, Juliette s'alarma ; car le ton de ce courrier était celui d'une jouisseuse qui connaissait l'art d'agacer les nerfs d'un homme. Horace ne pouvait pas prétendre que ces lettres étaient celles d'un brouillon d'amoureuse.
Juliette ne pensait pas qu'il y eût la moindre honnêteté dans cette déclaration qui présentait toutes les apparences d'une habileté. Affirmer que l'on ne veut rien pour tout obtenir, s'occuper de mériter un homme plutôt que de le croquer, tout cela sentait la manœuvre retorse.
Pourtant, les habiletés de l'Inconnue tenaient à son absence de calcul, d'une sincérité à peine croyable. Son cœur était fait d'une seule coulée. Mais Juliette était de celles qui n'imaginent pas la puissance effrayante de la candeur. Aimer pour aimer, sans avoir le dessein de posséder, était inaccessible à sa jugeote de fille simple élevée dans des idées sans poésie. Quand on lui parlait de sentiments un brin sérieux, elle pensait aussitôt liste de mariage, conseils liturgiques, acte notarié et compte commun. Engoncée dans des rêves exigus, Juliette méconnaissait les sentiments démesurés. Elle ignorait que la pureté est pire que le vice, que l'amour a des excès, des déchaînements incalculables que la haine ne permet pas.
Remuée jusqu'au tréfonds, Juliette s'inquiéta vraiment qu'Horace lui eût caché cette tentative crispante de sabotage de leur famille ; car c'est bien ainsi qu'elle prit cette lettre. Affolée, elle pensa qu'Horace avait dû préférer attendre que l'Inconnue se découvrît pour voir si elle était jolie. C'était donc qu'il y avait en lui suffisamment de disponibilité pour qu'une autre femme pût l'intéresser, un interstice devenu une béance ; cette idée l'anéantit. Ses trente-cinq ans lui semblèrent tout à coup un siècle. Aussitôt Juliette songea à prendre rendez-vous chez son coiffeur pour vérifier sa couleur. Ses mèches rousses - du feu pur - étaient-elles trop dures ?
Un second courant d'air fit à nouveau claquer la fenêtre ; le verre fêlé vola en éclats, sans qu'elle s'en rendît compte.
Relisant la lettre - qui n'était pas manuscrite, - Juliette devina que l'Inconnue était très certainement élève d'une classe préparatoire, de khâgne ou d'hypokhâgne. Son style paraissait trop fignolé pour être celui d'une non-bachelière. Elle eut également la certitude que l'effrontée était pensionnaire à Blaise Pascal puisqu'elle avouait roupiller non loin d'Horace. Ce double constat l'inquiéta (elle pensa à commander une manucure chez sa coiffeuse). Sa rivale évoluait donc autour d'elle, ondoyait peut-être parmi les siens et savait où dénicher son mari. Peut-être était-elle en train de le pister à l'instant même. Les fenêtres des chambres des pensionnaires ouvraient toutes sur l'appartement de fonction du proviseur ; leur vue sur l'intimité de sa famille était plongeante.
Juliette ne se doutait pas que l'Inconnue avait dit vrai, avec trop d'honnêteté pour être crédible. La seule adversaire qu'elle eût à redouter était elle-même. Afin de ne pas transformer cette pensionnaire en rivale déclarée, il suffisait qu'elle cessât d'administrer leur mariage comme une affaire sans risque. Mais qui donc était légitime pour estimer qu'Horace avait ou non son compte de bonheur ? N'était-elle pas la mieux placée ?
Arrivée au terme de cet effrayant courrier, Juliette subit alors un accès de colère, surdosé en fiel. De quel droit cette impudente lui confiait-elleson propre mari ? Comment osait-elle écrire, il ne tient qu'à vous de faire durer le rôle que je vous donne ? Pour qui cette gamine se prenait-elle ? À présent, elle s'octroyait le pouvoir de lui donner son propre rôle ! Tant de suffisance l'acculait à une nervosité qui ne pouvait que la desservir.
Sifflant un scotch, Juliette se cramponna à un fauteuil en se jurant de ne pas tomber dans le piège tendu. En aucun cas elle ne devait se faire le tort d'être querelleuse avec Horace. Elle se promit bien de ne pas évoquer cette correspondance lorsqu'il rentrerait.
Un quart d'heure les séparait encore de cette épreuve.
Pour mieux patienter, Juliette se lança alors dans la lecture des quatre lettres qu'Horace avait déjà reçues et, peu à peu, inaugura de nouveaux sentiments, tous inconfortables. Dans un style direct, sans afféterie, il n'était question que de la beauté flagrante de son mari, des défauts succulents que sa rivale lui trouvait. La gourgandine s'émerveillait de ses faiblesses masculines. Naturellement, l'Inconnue devinait Horace chagriné derrière sa gaieté volontaire, à vif sous sa cuirasse d'ironie. Les salades habituelles, celles qui marchent, qui retiennent depuis toujours l'attention des hommes et des femmes en chasse.
De toute évidence, cette élève n'avait pas pour son mari ce goût frivole, fils de la sensualité et du badinage, que les adolescentes nomment trop vite passion ou amour.Il entrait dans ses sentiments une innocence qui finit par troubler Juliette. Au fil des ans, cette femme trop mariée avait oublié que son cœur, autrefois, avait éprouvé des émotions semblables, belles de simplicité, inflexibles. À présent, son mariage ne nourrissait plus ni son âme ni son corps ; elle s'attardait à cette table desservie, lire ces pages, c'était pour elle rouvrir sa propre mémoire, revisiter une intensité qui l'avait quittée. Juliette s'avoua même que l'Inconnue aimait avec une générosité qui dépassait celle de ses premiers émois, trop teintés d'amour-propre pour être aussi purs.
Alors, Juliette se prit de haine pour cette fille.
Elle se sentait disqualifiée par tant d'élévation, laminée par cette grâce excessive, comme si son pauvre amour, imparfait, humain, trop humain, avait été dévalué par ces lettres abominables de beauté.
Le bruit des pas d'Horace résonna dans le hall ; il venait de rentrer. Sa physionomie était celle d'un homme accablé de pensées, contrarié d'exister.
Juliette était résolue à ne rien dire.