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Malcolm n'était jamais malade. Il n'avait pas mis les pieds dans un hôpital depuis sa naissance. J'avais dû rester allongée cinq mois lors de ma grossesse, dans un hôpital du 14e arrondissement. Cela faisait treize ans, mais en me retrouvant là, aujourd'hui, avec lui, dans cet univers blanc, stérile, inquiétant, tout me revenait. La perfusion que j'avais dans le bras, qui empêchait les contractions, et que je devais garder nuit et jour. À la fin, on me piquait sur le dos de la main, car toutes les autres veines de mes avant-bras avaient lâché. C'était douloureux. J'en avais encore les traces, des petites taches blanchâtres qui ne s'étaient pas effacées avec le temps. Je me suis souvenue des cales au bout du lit pour que j'aie les pieds plus haut que le reste du corps, afin qu'il n'y ait aucun poids sur mon ventre. Pas le droit de me mettre assise, interdiction formelle de me mettre debout. Je me suis souvenue de mes mollets qui avaient fondu comme neige au soleil après cinq mois d'inactivité, de la kiné qui venait me les masser tous les jours, de la difficulté que j'avais eue à remarcher, une fois que Malcolm était venu au monde. Je me suis souvenue de la nourriture fade et tiède, du ballet des infirmières dès six heures du matin, du bassin en forme de poire, en plastique blanc, usé, qu'on me tendait, de la toilette qu'on me faisait d'une façon à la fois amicale et blasée, de ce bébé que je portais auquel je n'osais plus penser, que je n'avais pas nommé, tellement j'avais peur de le perdre. Je me suis souvenue de ce ventre qui poussait, qui poussait, tandis que je devenais de plus en plus pâle, le reste du corps de plus en plus maigre, décharné, mon visage se creusant tandis que le bébé grossissait, pompait tout de moi. Un petit vampire de bébé qui se nourrissait de moi. Et pourtant, quand j'étais arrivée à l'hôpital, cette nuit d'avril, avec le ventre encore plat qui se durcissait, qui se contractait, avec le sang qui coulait d'entre mes jambes, je m'étais dit que je ne le garderais jamais, que c'était fini, que la joie d'être enceinte avait été de courte durée, que c'était si injuste, qu'on ne se remettrait pas de cela. Andrew me tenait la main dans l'ambulance, le visage gris d'angoisse. Aux urgences, on m'avait installée un monitoring sur le ventre, et on nous avait laissés là, Andrew et moi, avec le bruit du cœur de ce bébé, ce bruit qui ressemblait à un cheval au galop, et j'ai pensé que c'était abominable d'entendre le cœur de son bébé qui va mourir, qui va naître trop tôt, et mourir. On avait cherché comment baisser le son sur cette maudite machine, et puis le grand chef était arrivé, suivi de son escorte d'internes, d'externes, d'infirmières, il m'avait examinée, et il nous avait dit : « On va bloquer tout ça, ce bébé, il va rester là où il est, il est beaucoup trop en avance. »
Malcolm. On était tout de suite tombés d'accord sur ce prénom, quand on avait su que c'était un garçon. Mais on avait dû attendre les fameuses trente-deux semaines d'aménorrhée, les fameux sept mois avant de pouvoir reparler de son prénom. Malcolm. On voulait un nom qui se prononce aussi bien en français qu'en anglais. Un nom original, qui sonne bien, un nom pas comme les autres. Ses origines celtiques nous avaient plu. Mes parents avaient été surpris. « Qu'est-ce que c'est que ce prénom ? Vous n'êtes pas sérieux. Vous n'allez pas l'appeler comme ça ! » Tellement anglais. On avait tenu bon. Je ne me lassais pas d'écouter Andrew le répéter : « Mal-cum » impérial, aérien. Mais les Français ne le disaient pas comme il fallait, je l'avais vite compris. Cela donnait « Malle-colme », en prononçant le second « L » et en insistant sur la dernière syllabe.